Quelques coups à ma porte interrompent mon travail assidu sur une présentation que je dois offrir d’ici quelques jours au conseil et à la chef de notre patrie. J’y ai déjà travaillé plusieurs jours et cherche, dans un élan de perfectionnisme bien connu chez moi, à parfaire les documents présentés. J’ai pour objectif d’épater mes collègues avec ce plan bien campé, ne laissant aucune possibilité autre : car il n’y a pas de meilleure solution que celle que j’avancerai. Me faire interrompre ainsi en pleine lancée m’irrite aussitôt, néanmoins j’invite cette voix étrangère et pourtant familière à entrer dans la pièce. Il s’agit du jeune Artemis Fendragon, un jeune garçon soldat de l’armée. Ce qu’il peut bien faire à jouer les messagers, je ne pourrais savoir. Néanmoins la lettre à sa main, hors de l’ordinaire, me fait froncer les sourcils. Son sceau, composé de Rosabyss et Serpang aux queues entremêlées portant un Coquiperl, ne m’est guère inconnu. Je m’empare doucement de l’enveloppe en la faisant tourner entre mes doigts, hésitante. Je redresse ensuite la tête vers ce jeune homme m’étant sympathique. Il n’y a dans la Forteresse de recrue plus agréable que lui. J’ai pris l’habitude de le saluer, même si somme toute je ne connais pas grand-chose de lui. D’un ton posé, je l’invite à rester le temps de ma lecture, après quoi je lui remettrai probablement la réponse. Dans son panier, Aster soupire, profondément endormi. Solal l’Héricendre, né il y a quelques jours après l’arrivée tumultueuse de Liora et de ses enfants au manoir, offre un regard prudent au soldat. Je caresse le petit hérisson pour le rassurer. Je n’ai rien à craindre d’Artemis après tout. J’ignore alors qu’il m’apporte une lettre qui déviera le sens de ma destinée à jamais. J’ouvre le sceau d’un coup sec avant d’entamer une lecture improbable.

«Chère, très chère Leonys,
De nombreux mois nous séparent tristement de notre dernière rencontre. À cet effet, je n’ai malheureusement aucune excuse valable si ce n’est du poids incommensurable de ma peine. Perdre Arthur de manière aussi imprévisible et violente aura remis beaucoup de choses en perspective de mon côté. J’aurais dû écrire bien avant, tendre une main généreuse et compatissante envers vous. Je ne peux qu’imaginer tout ce que vous avez dû traverser seule. Ma chère, c’est tout à votre honneur. J’ai entendu dire que vous vous relevez avec grâce et travaillez plus durement que jamais dans votre tâche à la Forteresse. Maintenant que j’ai l’occasion de les exprimer, veuillez agréer mes plus sincères sympathies pour votre perte. À l’avenir, je me montrerai moins discret. Arthur était à mes yeux non seulement un partenaire d’affaires stimulant, mais un ami cher. Il me manquera assurément.

À mes yeux, vous incarnez les mêmes qualités inestimables que lui. Un charisme certain, une compréhension éclairée du monde et je dois le dire un caractère suffisant pour faire frémir vos adversaires. Vous n’avez pas eu l’occasion de briller à votre juste valeur il me semble. Je me faisais la réflexion qu’il existe pourtant peu de personnes aussi compétentes que vous dans ce royaume. Le conseil semble destiné à engager des pantins à la tête de notre glorieux pays, c’est une honte ! Je m’en attriste. Vous qui surveillez l’écu de près, vous saurez certainement que je fais partie des prêteurs d’argent fournissant présentement le royaume. L’objectif de cette lettre n’est point de vous solliciter ma part, bien qu’effectivement, j’aimerais revoir ces précieux écus à un moment ou à un autre. Vous connaissez mon amour pour ma fortune !

J’écris néanmoins à un autre sujet, Leonys. J’ai beaucoup d’influence dans ce pays, trop peut-être selon certains. Beaucoup murmurent à mon sujet : ô quel riche excentrique, quel noble idiot ! Or, vous connaissez mon flair pour les bonnes affaires. Ce royaume a besoin de l’expertise et du leadership d’une personne plus jeune, qui ose et qui connaît bien les revers du métier. Vous n’êtes pas sans savoir qu’une place de conseiller économique se libérera bientôt à la Forteresse à la retraite de celui-ci. À mes yeux, il n’existe pas de personne plus indiquée que vous pour ce faire, Lady Valencia.

De ma position privilégiée, je tire déjà les ficelles en ce sens. Lorsque je parle, on m’écoute, et je n’ai que louanges à votre propos à partager. Vous avez erré dans l’ombre trop longtemps. Kuni a besoin de vous, très chère.

