A l'approche du manoir Corvaillus, Tropius et moi aperçûmes un Bleuseille. Immédiatement je retrouvai le deuxième couplet de la comptine que j'avais tant cherché le jour où j'avais rencontré Corvus à Tanàna Kely, près de Mitka.

Venant de la droite, il répand des mots joyeux
Et de la gauche, des choses détestables
De tous les signaux qui traversent les cieux
Ceux du Bleuseille sont les plus fiables

Lorsque de la terre il nous voit au travail
...


Encore raté, il manquait la fin.
En attendant, l'oiseau était passé à notre droite... mais en nous voyant arriver, il bascula à gauche en quelques battements d'aile. Mieux valait ne pas en tirer de conclusion.

Le voyage avait été long et parsemé d'interminables détours. J'étais rincé, et Palo également. Ses grandes ailes avaient besoin de repos, en particulier au regard du chargement spécial que je lui faisais porter. Cela dit, voler sur d'aussi longues distances lui faisait du bien, cela lui faisait reprendre un peu le soleil. Les Nanab recommençaient à pousser discrètement sur sa gorge.

Le manoir n'était pas difficile à manquer. Des tours hautes et lugubres comme les pics de Sakaï, un jardin dont l'entretien devait sans doute rémunérer quotidiennement des vingtaines de personnes... Je m'attendais à tout moment à voir jaillir le fameux Corvaillus qui ornait les sceaux des courriers de mon employeur. Je guettais la créature sur un étendard, des blasons, ou même en chair et en plumes, toutes serres déployées pour nous accueillir avec la froideur qui caractérisait la noblesse Sakaïenne. Après tout, je n'étais pas un ami de la famille, à leur place je me serais accueilli avec méfiance.

Nous atterrîmes prudemment, bien à l'écart de la porte du château, pour s'assurer d'offenser le moins de monde possible. Comme on vint m'accueillir promptement, je déclinai mon identité en sortant le parchemin que Corvus m'avait fait parvenir en guise de laisser-passer. Mais bientôt, la silhouette de Corvus en personne se profila. Il y avait quelqu'un d'autre avec lui, un visage dans lequel il me sembla déceler un air de famille.

- Sire Eddaryon, fis-je en inclinant subtilement la tête, et en adressant un sourire formel à l'autre personne. Teion Suelo, pour vous servir.

Moyennant rémunération, c'était entendu.
Je me retournai vers Palo, que Corvus connaissait déjà. C'était un peu grâce à lui que j'avais fini par faire sa connaissance. Cette fois-ci, le Tropius était chargé de deux vastes sacs de toile qui avaient largement contribué à rendre le voyage aussi pénible.

- Comme convenu, je ne suis pas venu les mains vides.

Je plongeai mes mains dans le premier sac, et en ressortis une large baie Repoi, et une poignée de Remus juteuses que les secousses du voyage n'avaient malheureusement pas épargné. Heureusement cela n'empêcherait pas d'en faire une pommade efficace ou même une sauce savoureuse, voire de redoutables confitures.

- Une petite sélection de saison du Bois des Croisements. Si vous et vos proches avez effectivement l'habitude d'y faire cueillette, rien de palpitant jusque-là. Mais théoriquement, l'autre sac devrait vous réserver quelques surprises.

Je me permettais d'entrer dans le vif du sujet pour poser le ton, et bien montrer que je n'étais pas là pour boire le thé et brosser des Chaffreux. Les Eddaryons m'avaient fait un contrat, et j'entendais le respecter à la lettre en esquivant toutes les mondanités.
Autant que possible, du reste.

HRP:

NEWS OF THE HARVEST

For she brings us news of the harvest
Of the barley we done called

Corvus vivait ses derniers jours au Manoir Corvaillus : bientôt, le devoir le ferait partir pour Venovos, la capitale kunioise ; pour combien de temps, le sakaien lui-même l’ignorait. Qui le savait ? Contre toute attente, Teion Suelo – le garde forestier que le cavalier avait rencontré à Mido – avait donné réponse à la proposition qu’il lui avait faite près d’un mois plus tôt. C’était inespéré, car malgré les dires d’Ewa Corvus goûtait peu à l’idée de voir sa mère accomplir seule les nombreuses tâches que son métier requérait. Bien qu’elle refusait de l’admettre, un peu d’aide ne lui serait pas de trop et le jeune homme partirait l’esprit plus tranquille en sachant sa mère épaulée, d’une certaine manière.

Corvus connaissait peu Teion, aussi sa confiance envers lui était-elle relativement limitée. Cependant, il avait le sentiment qu’il ne manquerait pas d’être honnête dans ce marché qu’il avait, semblait-il, accepter de passer avec les Corbeaux. La maison d’Eddar n’avait pas besoin de lui faire confiance pour faire affaire avec lui et aussi longtemps que les deux partis étaient satisfaits, leur petite affaire ne manquerait pas de leur être bénéfique, en particulier pour l’homme des bois … car Corvus n’avait pas menti : la maison du Grand Corbeau payait ses dettes, et elle les payait bien ; et si d’aventure Teion venait à tenter de les rouler, il ne manquerait pas de s’en rendre compte.

Lorsque, lourd de leur précieux chargement, le Tropius et son maître se posèrent aux abords du Manoir d’Eddar, Korham le garde-chasse fut le premier à les accueillir et se hâta d’avertir les maîtres des lieux de l’arrivée de ce visiteur attendu, abandonnant un instant le jeune homme et son sauropode volant. Deux yeux, cependant, ne manquèrent pas de les observer : assis sur l’un des murets qui longeaient le chemin principal, un Matoufeu immobile les dévisageait. Seule sa queue se balançait à cadence régulière, tandis que ses yeux jaunes détaillaient ces deux étrangers à l’odeur étrange. Ils n’étaient pas d’ici bien évidemment, et Ronan le savait.

A l’horizon, Corvus et Ewa finirent par apparaître, guidé par Korham. La ressemblance que partageaient la mère et le fils était évidente et même si Teion ne pouvait le deviner, cela allait bien au-delà de leur simple aspect physique. Pour une fois, Corvus avait laissé son armure au profit d’une veste sombre saillante qui le rendait plus austère que jamais.

« — Laissez-moi vous souhaiter la bienvenue à Sakai. J’espère que vous avez fait bon voyage et que la route n’a pas été trop … périlleuse en ces temps quelques peu troublés » déclara Corvus. De belles paroles, de jolis mots encore et toujours. Plus que les autres nations, Sakai se démarquait par la dangerosité relative de ses terres et en digne sakaien qu’il était, Corvus le savait bien « Je vous présente Ewa de la maison Sylpha, ma mère. C’est avec elle que vous aurez le plus à faire, sans doute » affirma le jeune homme.

Non sans avoir avant offert un sourire à Teion en guise de salutation, Ewa avait fait un pas prudent vers le grand Tropius. D’un regard presque admiratif, elle observa le sauropode et s’osa même à tendre une main dans sa direction. Peut-être accepterait-il de lui-même un contact ? Ewa était douce et respectueuse et laissa au pokémon l’occasion de faire son choix. Finalement, elle se tourna vers Teion.

« — Corvus m’a parlé de vous en des termes élogieux, Teion » déclara-t-elle en détachant son regard du Tropius « Surtout, ne laissez pas cet endroit vous impressionner d’une quelconque manière. L’austérité fait partie de nos mœurs mais, je vous assure : nous sommes heureux de vous accueillir » affirma-t-elle avec un sourire.

Elle jeta un regard en direction de Corvus. Au premier abord, son fil n’était pas ce qu’on appelait quelqu’un d’accueillant. En vérité, rien ne l’était vraiment ici, mais Ewa s’y était habitué depuis longtemps maintenant. Avec le temps, le Manoir Corvaillus finissait par dévoiler ses charmes, pour peu que l’on prenne le temps d’y faire attention, et il en allait de même pour ses habitants. S’approchant de nouveau du Tropius, la guérisseuse avisa négligemment l’un des sacs accrochés sur son harnais, attrapa une baie oran qu’elle porta à sa bouche. La saveur qui s’en échappait lui laissa un sourire sur le coin des lèvres et sans attendre, elle manda au garde-chasse de décharger l’imposante créature. Heureusement pour lui, Korham n’était pas trouillard.

« — Vous ne vérifiez pas ? » lui demanda Corvus, un peu étonné.

« — Je lui fais confiance » lui répondit simplement Ewa en lui offrant un sourire « Nous rouler n’est pas dans son intérêt et, de toute manière, je m’en rendrais compte bien assez tôt » déclara-t-elle.

Corvus se garda bien de remettre en cause son jugement. Venant en aide à Korham, le soldat attrapa le second sac, libérant enfin le Tropius de sa lourde cargaison. Le sac pesait son poids mais le sakaien avait connu pire. Son père, Assam, n’aurait pas manqué de hurler en le voyant ainsi aider le domestique, mais fort heureusement pour tout le monde Assam de la maison d’Eddar n’était pas là en ce jour. Une aubaine, assurément, car si Teion trouvait Corvus désagréable, le jeune homme était un enfant de cœur comparé à son père.

Loin de s’inquiéter à l’idée de se retrouver seule avec cet étranger, Ewa se tourna vers garde-forestier. Etait-elle vraiment seule ? Non, bien sûre que non. Le Matoufeu était toujours là et dardait son regard sur Teion, scrutait chacun de ses faits et gestes.