Avec toute mon affection,
Lord Sitan»

Je repose la lettre, subjuguée. Si elle avait dû tomber en de mauvaises mains, on aurait pu m’accuser de comploter contre la meneuse ou le conseil. Tant d’émotions contradictoires me traversent en cet instant que je me mets à arpenter la pièce, oubliant presque la présence du jeune messager à qui j’ai demandé d’attendre pour rien. Car je devrai penser à ma réponse scrupuleusement. Moi, conseillère ? Je ne l’avais même jamais envisagé. J’aimerais que cette suggestion ne sonne pas si satisfaisante. Or, elle résonne et résonne en moi, malgré mon silence. N’y tenant plus, je m’empare de nouveau de la lettre et la jette dans les flammes de la cheminée, sous l’œil attentif de Solal. J’attends qu’elle s’y consume toute entière avant de faire volte-face en direction du soldat.

«Pardonnez-moi ce délai, monsieur Fendragon. Il n’y aura pas de réponse. Vous pouvez poursuivre vos… occupations.»

Alors qu’il s’apprête à partir, je me ravise. Il serait plus poli de faire la conversation, au moins, plutôt que le chasser ainsi. Je n’en avais pas l’intention, mais de nombreuses réflexions s’entrechoquent sous mon crâne.

«Comment se déroule votre entraînement, Artemis ? J’ai appris que vous faites maintenant partie des cavaliers aériens, c’est bien vrai ?»

Je ne peux empêcher mon trouble d’assombrir mon regard et de crisper mes membres. À quoi Lord Sitan pensait-il ?

Tout d’abord l’arrivée de Liora, puis cette lettre. Rien ne me préparait à ces deux événements et je devrai apprendre à composer avec ce stress inattendu. Il me semble que mon voyage s’est déjà avéré bien éprouvant et depuis la fatigue s’accumule plus rapidement que je ne puis me reposer. Mes nuits, elles, se voient réduites par les pleurs récurrents d’Aster, fiévreux ces derniers temps et irritable depuis notre retour à Vénovos. Tous ces défis quotidiens s’empilent à une vitesse que je n’ai guère l’occasion de m’y attarder. Où est donc passée la petite routine installée depuis des mois ? Depuis l’apparition de ce trou dans le ciel, il me semble que ma vie s’est retrouvée sans dessus dessous, et que ce qui m’apparaissait sûr alors a volé en éclats. À cet instant, devant un garçon qui n’a probablement pas conscience, je m’écroule à ma manière, conservant les apparences. Néanmoins, ces épaules affaissées et ce regard hagard en disent long sur mon ressenti actuel. Combien me manque cette soirée de paix, si on peut l’appeler ainsi, au manoir Eddaryon. Depuis que nous sommes rentrés, je ne m’autorise simplement plus à y réfléchir. Il y a trop de choses qui requièrent mon attention en ce moment, trop de choses qui me préoccupent. Peut-être devrais-je en faire de même avec cette lettre. Sauf que c’était exactement le signe que j’attendais pour évoluer. Pour trouver une nouvelle voie.

Je retiens mon cœur, encore fragilisé, de se laisser tenter. Imany me l’a bien souvent assez répété désormais pour que je reconnaisse sa part de vérité. Brûler les étapes de ma guérison ne ferait qu’aggraver mes blessures, plus profondes que je ne l’aurais cru. Ai-je simplement l’énergie actuellement de me lancer tête première dans un fou projet comme celui-ci ? Pour une fois, je n’ai aucun doute de mes capacités, de mes connaissances et habiletés. Je crains plutôt mon caractère. Peut-être s’agirait-il d’un défi inatteignable pour l’instant… Mais à quel moment reviendrait ma chance ? Mon avenir se situe-t-il dans cette voie suggérée par Lord Sitan ? J’aurai d’autres occasions d’y réfléchir je suppose, mais malgré moi le malaise s’installe. Concentre-toi sur ton interlocuteur, Leonys. Voilà qui pourrait être utile le temps d’accuser le choc de cette lettre. Or, là où j’ai rencontré par le passé un garçon souriant et enthousiaste, je ne vois plus que la gêne. Je penche la tête sur le côté, bientôt imitée par l’Héricendre qui depuis sa naissance a tendance à mimer mes faits et gestes. Je scrute longuement le jeune homme avant d’émettre un bref soupir.

«Je vous rends mal à l’aise.» ce n’était pas une question, mais une affirmation. «Je n’avais aucune intention de vous gêner, Artemis. Je n’avais de désir qu’engager la conversation. Nous nous croisons souvent à la Forteresse et nous nous saluons poliment, nous devrions être en mesure d’échanger convenablement. Néanmoins, de mettre les autres à leur aise n’est pas exactement mon fort. Je préfère habituellement la compagnie des chiffres.»

D’un geste inconscient, je caresse l’intérieur de ma paume de l’autre main, pensive. Ce contact me rappelle celle d’une autre main, ne m’appartenant pas. Du plaisir que j’ai éprouvé en tentant ma chance cette soirée-là. Une part de moi a ce désir encore fragile de contact avec autrui. Au moins un peu. Un pas à la fois.