« — Venez à l’intérieur, Teion. Le voyage a dû vous fatiguer, laissez-nous vous offrir un peu de répit avant de reprendre la route » lui proposa-t-elle. Une invitation de Lady Sylpha se refusait-elle ? Pas vraiment à vrai dire. Tandis qu’elle prenait, déjà, le chemin vers l’intérieur, elle jeta un regard curieux vers le garde forestier « Je suis curieuse : comment avez-vous connus Corvus déjà ? » lui demanda-t-elle tandis qu’ils cheminaient vers le château.

De loin, le Matoufeu les suivait. Naïf était celui qui croyaient pouvoir cheminer au Manoir d’Eddar sans être épier.

HRP:

HRP:

Mes attentes s'effondrèrent, les tentacules de la mondanité se refermèrent sur moi en un temps record.

D'abord, Corvus et son accueil aussi peu authentiques que le regard d'un Mysdibule. Si j'avais fait bonne route? Souhaitait-il vraiment le savoir, ou voulait-il juste être le garçon bien élevé que sa mère attendait de lui? J'aurais pu tomber sur une meute de Scharinos en chaleur aux pics, ou m'embourber jusqu'à la nuque aux marais, il s'en serait cogné la couenne. Lui répondre eût été superflu.

Ensuite Ewa, sa mère. Elle était pire que lui. Confiance en moi? Des clous, oui! Ses phrases étaient si sucrées et ses manières si soignées que je dus redoubler de sang froid pour retenir ma pulsion de lui rentrer dedans pour faire tomber les masques. J'aurais par exemple pu retrousser mes manches et demander "on commence quand?". Par bon sens, et peut-être aussi par instinct de survie, je parvins à ravaler ma hâte.

Et enfin, une silhouette immobile. Un félin, silencieux comme une ombre, qui puait la méfiance et la fausseté. Il avait beau être, avec le garde-chasse, le seul à ne pas faire semblant d'avoir de l'estime pour moi, je me serais bien passé de l'avoir dans les jambes.

Lorsque Ewa s'approcha de Palo pour le toucher, le large animal se laissa faire, sans lui rendre son attention. Après tout ce voyage, ce n'était pas la peine d'espérer le moindre signe d'affection s'il n'y avait pas une baie Nanab à avaler! Malgré la longueur de son cou, il n'était pas suffisamment contorsionniste pour plonger sa gueule dans les sacs qui pendaient à son harnais, d'autant plus qu'on était en train de l'en délester. Le fait de voir Corvus le faire en personne me procura d'ailleurs une petite satisfaction malsaine. Je donnai les fruits que j'avais extraits du sac en pâture à Palo, avant de lui gratter le cou et de le rappeler dans sa sphère.

Résigné à perdre mon temps d'une manière ou d'une autre, je suivis la maîtresse de maison qui m'emmenait droit vers la demeure ancestrale, accueillant sa compassion d'une oreille distraite. Après avoir franchi les innombrables escaliers extérieurs, je me retournai une dernière fois vers ce jardin si parfait et sa symétrie écœurante. Existait-il un arbuste assez mauvais pour qu'on s'obstine à le tailler en forme de losange, de spirale ou de n'importe quelle autre fantaisie humaine? Une chance que je ne sois pas passé trop près des cyprès, même bien entretenus ils n'étaient pas à leur place ici: leur appel à l'aide m'eût déchiré, et j’eus été bien incapable d'y répondre quoi que ce soit.

Au lieu de ça, j'avais seulement à raconter un souvenir de vacance à dame Sylpha.

- Près de Mitka, lors d'un banquet à ciel ouvert dans une bourgade côtière. A vrai dire c'est Tropius qui l'a rencontré avant moi, sans mon intervention cette espèce de gros pâté vert aurait renversé l'honorable sire dont votre fils avait la charge.

Mieux valait rester prudent et ne pas donner trop de détails sur ma vision des choses si je ne voulais pas que cela me retombe sur la figure, Abraxas et Ewa se connaissaient peut-être plus que je ne le redoutais. Je continuais alors que nous nous apprêtions à enfin pénétrer pour de bon dans le château.

- Cependant c'est sur le sable que nous avons réellement fait connaissance. Par l'entremise d'un vieil air que je me suis pris à chanter par mégarde. D'après ce que l'employeur de votre fils a raconté, j'ai cru comprendre qu'un certain Eddar l'aurait écrite? Vous la connaissez peut-être aussi. Une comptine un peu étrange, où il est question d'un...

Nous entrâmes.

- ... d'un certain oiseau de noir vêtu.

Et ils étaient finalement là, ces Corvaillus. Hautes comme des Ursaring, des statues à leur effigie gardaient les marches d'un escalier de pierre démesurément vaste, à l'image de tout l'intérieur. Comme des flammes crépitaient à notre droite, je m'attendais à voir surgir un dragon ou un Flambusard d'un moment à l'autre pour m'inspecter comme le Matoufeu de tantôt. De toute évidence, les proportions du lieu me mettaient mal à l'aise. Par Groudon, quel fardeau assez honteux l'architecte de ces lieux pouvait-il porter pour vouloir compenser avec une si vaine, si dispensable grandeur?

- Voilà qui invite à se sentir petit. L'effet escompté, je présume.

Ma voix me sembla sonner comme dans une cathédrale, mais bientôt des pas résonnèrent bien plus fort dans ce hall gigantesque. Mon hôte était de retour, et à en juger par sa démarche Corvus ne respirait pas l'enthousiasme. Euphémisme. Mais litote aussi.
Avait-il eu un problème avec le panier? Dans le doute, je décidai de jouer la carte de l'humour.

- Sire Corvus? Qu'est-ce qu'il y a, elles ne vous plaisent pas mes petites Stekpa? A vous voir on dirait que l'une d'entre elles vous a sauté à la figure.

Je n'étais pas si loin du compte.

HRP:

NEWS OF THE HARVEST

For she brings us news of the harvest
Of the barley we done called

Tandis qu’ils entraient dans ce manoir qui avait abrité tant de générations avec la leur, le rire léger et cristallin d’Ewa s’éleva dans le grand hall. Les mots du jeune homme en étaient la cause. Loin de se moquer de lui, ce qu’il affirmait l’amusait, tout simplement. Ewa se souvenait bien du petit séjour que Corvus avait fait à Mido et plus spécifiquement cette histoire sur les plages de Mitka. La guérisseuse n’avait pas manqué d’en entendre parler et pour cause : Corvus avait dû se coltiner Abraxas Dyaga tout le long du séjour et à son retour, le soldat avait juré de ne plus jamais laisser cela arriver ; aujourd’hui encore, ce souvenir rendait le jeune homme bougon. Elle connaissait aussi cette comptine à laquelle Teion faisait référence, mais de là à dire qu’Eddar lui-même l’avait écrite ? Non, c’était absurde … malgré tout ce que les Eddaryon voulaient faire croire, le monde ne tournait pas autour d’eux. Eddar n’était pas exactement le genre d’homme à écrire des chansons … le midoyen savait-il simplement qui c’était ? Sans doute pas non, autrement il n’aurait pas manqué lui-même d’en rire.

« — Pardonnez-moi, Teion. Je pensais y être habituée depuis le temps mais … les fantasmes qui circulent sur cette maison ne cesseront jamais de me faire rire, j’en ai bien peur » déclara-t-elle « Eddar n’a pas écrit cette comptine » assura la guérisseuse « Eddar a fait bien des choses, mais écrire des chansons n’en fait pas partie. C’est Abraxas qui vous a dit ça ? Vous ne devriez pas croire toutes ses paroles. Ses mots sont toujours chargés d’un fond de vérité, mais il divague aussi souvent, un peu trop pour son propre bien. D’aucuns disent que c’est ce qui fait son charme » affirma-t-elle.

Ewa ne partageait pas l’aversion que Corvus pouvait avoir envers Abraxas. A sa manière, l’extravagant noble ajoutait de la fraicheur dans ce milieu ô combien rigide. Ewa l’acceptait comme il était, tout en sachant qu’il était loin, bien loin d’être aussi stupide qu’il voulait le faire croire. Comme tous les alliés de la maison d’Eddar, Lord Dyaga cachait bien son jeu.

En pénétrant dans le grand hall, Ewa ne manqua pas de remarquer le coup d’œil que Teion jeta tout autour de lui. La démesure du manoir suscitait toujours la stupéfaction chez ses visiteurs … parmi bien d’autres choses.

« — On finit par s’y habituer, avec le temps » assura la guérisseuse en réponses aux paroles du jeune homme à ce sujet « La folie des grandeurs a toujours caractérisé la noble et très ancienne lignée d’Eddar. Voyez cela comme un lointain vestige d’une époque passée » déclara Ewa en offrant un regard entendu au garde forestier.

Elle avait, sur le coin des lèvres, un sourire qui en disait long concernant son avis sur la question. Teion n’était pas le seul à trouver tout ça ridicule. Elle aussi avait été de son avis jadis, pourtant Ewa avait appris à respecter l’histoire et les traditions de ceux de la maison d’Eddar, et cela n’avait rien à voir avec l’affiliation qu’elle avait avec eux depuis qu’elle avait épousé Assam, le père de Corvus. Cette folie des grandeurs était-elle vraiment passée ? Si Assam gardait au fond de lui cette nostalgie des jours anciens et refusait de les voir s’éteindre, Ewa savait que Corvus était différent, au grand désarrois de son père. La guérisseuse ne s’y attarda cependant pas, consciente que cela n’intéressait guère le jeune homme. Il était certainement trop poli pour le dire, mais elle percevait le malaise du garçon à l’idée d’être ici, ainsi que le déplaisir et cette sorte de dégoût que cet endroit suscitait chez lui. Sans s’en offusquer, Ewa l’acceptait et le comprenait. Comment lui en vouloir ? Cette sphère n’était pas la sienne et, manque de chance pour lui, sa route avait croisé celle de la famille la plus orgueilleuse de tout Sakai. Teion n’était pas à sa place ici et ne voulait pas en faire partie, et Ewa comptait bien respecter son choix en rendant son séjour ici le plus court possible.

Elle s’apprêtait à lui proposer de s’assoir le temps que Corvus revienne lorsque, soudainement, Salava fit irruption dans le grand hall. La Tritox précédait souvent l’arrivée de son maître et cette fois-ci ne fit pas exception à la règle. Elle venait d’une autre aile du manoir et d’un bond, elle se hissa sur la table comme une malfrat. Pendant un instant, elle fixa de ses yeux reptiliens le garde forestier, le targua du regard … qui était cet étranger qui osait pénétrer son repère ? Les pas de Corvus résonnèrent finalement dans la gigantesque salle ; d’un air décidé, il rejoignit sa mère et le midoyen. Eternel rabat-joie qu’il était, le trait d’humour de Teion ne lui arracha pas même un sourire.

« — Les Stekpas sont très impressionnantes et je n’aurai pas la malveillance de m’offenser de la présence des Tamatos » lui répondit Corvus en s’approchant. Est-ce qu’il plaisantait ? Le sakaien laissait volontairement le doute planer « En revanche, vous n’aviez pas menti pour les surprises » déclara-t-il, presque mystérieux.

Il déposa devant Teion une bourse en cuir largement remplie. Les écus qu’elle contenait s’entrechoquèrent un instant, et ce son si particulier résonna dans le hall … puis, de la même manière, il posa sur la table un œuf de pokémon, encore taché de jus de baie.

Corvus ne partageait pas la confiance de sa mère. Au-delà de la qualité, le suspicieux sakaien ne laissait rien au hasard. Après tout, ce garçon aurait très bien pu cacher dans les sacs un pokémon malveillant ou un objet compromettant, aussi Corvus avait-il vérifier le contenu des paniers apportés par le midoyen et, dissimulé parmi les baies, y avait trouvé cet œuf. Cela faisait-il partie des surprises annoncées par le jeune homme ? Corvus n’en savait rien. Le soldat partit s’assoir face à Teion, de l’autre côté de la table tandis que, déjà, Salava inspectait l’œuf aux mille et une odeurs. En guise d’avertissement, Corvus fut tenté l’espace d’un instant de poser sa dague sur la table … le midoyen avait-il tenté de les piéger ? Etait-ce un test ? Sans être paranoïaque, Corvus restait prudent. Il avait tiré des leçons de l’arrivée inopinée de Ronan dans le manoir et le sakaien ne comptait pas faire cette erreur deux fois.

Le soldat raffermit sa position sur sa chaise, observant la réaction de Teion. Peut-être avait-il une explication tout à fait rationnelle, peut-être était-ce un accident. Corvus était curieux de savoir et bien qu’Assam lui n’aurait pas manqué de le faire, le jeune homme tentait de ne pas se montrer agressif.

« — Je ne sais pas comment vous appelez cela à Mido, mais ici à Sakai ceci n’est pas une baie » affirma finalement Corvus en désignant l’œuf.

Il le charriait un peu, et cette fois le soldat ne s’en cacha pas. Dans le fond cependant, Corvus n’en demeurait pas moins méfiant. Il n’était pas encore certain de pouvoir lui faire confiance, mais l’aura verte qui l’enserrait jouait en sa faveur … un homme que le destin avait pourvu de la magie des plantes ne pouvait pas être mauvais, n’est-ce pas ?

HRP:

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Chaque fois que le nom d'Eddar était prononcé, j'avais l'impression qu'il était question d'un demi-dieu dont je mécomprennais la renommée. Aurais-je dû deviner que c'était à lui que l'on devait l'existence de ce gigantesque et sinistre château? Et quand bien même, pourquoi n'aurait-il pas eu le droit d'écrire de comptine? A mon humble connaissance, aucun homme, le plus sage comme le plus vil, n'en était dispensé. Enfin.

En lieu et place du Flambusard ou du dragon auquel je m'étais préparé sans vraiment m'y attendre, j'eus droit à un reptile surgi de la pénombre, sombre et méfiant à l'image de Corvus. C'était peut-être la créature la plus authentique que j'avais rencontrée jusque là, en ce qu'elle ne cachait pas son aversion ou son désir de m'avaler tout cru. De mon côté, mes réflexes de défense prirent le dessus, et mes doigts se refermèrent très mécaniquement sur mes Captis Ball...

- Arrière.

Un coup de draco-marteau de Noadkoko sur la gueule de ce lézard lui ôterait peut-être l'envie de se frotter aux prochains visiteurs comme il venait de le faire.

Heureusement pour lui, ainsi que pour la table qui n'y aurait probablement pas survécu - et moi non plus moi par extension - je me trompai de sphère, et au lieu de Smaragdin ce fut la douce Agapanthe qui jaillit du vide. La petite Araqua se retrouva sur la table, sans autre volonté que celle d'apaiser la tourmente de ce malheureux Tritox. Pour ce faire, elle ne trouva pas mieux que sa méthode habituelle, et lui souffla de petites bulles inoffensives à la figure. Je voulus lui dire de ne pas se prendre d'affection pour cette sale bête, mais comme il n'était pas souhaitable que la situation ne dégénère davantage, je restai impuissant face à ce spectacle si attendrissant et déplorable à la fois.

Le Tritox n'était que l'annonciateur de Corvus, dont le vrai visage commençait à se révéler à son tour. Comme Ewa avait redoublé d'efforts pour me faire avaler qu'elle compatissait à mon inconfort face aux dimensions absurdes de l'intérieur du manoir et que je commençais presque à la croire sincère - naïf garçon que j'étais! -, il m'avait semblé entrevoir le sien également. Au final, les masques n'avaient pas fait long feu. Ou peut-être en avais-je surestimé l'importance. Il n'y avait pas à s'en étonner: j'étais censé connaître les états d'âmes des arbres, pas ceux des humains, et encore moins des nobles dont j'ignorais les réels objectifs.

Lorsqu'il posa l'oeuf, je mis quelques temps à réaliser que c'en était un, trop absorbé par le volume de la bourse. Je ne leur fis pas l'affront de l'ouvrir pour en examiner le contenu comme le cavalier l'avait manifestement fait avec les paniers, même si j'aurais pu en avoir l'audace: il était temps de réinjecter un peu de confiance dans notre dynamique.

Point de vue confiance, nous partions pourtant de très loin. Je n'avais jamais vu cet oeuf. On sembla hélas me repprocher le contraire.

- Juste une minute, leur demandai-je en fourrant le bras dans mon sac pour vérifier que ce n'était pas mon propre oeuf qui aurait changé de place par mégarde, à savoir celui que j'avais ramassé à Ran et pensais devoir restituer à Dessie.

Raté. Je sentis la texture de sa coquille du bout des doigts au fond de mon bagage. Je devais m'y résoudre: je n'avais pas la moindre explication à leur apporter. Et j'en étais le premier gêné.

- Pour tout vous dire, à Mido on appelle ça une mauvaise blague. Je ne sais pas d'où sort cette chose. Si vous l'avez trouvé dans un des paniers, vous pouvez être certain que ce n'est pas moi qui l'y ai déposé.

Je posai l'index sur sa coquille, pour porter à mes lèvres le jus de baie qui coulait encore dessus. Mon allergie aux Stekpa se manifesta subtilement, sous la forme d'un léger picotement à la langue.

- Et si vous l'avez trouvé au milieu des Stekpa et des Tamato, alors cela signifie qu'on l'a a glissé dans ce même panier avant mon départ du Bois des Croisements, car il est resté fermé pendant tout le trajet.

J'avais voulu préserver les baies rares de la convoitise des pokémons chapardeurs à travers le continent, mais il semblait que le plus sournois de tous avait été du voyage depuis le début. Quel créature grandissait dans cet œuf? Cela pouvait être n'importe quoi.

Toutefois, les écus d'argent étaient déjà sur la table, et je ne pouvais pas les contenter d'un haussement d'épaules. J'étais responsable de ma marchandise, il m'appartenait de rattraper le coup:

- Eh bien. En attendant considérez cela comme un cadeau de la maison. Si ce n'est pas une baie, cela n'en restera pas moins un être vivant sans défense lorsqu'il éclora. Vous pourrez alors soit le donner à votre cuisinier ou à votre... aimable lézard qui devraient tous les deux savoir quoi en faire, soit le prendre en charge et ajouter un petit supplément de vie et de couleur dans votre foyer.

Pas que le manoir Corvaillus manquât de vie ni de couleur, je ne me serais pas permis... Pas plus que je ne l'aurais fait en leur proposant une abondance de Tamatos. Si?

Espérant que cela suffirait à clore l'incident, je finis par attraper la bourse pour la joindre à mes affaires en leur adressant un remerciement furtif de la tête, avant de m'asseoir à mon tour près de la table. Araqua me rejoignit et voulut me gratter la joue de sa petite patte verte, mais j'arrêtai son geste et l'invitai à descendre de la table pour aller se promener ailleurs. Des créatures comme le Tritox pourraient lui vouloir du mal, mais je ne me faisais aucun soucis pour Agapanthe: sous sa bulle de tendresse, elle était plus redoutable qu'elle en avait l'air.

- Dame Sylpha, sire Eddaryon, je vous présente mes plus plates excuses pour ce désagrément. J'espère que cela ne bousculera pas trop notre emploi du temps.

Une façon de les inviter à enchaîner vers la suite du programme. S'il y avait des baies à cueillir, à cuisiner ou quoi que ce soit d'autre à faire que de rester là à échanger des paroles creuses, j'étais partant.

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NEWS OF THE HARVEST

For she brings us news of the harvest
Of the barley we done called

De toutes les créatures qui vivaient au Manoir d’Eddar, Salava en était la plus honnête, ou presque. En cela, elle concurrençait presque le maître des lieux, car elle avait un avantage que son homologue humain n’avait pas : la Tritox se fichait bien des codes de bienséance et plus encore des convenances que s’imposaient les humains. Lorsqu’elle n’aimait pas quelqu’un ou qu’elle s’en méfiait, elle ne le cachait pas et la Tritox ne comptait pas faire une exception pour cet étranger tout droit sorti de la Grande Forêt.

Dire qu’elle n’aimait pas Teion était exagéré. Un peu. Salava était simplement interloquée de voir que ses maîtres avaient laissé un étranger entrer dans ce vaste manoir et à l’instar de Corvus, la Tritox était méfiante ; mieux encore, elle avait ce genre d’instinct qui, dès le départ, ne la trompait pas. L’arrivée de l’araignée d’eau lui fit avoir un mouvement de recul, plus par surprise que par réelle peur. De la même manière qu’elle avait fixé Teion, elle scruta le pokémon nouvellement venu. Avant même qu’elle n’ait le temps de gronder, l’Araqua la gratifia d’un nuage léger de bulles qui la fit s’ébrouer. Salava se recula afin d’y échapper, non sans jeter un regard noir en direction de l’araignée. Se laisser amadouer, elle ? Que nenni, mais cela lui servit de leçon, car déjà elle rejoignait Corvus, abandonnant Teion et son étrange insecte.

Silencieux, Corvus écouta les explications de Teion. Quand bien même la présence de l’œuf était-elle voulue, le sakaien n’avait pas la naïveté de croire que le garde forestier le le lui dirait. Après tout, Corvus ne s’imaginait pas une seule seconde que le midoyen lui avouerait l’échec de son plan, si plan il y avait. Le jeune homme, cependant, avait le sentiment que Teion ne lui mentait pas. Pourquoi l’aurait-il fait ? A moins d’être à la solde d’un tiers inconnu – Bresingra – le jeune homme avait tout de même peu de raison de chercher à faire des Eddaryon ses ennemis. Lorsqu’il eut terminé, un silence s’empara un instant du grand hall. Garder l’œuf, vraiment ? Corvus jeta un coup d’œil vers Salava … il ne doutait pas un seul instant de la voir l’avaler si d’aventure le jeune homme lui en laissait l’occasion, et elle n’était pas la seule.

« — Ton père va être ravi, Corvus » déclara finalement Ewa en fixant l’œuf, non sans une pointe d’ironie dans la voix.

Assam allait être furieux. Le maître des lieux n’avait toujours pas pardonné l’arrivée du sournois Ronan entre ses murs et l’optique de voir une nouvelle créature gonfler les rangs des indésirables n’allait certainement pas lui plaire. Qu’est-ce qui plaisait à Assam de toute manière ? Pas grand-chose en réalité.

« — Donnons-le aux cuisiniers tout de suite, ainsi il n’en saura rien » lui répondit Corvus. Presque soudainement, Ewa posa sur lui un regard effaré, stupéfait. Il ne pouvait pas être sérieux quand même ? « Je plaisante » ajouta finalement le soldat en se rendant compte que sa mère ne le suivait pas « Je l’emmènerai avec moi à Kuni, cela réglera le problème » déclara-t-il. Si d’aventure l’œuf ne finissait pas dans le ventre de Ronan d’ici là. Corvus n’avait toujours pas digéré la disparition des Minisanges, contrairement au Zorua. Le soldat reporta son attention vers Teion « Le Bois des Croisements, vous dites ? Vous avez une idée de ce qui pourrait en sortir ? » lui demanda-t-il.

Corvus n’était pas du genre à aimer les surprises, et plus encore les mauvaises. Si son cœur bien malgré lui tendre se refusait à mettre un terme à l’existence de cette chose qui dormait à l’abri dans sa coquille, Corvus restait terre à terre. Qui sait ce qui se cachait dans cet œuf ? Un turbulent Capumain ? Un gigantesque Tropius ? Un homme plus raisonnable que lui n’aurait pas manqué de rendre l’œuf au midoyen, pourtant le soldat s’était pris de curiosité. Si le destin avait mis cet œuf sur sa route, n’y avait-il pas une raison ?

Finalement, Teion s’excusa de cet inopiné détail et Corvus perçut son sous-entendu. Le garde forestier n’était pas là pour faire la discussion et loin de s’en offusquer, le sakaien le comprenait aisément. Bien qu’appartenant à des sphères différentes – et aux yeux de certains inégales – Corvus n’avait pas la prétention de se croire supérieur à lui. Ils étaient égaux. Différents, mais égaux.

« — Allons Teion, gardez les sire pour mon père si d’aventure vous le rencontrez un jour. Vous en aurez besoin plus qu’avec moi » affirma le soldat. Sans attendre davantage, Corvus entra dans le vif du sujet « Une livraison comme celle que vous venez de nous faire vous semble-t-il possible tous les mois ? En fonction de ce que les saisons offrent, cela va de soit » ajouta le sakaien « J’aimerai également abuser d’un peu de votre temps, si vous le permettez. J’ai cru comprendre que vous étiez arboriculteur. Nous avons un verger, de l’autre côté des jardins, qui peine à se remettre de l’hiver. Peut-être pourriez-vous y jeter un regard expert ? » lui demanda Corvus.

Autant en profiter, puisqu’il était là.

Gif Time 1.2:

Une partie de moi était presque déçue de ne pas avoir le plaisir de rencontrer le père de famille ce jour-là. Au-delà de l'énergie terne qui imprégnait le manoir, son ombre semblait planer sur chaque aspect de l'existence de sa femme et son fils, et portrait qu'ils dressaient de lui était celui d'un homme respecté. Quant à savoir s'il était respectable, je laissais à mes hôtes le bénéfice du doute, mais je craignais surtout que le bonhomme fût à l'image de son ancêtre: trop sérieux et coincé pour être vraiment crédible.

Lorsque Corvus me questionna sur le contenu de l'oeuf, je lui avouai mon ignorance sur la question. Mais puisqu'il m'invita à économiser mes formules de politesse pour son père, j'y perçus un touchant aveu sur lequel je ne pus m'empêcher de rebondir.

- A la bonne heure, Corvus! On ne m'y reprendra plus. A force d'utiliser des mots si propres, l'homme de la terre que je suis allait finir par se décaper la langue. Quant à votre père, s'il s'avère aussi attaché aux rapports de domination que vous le laissez entendre, ne vous en faites pas pour lui: si quelque chose finit par sortir de cette coquille et que cela vient effectivement du Bois des Croisements, il y a de grandes chances pour que ce soit une créature rampante.

Quoi de mieux qu'un Cheniti ou une Larveyette se tortillant misérablement au sol pour satisfaire un besoin de grandeur et brosser l'égo de son paternel dans le sens du poil? Mais je le laissai déduire cette partie-là tout seul, après tout le ténébreux jeune homme semblait habile avec l'art du sous-entendu.

Cette histoire d'oeuf ne remettait pas en question mon contrat: on évoqua le renouvellement d'une livraison. La décharge de dopmaine fit son effet, et je fus d'abord sédui par l'offre... Mais le fond de l'affaire, c'était que dédier de façon périodique une part non négligeable des fruits de la forêt à une famille richissime plutôt qu'à une population midoyenne qui en avait réellement besoin, cela me posait un cas de conscience. Car après tout, qu'allais-je bien pouvoir faire avec tout cet argent? Rien qu'avec cette unique bourse, j'avais de quoi voir venir pour les dépenses des deux saisons à venir.

Pour l'heure il était hors de question de se fermer des portes. Avant de juger les Eddaryons, il était de bon ton de voir ce qu'ils feraient de ces fameuses baies. S'ils en avaient un usage responsable, respectueux et aussi délicat sur le plan culinaire que leur rang l'exigeait, ce serait un début. Mais il fallait aller plus loin que la question de la consommation: me demander de les fournir constamment revenait à une forme d'assistanat que l'on pouvait pardonner aux plus précaires, pas à une famille capable d'entretenir un jardin aussi luxueux que le leur.

Un verger familial fut mentionné. C'était l'occasion de voir ce que les Eddaryons avaient vraiment dans les tripes.

- Une livraison régulière? C'est jouable, répondis-je en me levant avec un air songeur. Peut-être pas mensuelle, il faudra en rediscuter. En attendant je serais ravi et surtout très curieux de voir la couleur de ce verger, par où peut-on y accéder?

J'avais posé la question avec suffisamment d'enthousiasme pour qu'ils comprennent qu'il était pour moi hors de question d'accorder mon attention à quoi que ce soit d'autre avant d'avoir vu l'allure de leurs arbres fruitiers.
Agapanthe, qui me sentit prêt à partir, cessa de vagabonder dans cet immense espace intérieur et se rapprocha de moi pour me suivre, tandis que de mon côté je me préparai à suivre Corvus et Ewa, ou à me jeter la tête la première dans la direction qu'ils m'indiqueraient. Vu l'allure artificielle du jardin, je ne savais trop à quoi m'attendre. Mais s'il fallait être déçu, encore une fois, je souhaitais l'être le plus tôt possible.

Je n'avais pas été présenté à Ronan. Le lézard de l'enfer, peut-être? Probablement pas, à en juger la manière dont Corvus refusa la suite de ma visite guidée au Tritox - ou à la Tritox, pour son plus grand bonheur futur? Quant à moi, je m'étais attendu à un passage secret ou un couloir caché derrière les escaliers qui aurait mené directement au verger de l'autre côté du manoir, mais il fallait croire que je n'étais pas encore assez proche de la famille pour goûter à ces attractions-là.

Contourner le château m'obligea à affronter à nouveau l'affreuse propreté des jardins, mais je sus profiter de cet intermède pour réfléchir à ce qui venait d'être discuté juste avant. Si l'usage des baies était bien pharmaceutique avant toute chose, comme me l'avait d'ailleurs expliqué monsieur Corbusse à notre rencontre dans le Sud-Ouest - si jeune et déjà la mémoire si courte! -, alors je n'avais pas à m'inquiéter d'une mauvaise gestion de mes stocks, car ni la quantité ni la fraîcheur ne seraient de mise dans les prochains colis: seule la qualité importerait, et c'était là l'essentiel. A ce titre, dans certains cas les baies pouvaient presque être livrées séchées, en purée ou conditionnées d'une façon ou d'une autre sans rien perdre de leurs vertus tout en résistant au temps et aux secousses du voyage. Peut-être même ne serais-je pas obligé de me déplacer en personne, un ou deux Békipans pouvant sans mal s'encombrer du chargement. Les modalités restaient à négocier.

Le changement de décor balaya de ma tête ces préoccupations bassement matérielles. Car derrière le manoir, il semblait que les Eddaryons avaient caché un peu de bon sens.

Certes, le Bois de Pan était en proie à une étrange faiblesse, mais j'y retrouvais le chaos naturel qui manquait cruellement aux jardins. A l'instar de son fils, les mots d'Ewa résonnèrent en moi comme dans un Eoko: face à cette oasis de bois et de chlorophylle, nous ne pouvions que nous incliner et reconnaître notre insignifiance. De toute évidence, mes deux accompagnateurs n'avaient pas besoin de moi pour ça, mon rôle ici était purement technique.

Entre les haies, les perchoirs, les murets de pierre ça et là, il fallait reconnaître que cet espace avait été pensé pour être un lieu de vie au sens écologique du terme. Même si les pollinisateurs n'abondaient pas ce jour-là, le terrain était propice à l'occupation d'une grande diversité équilibrée d'espèces de toutes les tailles: les nuisibles et les ravageurs devaient y avoir la vie dure, et c'était tant mieux pour les arbres. Mais au-delà de cette première impression, il y avait tout de même des choses à dire.

- Il ne sera là après vous que s'il résiste aux révolutions à venir. N'en déplaise à vos érudits locaux, je ne crois pas les hommes assez sages pour apprendre de leurs plus folles erreurs... Mais dans un premier temps, la protection de ce bel espace vous revient.
Voyons ce que ces arbres ont dans l'aubier.

Je m'approchai du plus proche d'entre eux. Avant même d'avoir ses branches à portée de regard, je pouvais deviner une partie du problème. Le feu qui avait autrefois ravagé les lieux avait probablement eu un effet bénéfique: il n'avait laissé qu'une partie des arbres en vie. Les autres avaient dû être arrachés, ce qui laissait entre les survivants un espacement qui jouait en leur faveur.

Mais pour la taille, c'était autre chose: j'ignorais si les jardiniers avaient eu des instructions différentes pour cette partie-là de la propriété, ou même s'ils avaient ordre d'y mettre les pieds ou non, mais si tel était le cas ils n'avaient vraisemblablement pas compris qu'un élagage sévère ne favorisait en rien la floraison si elle n'aidait pas l'arbre à respirer. Les feuillages y étaient denses comme des bottes de foin. Et malgré les apparences, cette luxuriance n'avait rien d'une bonne nouvelle.

- Le soleil a déjà du mal à cette latitude, alors si vous ne l'aidez pas en aérant un peu les branchages, pas étonnant que vos Sitrus vous fassent la gueule. Tenez, regardez ce rameau...

J'en attrapai un. Les feuilles des arbres à Sitrus avaient une teinte blanche caractéristique, mais on ne me la faisait pas: le feutrage qui recouvrait celui-là n'avait rien de naturel, et cela tenait en un mot:

- Oïdium. Cette blancheur-là n'est pas souhaitable, et elle apparaît entre avril et fin août: on y est. C'est d'autant plus fréquent que la chaleur et l'air circulent mal à travers les branches.
Je ne vous apprends rien en vous disant qu'il faut laisser la nature ordonner ses bataillons, mais si le but est d'obtenir des baies, alors ne pas les tailler du tout est une fausse bonne idée. Il faut seulement s'y prendre en douceur et dégager l'intérieur, délicatement, plutôt que de les ratatiner de l'extérieur comme si on voulait en faire des Manzaï.

Non-sens, les Manzaï étaient des rochers. Il fallait croire que je ne m'y étais pas encore fait depuis la fois où j'en avais rencontré un aux Croisements. Peut-être était-ce ce qui allait sortir de cet oeuf?
A mes pieds, Araqua ramassait des petites feuilles dans sa bulle. Je lui tendis la main, et alors qu'elle les y déposa, je poussai un soupir d'exaspération en y remarquant à nouveau les stigmates de l'oïdium.

- Et qu'on s'entende bien sur une chose: laisser la forêt vivre, ça ne dispense pas d'en prendre soin quand un mal la ronge. C'est avec ces feuilles infectées que la maladie se propage d'un arbre à un autre. Taillez-les avant qu'elles ne voyagent, écartez-les, et brûlez-les ou enterrez-les soigneusement dans un coin, mais de grâce ne les laissez pas se promener ici. Vous épargnerez également la tavelure à vos vieux arbres de la même manière.

J'aurais pu leur détailler que la tavelure consistait en ces petites taches noires qui atteignaient aussi bien les feuilles que les fruits eux-mêmes, mais je préférais ne pas prendre le risque de leur expliquer quelque chose qu'ils savaient. J'avais déjà l'air bien assez prétentieux ainsi.

Je ne m'étais penché que sur le plus proche des arbres, vraisemblablement l'un des plus jeunes, et il y avait encore beaucoup à dire sur lui. Pour autant, je n'avais pas encore écouté ce qu'il avait à dire, lui. Je posai la main contre son écorce boursouflée.

Il y a un monde entre nous. Entre lui et nous. Nous ne partageons que le socle, l'espace.

De qui parlait-il? En suivant l'intensité de son rayonnement, je me retrouvai un genou à terre, les doigts sur sa racine.

Il insiste, il ponctionne... Mais j'en suis loin. J'ai ce qu'il faut.

Je me relevai. Intrigué, je m'approchai du buisson d'Oran le plus proche, frôlai ses racines à son tour. Puis le Cerizier, puis le Sitrus suivant. A mesure que nous convergions vers le centre du Bois de Pan, les messages que je récoltais au pied des arbres étaient de plus en plus limpides.

Il ponctionne. Il absorbe. Il insiste, il pompe tout. La terre est sienne, le monde est sien. Pâlir. Fuite.

Le don que les Bêtes du Chaos m'avaient donné en était encore à ses balbutiements, mais je m'étais assez entraîné en forêt pour comprendre la substance de ces signaux. Et en l'occurence, cela n'avait rien de plaisant.

Je me tournai vers Corvus, l'air grave, comme si je venais de voir un Absol.

- Sans vouloir trop me mêler de vos Mystherbes, je sens quelque chose d'injuste ici. On peut s'enfoncer encore un peu? Il y a un arbre qui pompe l'énergie de tous les autres à l'entour, et je veux savoir qui il est.

Un bref regard interrogatif à Ewa.

- Et peut-être aussi son histoire, s'il en a une? Car vu comme c'est parti, j'ai beau être un homme poli avec la flore du monde, je ne serais pas surpris qu'il refuse de me la conter lui-même...

NEWS OF THE HARVEST

For she brings us news of the harvest
Of the barley we done called

Comme Corvus savait si bien le faire, il écouta les paroles du midoyen avec attention, muré dans un silence profond. Si le jeune homme ne comprenait pas tout ce qu’il disait, le savoir du garde forestier forçait le respect. Corvus n’aurait pas manqué de l’apprécier d’avantage si Teion avait eu le tact de le teinter de modestie, mais après tout qui était-il pour reprocher la fierté d’autrui ? Il était bien mal placer pour en parler, aussi le sakaien prit-il le discours du jeune homme pour ce qu’il était : un précieux savoir que le midoyen partageait sans réserve. Corvus n’en espérait pas tant en le faisant venir ici.

« — Obtenir quoi que ce soit de ce bois n’a jamais été notre priorité. C’est un avantage non négligeable, mais le but ici est de le garder en vie, pas de le rendre plus productif » expliqua simplement Corvus « Nous l’appelons verger par habitude car les domestiques le font, mais vous en conviendrez ce bois en est bien loin » concéda le sakaien.

Teion n’avait pas manqué de s’en rendre compte : ce verger n’en était pas du tout un, mais c’était tout comme aux yeux des domestiques du Manoir Corvaillus, qui se contentaient d’en côtoyer la lisière. Loin d’en connaître l’origine, beaucoup ignoraient son étendue même et plus encore l’histoire qu’il cachait. Qui s’en souciait de toute manière ? Tout cela était de l’histoire ancienne et largement oubliée … largement oubliée, oui, mais pas pour tout le monde.

« — En vérité, ce bois est davantage un havre qu’une zone de culture. Nous l’avons toujours laissé grandir et prospérer par lui-même, et ce depuis le commencement. Nous sommes des guerriers, des soldats, des gens d’armes : la science des arbres nous est étrangère » poursuivit Corvus « Une vieille loi interdit quiconque de tailler la moindre branche et la forêt a toujours su se réguler d’elle-même, sans notre intervention » raconta le sakaien « Si nous nous occupons si peu de cette forêt, ce n’est pas par négligence : nous ne savons simplement pas le faire, n’avons jamais appris. Nous savons la protéger, mais pas la faire prospérer » affirma Corvus.

Corvus n’avait pas l’arrogance de prétendre le contraire. Le Bois de Pan avait toujours su s’autoréguler et vivre par lui-même. Cette maladie dont parlait Teion faisait-elle partie d’un cycle, qui permettait à sa manière au bois de prospérer ? Comment le savoir ? Comment savoir si le bois avait besoin de leur intervention ou si, comme toujours, il finirait par s’en remettre, retrouvant ainsi un équilibre actuellement rompu ? Car la maladie ne manquerait pas de faire mourir des arbres qui, en disparaissant, permettraient aux autres de vivre. N’était-ce pas le principe même de l’inviolable cycle qui faisait vivre chacune des choses de cette terre ? Les choses naissaient, vivaient puis mourraient ; c’était cruel, parfois injuste, mais la vie finissait toujours pas retrouver sa place d’une manière ou d’une autre. La nuit devait venir et passer pour que le jour puisse paraître, le bois en était-il à son crépuscule ? Comment le savoir ?

« — J’entends cependant ce que vous dites, je ne vous ai pas fait venir ici pour être sourd à vos conseils. La loi nous interdit de toucher aux arbres. La légende raconte que l’un d’eux est Xerneas, le Cerf de l’Existence, mais je doute qu’il soit l’un de ceux-là. Nous ferons quelque chose » déclara Corvus en observant les arbres malades, un air entendu sur le visage.

Corvus y croyait-il simplement ? Lui-même n’en était pas certain, mais qui était-il pour remettre en question des croyances vieilles de plus de deux cent ans ? Même s’il n’y croyait pas, Corvus les respectait. Etait-ce une bonne idée, de perpétrer des traditions sans fondements tangibles ? Peut-être pas non, mais c’était ce qu’on attendait d’eux, alors Corvus le faisait.

Un peu perplexe, le soldat observa Teion effleurer l’écorces des arbres, s’accroupir à leurs pieds. Que faisait-il ? Avait-ce un rapport avec cette aura verte qui l’entourait ? Corvus respecta son silence, et finalement le jeune se releva, mentionna un arbre en particulier. Le sakaien savait très bien de quoi il parlait, pourtant il fronça les sourcils … comment pouvait-il savoir ? Qui lui en avait parlé ? Cet arbre n’était pas n’importe quel arbre, et loin de s’imaginer toutes les connexions qui reliaient chacun des végétaux de cette maigre forêt, Corvus peinait à comprendre le lien qu’il pouvait y avoir entre cet arbre et le piètre état du bois. Comment l’aurait-il pu, lui qui n’avait jamais appris à écouter les choses comme Teion semblait savoir le faire ?

« — Il y a un arbre plus grand que les autres au cœur du bois » affirma-t-il finalement, non sans avoir longuement hésiter à lui en parler « Du plus loin qu’on s’en souvienne, il est le plus vieux de la forêt. Mes ancêtres étaient persuadés que cet arbre abritait le Grand Cerf, aussi a-t-il subis le courroux de la révolution plus que ses pairs. Je peux vous y conduire si vous le souhaitez, mais je vous préviens : des gens sont morts là-bas et l’endroit s’en souvient » le prévint le sakaien.

Pas n’importe quels gens en vérité, mais Corvus se garda bien de lui donner des détails. Teion n’avait pas besoin de savoir que le peuple avait pendu quelques un des Eddaryon là-bas. Quoi de plus ironique que de faire périr ces nobles arrogants aux branches même de cet arbre qu’ils avaient jurés de protéger ? Cela n’était pas tout cependant, et Teion ne manquerait pas de le découvrir.

Corvus se tourna vers Ewa. Elle ne comptait pas les suivre et le sakaien savait très bien pourquoi : depuis le Don du Destin, l’ambiance étrange qui régnait là-bas lui était tout simplement devenu insupportable. Peine, terreur, souffrance, vengeance ; plus qu’ailleurs, son aura si particulière les lui faisait ressentir. Le temps avait eu beau passer, l’ombre de cet âge sombre qu’avait été la révolution planait encore là-bas, car des traces y demeuraient, intactes ou presque.

« — Soyez prudents, et ne vous laissez pas surprendre par Khor » lui intima Ewa.

Corvus acquiesça, puis jeta un regard vers Teion, s’assurant qu’il le suivait bien. L’Haydaim d’Ewa, Khor, avait élu domicile dans ce bois. A quelques choses près, il en était devenu le maître et le gardien … ironie du sort, de voir un grand cerf protéger la demeure d’un autre. Peut-être auraient-ils l’occasion de le croiser, si le Destin le voulait bien ? Corvus lui faisait confiance pour remarquer leur présence.

Le sakaien s’enfonça dans le bois, où la lumière du soleil se faisait de plus en plus rare. L’air, qui peinait à circuler, rendait l’atmosphère lourde, et la chaleur du mois de mai suffocante. Finalement, les pas de Corvus les menèrent dans une sorte de clairière, au cœur de laquelle se tenait, comme promis, un arbre gigantesque. C’était un large, très large chêne, plutôt court et au tronc épais – trois hommes n’auraient pas suffi à en faire le tour –  Autour lui, rien n’avait eu l’audace de pousser, si ce n’était une mousse verte et épaisse qui couvrait çà et là certaines de ses racines mise à nue par le temps. Le spectacle ne s’arrêtait pas là cependant : sur son tronc, une profonde entaille avait jadis saigné l’arbre. A coup de haches et d’épées, le peuple avait tenté de l’abattre sans ne jamais y parvenir ; et si l’arbre avait su résister, sa plaie ne s’était jamais refermée. Qu’est-ce qui les avait arrêté ? Corvus n’aurait su le dire. Les versions étaient nombreuses et personne n’avait jamais attesté leur véracité. A l’abord du grand chêne, le sakaien s’arrêta, laissant à Teion le choix de s’approcher ou non. Malgré toute cette belle indifférence qui semblait le caractériser, le sakaien n’était pas insensible à ce qui s’était passé ici.

HRP:

HRP:

La réalité, c'était que dame Sylpha était douce, prévoyante et attentionnée. Mais comment aurais-je pu l'admettre ou même l'envisager, buté que j'étais? Pour moi, elle restait la maîtresse des lieux, et à leur image elle ne m'apparaissait que sombre, mystérieuse, et subtilement sournoise. Qui était ce Khor? Encore un invité surprise qui s'emploierait à rendre mon séjour plus désagréable? Allons! Je n'étais plus à ça près, je pouvais y aller gaiement. En m'éloignant avec son fils, j'adressai à Ewa un léger signe de tête pour la remercier de son accueil. Nous nous enfonçâmes alors, suivi de près par Agapanthe dont les petites pattes se faisaient hésitantes.

Malgré les avertissements sylvains, j'étais bien loin de me douter de ce qui s'était joué en ces lieux. Lorsque Corvus avait évoqué le fait que le bois avait été soustrait au soin des humains depuis des générations par décret - ou par superstition, ce n'était pas très clair - je m'étais contenté de hocher la tête, le laissant confirmer ce que les arbres semblaient avouer eux-même. Toutefois, fût-il à l'abandon, je ne pouvais pas me résoudre à expliquer le mal-être de ce bois par la simple négligence humaine, quelque chose de plus sourd et de plus grave était en jeu. Aussi, dès qu'il fut question de l'arbre du Grand Cerf, la suite de notre parcours s'était dessinée très naturellement.

A mesure que nous nous convergions vers le cœur de ce triste endroit, les arbres qui semblaient de plus en plus privés de force m'envoyaient des signaux affolés, m'engageant à faire demi-tour au plus tôt. Des clous. Pas question que je reparte sans avoir vu le despote du Bois de Pan de mes propres yeux.

La clairière.

- Nous y voilà. Le maître de céans.

Des vieux arbres, j'en avais vu d'autres. Les séquoias multicentenaires des Forêts Géantes représentaient les vieux érudits végétaux du continent, et les discrets créosotiers de la rivière Serpentine en étaient tout simplement les doyens. Ce vaste chêne n'avait rien à leur envier, mais je n'étais qu'à moitié impressionné. Les arbres les plus ancestraux devaient avoir un rôle de pilier, pas de tyran: celui-là déréglait les sols et l'équilibre énergétique de la zone. Il avait fière allure, mais le respect qu'il inspirait en surface n'était que le résultat d'un régime de terreur au sous-sol. Grand Cerf ou non, il était temps que je retrousse mes manches, et que je montre à cet arbre odieux de quel bois je me chauffais. Peut-être bien du sien, en l’occurrence.

Ma curiosité s'apprêtait à être rassasiée. Je remerciai Corvus d'un sourire sincère.

- Avoir survécu à la révolution et aux lames du temps ne le dispense pas d'habiter le sol avec justesse. C'est là son devoir d'ancêtre... et le mien, c'est de faire en sorte qu'il s'y tienne. Je vais lui dire deux mots, merci de m'avoir amené ici.

Je traversai l'espace qui nous séparait du tronc, mais un vide se fit autour de moi. J'aurais pu l'expliquer par le fait qu'Agapanthe avait cessé de me suivre, comme si son courage et sa volonté de veiller sur moi atteignait ses frontières à l'approche du chêne, mais c'eût été réducteur. Le volume de l'arbre, l'ombre et le mépris qu'il projeta sur moi me donnèrent le sentiment qu'il venait à ma rencontre autant que j'allais à la sienne, comme s'il avait répondu à ma provocation avant même que j'en formule les prémices.

Puisqu'il voulait la guerre, je délaissai les racines couvertes de mousses pour m'approcher du tronc. J'y repérai un nœud, et abattis ma paume dessus comme pour lui sonder les tripes.

- A nous deux.

Evidemment, je regrettai ce geste dans la seconde. Jusque-là le discours des autres arbres de Pan s'était révélé diffus et opaque, mais celui-là était limpide, à tel point que je crus l'entendre se manifester en moi avec des mots précis comme dans mes cauchemars les plus réalistes:

Donne m'en plus, ami curieux
Laisse-moi palper ton joli bras
Ton épaule, ta nuque, tes cheveux
Donne-moi ton cou que je le broie

Car j'en ai vu mûrir des hordes
Leurs fruits n'étaient jamais perdus
Ils faisaient le festin des cordes
Puis des oiseaux de rouge vêtus

Un pour les nouveaux-nés, Deux pour les rejetons
Trois pour les guenilles, Quatre pour les péons

La magie des Bêtes d'Avril avait-elle eu raison de ma santé mentale? Pourquoi les paroles de cet ancêtre résonnaient-elles en moi avec l'air de cette comptine que Corvus et moi connaissions si bien?

Cinq pour les vaillants, Six pour les coeurs d'or
Sept pour les monarques invaincus jusqu'alors

Xerneas, Xerneas, sois défié

J'étais en proie à une folie inédite. Le discours d'un arbre ne pouvait pas être aussi explicite, et c'était pourtant sous la forme de cette chanson qu'il avait pris vie en moi, comme pour m'en faire deviner la sinistre origine.

Mais si ce chêne était réellement l'incarnation de Xerneas, pourquoi affirmait-il vouloir le défier? Et quel mauvais goût pouvait pousser cette divinité de l'Existence à rendre hommage à la disparition de toutes ces femmes et de tous ces hommes, qui avaient eu le malheur d'avoir leur destin littéralement noué au sien? La légende avait dû être déformée par les âges. Si cet arbre était bien un demi-dieu, alors ce n'était pas Xerneas, mais peut-être bien son opposé: Yveltal, seigneur du néant et de la mort... L'oiseau de rouge vêtu?

Alors que ces considérations théologiques abstraites tourbillonnaient dans ma tête avec la force d'une bourrasque de fin des temps, j'étais privé de toute raison, et il m'était impossible de décoller la main de l'écorce. On me vit à genoux, haletant comme un Arcanin jusqu'à en perdre le souffle, paralysé par cette montagne de bois qui semblait vouloir m'avaler l'avant-bras, comme elle prétendait l'avoir fait avec tant de vies autrefois suspendues à ses branches charpentières. La perspective de subir le même sort avait beau être improbable dans l'immédiat, une terreur absurde me gagna malgré tout. Mon regard en perdition chercha de l'aide, je ne pus qu'à peine tourner la tête.

Dans ce qu'il me restait de dignité, je m'abaissai donc à lancer un appel de détresse au cavalier qui avait dû assister à ma chute.

- C... Corv...

Tant bien que mal.

Les souvenirs des instants suivants sont restés flous, et il m'est encore difficile de discerner ceux qui relèvent du réel et de l'hallucination. Car selon ma perception, ce ne fut pas Corvus qui galopa le premier à mon secours, mais Xerneas lui-même. Du moins le crus-je un bref instant juste avant de perdre connaissance, en discernant ce que je pensais être sa silhouette, à contre-jour entre les troncs désormais lointains.

Khor? Xerneas? Une grosse hallu? Qui sait...:

NEWS OF THE HARVEST

Some old wounds never truly heal,
and bleed again at the slightest word

Silencieux comme à l’accoutumé, Corvus observa Teion s’approcher du grand arbre. Comme il l’avait fait un peu plus tôt, le midoyen posa sa main sur son large tronc … ce n’était pas un hasard et cette fois, le soldat se promis de le questionner sur la chose lorsque le moment se montrerait plus propice. Il y eut cette fois-ci cependant quelque chose de différent. Si Corvus était bien incapable d’entendre ou même de ressentir ce que l’arbre disait au garde forestier, le sakaien perçut l’atmosphère devenir soudainement lourde, pesante, différente. Un vent étrange anima les branches du grand chêne et l’instant d’après, Teion tombait à genoux.

Entends-tu, entends-tu ?
Le vent gronder en moi ?
Il agite mes branches,
Fait grincer mon vieux tronc
Qui en des temps anciens
A vu venir les Hommes

Longtemps ils sont restés
Amis de la forêt
Avant de la saigner
Pour bâtir leur cité
Devastant sans pitier
Mon sylvestre royaume

Un jour de la Tour Sombre
Est venu un Corbeau
Qui, tenant en ses serres
La couronne des Hommes
La déposa aux pieds
De mes larges racines

“ Xerneas ! Xerneas !
Je sais que tu es là !
Notre grand Roi est mort
Mais un autre viendra
Je jure de protéger
Ce qu'il reste de Toi
Si tu jures à ton tour
De protéger mon Roi ”

Les années ont passé
Et de ce vieux serment
Ne reste que des mots
Car en un temps lointain
Qui pour moi est hier
L'ancien monde a changé

De l'est Ils sont venus
Tout chargés de colère
Apportant avec eux
Le désir flamboyant
D'assécher par l'acier
Ma sève séculaire

Xerneas ! Xerneas !
Est-ce donc par ta faute
Si je saigne à grands flots ?
Les Hommes m'ont trahi !
Je les ferai me craindre,
Puisqu'ils ne m'aiment plus

Entre mes branches, hélas !
En ces temps mémoriaux
Ont péris les Corbeaux
Depuis longtemps partis,
Qui maintenant viendra
Se nourrir des charognes ?

Quelle étrange magie liait le midoyen aux arbres ? Corvus n’en savait rien. Par la suite, tout se passa vite, beaucoup trop vite. Le sakaien entendit le garde forestier bredouiller quelque chose et il s’apprêtait à le rejoindre lorsque Khor fit soudainement irruption dans la clairière. Venu du fond du bois, bien avant lui le grand cerf avait atteint Teion, et de ses larges cornes il avait séparé le jeune homme du vieux chêne, éloignant son corps encore hagard de cet arbre chargé de rancœur. Il y avait eu, dans le mouvement de l’Haydaim, une douceur relative – il avait éloigné Teion sans pour autant le projeter – mais la miséricorde du cerf s’arrêtait là : déjà, il se dressait entre les hommes et le vieux chêne.

Sans quitter le grand cerf des yeux, Corvus s’approcha de Teion et referma fermement ses doigts sur lui, le tira en arrière de manière à ajouter un peu plus de distance entre le vieil arbre et lui. Khor les fixait avec une intensité redoutable, surveillant chacun de leurs mouvements.

« — Teion, est-ce que tout va bien ? » lui demanda le sakaien.

Le jeune homme lui laissa le temps de reprendre ses esprits. Corvus ne comprenait pas ce qui s’était passé, mais pour l’heure cela n’avait pas d’importance. Le regard du soldat se leva de nouveau vers Khor, qui se dressait toujours de toute sa hauteur devant le vieux chêne. C’était un vieil Haydaim aux larges, très larges bois que le printemps avait parsemé de fleurs. Son épaule gauche était marquée d’une longue et profonde cicatrice, vestige de ses premiers jours en tant que Vivaldaim, que même le temps et son évolution en Haydaim n’avait jamais fait disparaître. Même sans ses bois, il dépassait Corvus en taille et s’il l’avait voulu, le grand cerf aurait pu le renverser lui aussi d’un seul et même mouvement. Fier et droit, Khor était de ces pokémons qui inspiraient la sagesse autant que la crainte.

« — Voici Khor, l’Haydaim d’Ewa. Je suis désolé pour ce qui est arrivé, je ne pensais pas qu’il viendrait aussi vite » affirma le jeune homme. En vérité, il ne savait même pas pourquoi le grand cerf s’en était mêlé. Peut-être Teion avait-il la réponse ? « Que s’est-il passé avec l’arbre ? » lui demanda finalement Corvus.

Khor protégeait l’arbre. Pourquoi ? Avait-il entendu lui aussi l’histoire du vieux chêne ? Avait-il fait son choix quant au camp qu’il défendait ? Avait-il fait le choix, comme lui, de haïr l’ignominie des hommes ? Car tout comme l’arbre n’oubliait pas la trahison des hommes, Khor n’oubliait pas ceux qui, jadis, l’avaient attaqué dans la Grande Forêt de Mido lorsqu’il n’était qu’un Vivaldaim. Khor et l’arbre n’oubliaient pas, ne pardonnaient pas.

HRP:

La conscience me revint. Des mots, aussi. Extraits du chant de l'arbre qui avait tourbillonné en moi comme une trombe de mots jadis soigneusement rangés, et désormais décousus. Puisque Corvus et la bête que j'avais pris pour Xerneas s'étaient tous deux appliqués à couper le contact physique entre mon corps et celui de cet arbre-démon, mon état mental revenait progressivement à la normale. Un peu trop lentement à mon goût.

- Ce qu'il s'est passé avec l'arbre? A toi de me le dire! Si tu veux mon avis, il a traîné avec tes aïeux un peu trop longtemps.

Le tutoiement m'avait échappé. A ce stade, je n'étais plus spécialement inquiété par la perspective de brusquer la sensibilité aristocratique du jeune homme: il m'avait tiré des griffes du chêne, mais je n'avais pas encore la garantie qu'il ne m'y avait pas sournoisement guidé pour mieux se réjouir du spectacle. Avec un peu de fatigue mentale, il devient aisé de prêter des allures de conspiration à la moindre contrariété.

Je voulus me relever. En vain. Alors je levais le regard vers Khor, qui semblait attendre une nouvelle imprudence de ma part pour finir le travail que l'arbre avait commencé.

Conserver mon secret plus longtemps eût été contre-productif: je me livrai au cavalier.

- J'entends le chant des plantes depuis le jour du Chaos. Mais là, ce n'est plus un chant, c'est une litanie...

Dans ma mémoire, les mots de la litanie en question se rangeaient peu à peu dans un ordre plus ou moins sensé.

- Ce chêne a des comptes à rendre. C'était flou et tordu, je ne suis plus sûr de rien... Il était question d'un roi déchu, d'un serment abîmé par les âges.

Je soutins le regard de Khor.

- Du Cerf de l'Existence, aussi. D'un corbeau qui le croyait incarné dans cette écorce, et qui lui offrait sa protection en l'échange de celle de son roi...

Du moins ce qu'il en restait au moment du pacte, puisqu'il semblait que le roi en question était alors déjà mort. Mais si le roi était mort, alors "vive le roi" devait être la seule réponse acceptable pour ses défenseurs...

- Et puis le temps. Plus de corbeau, plus de pacte. Seulement de la haine, et de la sève gachée sur des haches trop ambitieuses. Voilà qui rejoint ton récit de tantôt, non?

Quelle corvée! Conter à Corvus l'histoire de son propre clan, en pièce détachées! N'avais-je donc pas de meilleure perspective réservée par les desseins de Célébi? Le dialogue avec les arbres avait toujours été un échange, or pour la première fois un rapport de domination s'était établi. Il n'y avait pas que le chêne dans le coup! Tout le bois de Pan semblait s'accorder à le craindre, et Khor s'employait à faire respecter son autorité.

Je parvins enfin à me relever, et ce faisant je m'éloignais d'un pas de Corvus et du Haydaim de sa mère. Pour la seconde fois de la journée, je voulus déployer Noadkoko et lui ordonner la violence: fracasser ce cerf de malheur qui se prenait pour un messager des dieux, avant d'entreprendre de rendre au centuple à cet arbre ce qu'il m'avait fait...

La petite patte d'Agapanthe sur ma cuisse me ramena à la raison. Elle avait finalement trouvé le courage de nous rejoindre! Il ne me restait plus qu'à rassembler le mien, et accepter ma défaite.

J'étais désormais à la hauteur du Haydaim, et l'observai sans hostilité, en soupirant.

- Il semblerait que la magie nous réserve encore bien des surprises... et qu'il faille davantage qu'un simple entraînement pour ne pas la laisser devenir une malédiction.

J'adressai un nouveau regard à Corvus par-dessus mon épaule. Peut-être en avait-il déjà fait les frais? Je n'eus pas l'indiscrétion de lui demander quel don les Bêtes du Chaos lui avaient confié: en cet instant j'avais d'autres priorités qui ne laissaient pas de place à la curiosité mal placée.

- Je ne saurais rivaliser avec la grandeur impériale de ce chêne, tel que tu me vois je suis encore trop fragile pour en faire la cible de ma sorcellerie. Mais ce rapport de force entre lui et le reste du vivant me dérange, profondément. Et je me refuse à me l'expliquer par un récit décousu de couronnes, de rois et de rancoeur: il y a une raison concrète, tangible et physique à son règne, et je la découvrirai. Dus-je interroger tous les autres arbres, chaque liane, chaque graminée à l'entour jusqu'à en avoir le coeur net.

Pas ce jour-là, hélas. Dans un premier temps, je devais me ressourcer. En gage de mon authenticité, je concédai au cavalier un nouvel aveu de faiblesse, que j'espérais être le dernier:

- Partons d'ici, s'il te plaît. J'ai la nausée.

Il devenait de plus en plus évident que le chêne n'était pas le seul à avoir des comptes à régler. Derrière sa coque impassible, je devinais dans la posture, le ton, le regard de Corvus une autre forme de rancœur. Plus humaine, bien sûr, mais aussi plus fraîche, à l'épreuve du poids de l'héritage familial, et donc de l'étiquette bourgeoise que je lui avais collée sur le front. Dans ce serment entre Xerneas et Pan, l'un des deux avait échoué à sa part du contrat. Du reste, c'était ce que chacun des deux camps, l'arbre comme les Eddaryon (en l’occurrence représentés ici par Corvus), s'appliquait à affirmer.

Je n'avais aucun rôle dans ce conflit qui traversait les générations, mais pour d'obscures raisons, Célébi et les Bêtes avaient comploté pour me plonger la tête dedans. Cela me gênait, et je n'avais aucune idée de comment me positionner là-dedans. Corvus semblait l'avoir compris, il essayait de m'aiguiller: bon prince, il me livra un secret sur la magie de sa mère. Ce que je savais faire avec les plantes, elle pouvait le faire avec les humains. Une preuve de plus que les Bêtes n'avaient pas manigancé la distribution des dons au hasard: une telle capacité était bien plus utile pour une personne sensible et exposée au camouflage permanent des émotions comme Ewa qu'elle ne l'eût été pour moi. Lentement, la magie dessinait chacun de nos parcours, nous faisant éviter des chemins pour en préférer d'autres. Depuis le jour du Chaos, nos destins nous appartenaient un peu moins. Cette perspective me déplut énormément.

Aussi, lorsque Corvus laissa entendre les conséquences politiques de ma présence régulière ici, j'eus presque un rictus. Au regard de l'enjeu, rien ne pouvait moins me préoccuper que l'état d'âme des dirigeants. Comme il se permit d'insister, je me contentai de soutenir son regard en levant un sourcil.

- J'entends. Mais mon destin est désormais lié à celui du chêne, que tu le veuilles ou non, et quoi qu'en dise ton père, votre dirigeante, ou n'importe quel foutu tyran du contient. Mais quelque part, tu as raison: s'il y a une solution à ce mystérieux déséquilibre, je ne la trouverai pas en restant ici. Il me faudra penser plus large, interroger d'autres bois, peut-être pour comprendre ce qu'il manque à celui-ci.

Nous avions quitté le fief de l'arbre souverain et nous faufilions maintenant à travers ses sujets.

- A vrai dire, je reçois les signaux des plantes, mais je n'ai aucune garantie qu'elles ont ont une "conscience" individuelle au sens où on l'entend. Si quelque chose en est doté, c'est certainement le réseau, le filet qu'elles forment les unes avec les autres. Ce filet est d'une complexité infâme, et il me faudra plus que la sagesse des érudits de ton pays pour en venir à bout... mais la Grande Bibliothèque est un bon début. C'est de toute façon ma prochaine étape, j'ai une visite à rendre là-bas. J'en profiterai pour mener quelques recherches.

Mes pensées allaient à Delsin. Aurais-je vraiment le temps de potasser à la Bibliothèque, avec le sujet qui nous attendait tous les deux? J'avais la désagréable impression de m'éparpiller.
La sensation s'éclipsa lorsque je manquai de rentrer dans une baie Sitrus. Que faisait-elle là? On me la tendait? Qui? Corvus? Vraiment?
Qu'étais-je censé lui répondre? "Deux pour le bon"? Pour un fruit donné, il me fallait lui en cueillir deux autres en retour, c'était ça le message? Qu'il se brosse!

Le regard penché d'Agapanthe me surprit en flagrant délit de mauvais esprit. Je m'étais encore emporté. Par ailleurs, la nausée s'en était allée, la faim reprenait ses droits.

Mécaniquement, je saisis le fruit, et mordit sans grâce dans sa chair.

- Merffi, lui fis-je la bouche pleine.

J'avais bien noté la référence à la comptine, mais par pure aigreur, je feignis l'indifférence. Jusqu'au moment où la mélodie me revint en tête, dessinant un demi-sourire sur mon visage malgré moi. Par mimétisme, peut-être.
Il semblait que ce foutu cavalier me détestait peut-être moins que prévu. Pire: il était possible que j'éprouve pour lui une forme subtile de sympathie extra-professionnelle.

Ah. Qu'étais-je devenu?