«Vous pouvez vous détendre, je ne vais pas vous manger, vous savez ? Je désirais simplement m’enquérir de votre bien-être, peut-être était-ce malhabile de ma part. Vous me semblez plus grave qu’à l’habitude.»

Corvus a un peu grand que moi pour refléter certaines choses, et probablement un meilleur sens de l’observation aussi. Néanmoins ici je suis certaine de ne pas me tromper. Artemis n’est pas au sommet de sa forme et en ce sens, nous ne sommes pas bien différents.

Il était une époque de ma vie où je portais davantage attention à autrui. On ne me permettait pas réellement de partager avec les autres, alors je ne pouvais que me faire spectatrice de leurs existences, de leurs signaux, de leurs codes secrets. J’ai mis du temps à comprendre ce que tout ceci voulait dire, car personne n’a cherché à interpréter ce langage silencieux pour moi. Même aujourd’hui, j’éprouve encore quelque difficulté à deviner les intentions des autres autour de moi. Je m’y fais majoritairement aveugle, sauf bien entendu lorsque les choses s’avèrent trop évidentes. Comme dans un tel cas. Il faut dire que le feu intérieur du garçon brille avec tant d’intensité habituellement que de lui voir la mine sévère tranche brutalement, provoquant chez moi une certaine inquiétude. Je ne suis probablement pas la meilleure personne pour l’aider, je doute que mes remarques ne soient bien reçues de la part du soldat. Il a certainement vécu sa dose de défis dans sa vie, sans que je ne vienne y mettre mon grain de sel. C’était absolument sans intention de ma part, bien que l’intervention puisse paraître maternante peut-être. Que voulez-vous, déformation personnelle, une fois mère on n’oublie pas de l’être généralement. La naissance d’Aster m’a certainement teintée. Il faut dire qu’Artemis doit correspondre un peu à l’image que je me fais de mon fils, une fois adulte.

Or, le messager reconnaît la part de raison dans mes mots et je sens mon cœur se serrer devant sa détresse, qui me distrait un instant futile de la mienne. J’ai compris il y a longtemps que les choses ne pouvaient pas s’écouler simplement. C’est même à peu près à son âge que ma vie a pris un tournant sinistre. Quel âge a-t-il ? Dix-huit, dix-neuf ans ? C’est à cette période d’une vie qu’on se remet en question, qu’on avance ou qu’on recule. Personnellement, j’ai pris une décision qui m’a condamnée alors, celle de m’enticher d’Arthur Torres. Lui qui vient de s’investir dans une branche de l’armée, celle des cavaliers célestes, pourrait se trouver au même point que moi alors : à la croisée de chemins, à prendre des décisions résolument importantes. Il m’observe sans me voir et je devine qu’il est loin, très loin dans des réflexions qui n’appartient qu’à lui. S’il veut s’emmurer dans ses silences alors je le respecterai. Néanmoins, lorsqu’il ferme la porte, je comprends qu’il s’ouvrira, d’une manière ou d’une autre.

«Vos problèmes et ma vie familiale ne sont pas incompatibles. Pour ce qui est de mon travail, j’ai déjà fait plus que ma part pour aujourd’hui.»

Je soupire en roulant le parchemin sur lequel je travaillais. Je le prendrai sûrement avec moi en revenant chez moi, histoire d’y bosser encore après le repas du soir. Les projets m’obsèdent une fois entamés, néanmoins j’ai pour l’instant d’autres priorités. Je redresse les yeux vers le garçon, que j’invite à s’asseoir d’un geste de la main. Peut-être sera-t-il plus tranquille ainsi.

«Écoutez, Artemis, je ne cherche pas à vous gêner. Je ne suis peut-être même pas de bon conseil, néanmoins je sais écouter. Puis, parfois, il est plus facile de discuter avec quelqu’un qui n’est pas investi dans la situation. Si vous le désirez, je peux simplement vous changer les idées.»

J’ignore comment, mais j’ai la conviction qu’il s’agit de ce que je devrais faire. Car c’est Artemis, le garçon au sourire contagieux, un rayon de soleil entre ces murs. À mes yeux, ce n’est pas n’importe qui. Son état me rend un peu triste.

«Vous pouvez aussi partir si vous le désirez, je ne vous retiens pas.»

Je lui souris, de manière calculée tout de même car malgré moi, je me sens timide auprès du jeune homme. Comme quoi, malgré l’expérience acquise, je n’ai pas tellement changé.

Il fut une autre époque où je ne pouvais refuser une demande d’aide. Où je m’avançais pour aider les autres. Quelque part, j’ai envie de retrouver cette part de moi moins égoïste, à l’inverse de mon éducation égocentrique et vaine, celle d’une noble. Je ne mérite pas l’estime que semble me porter le jeune homme, bien au contraire. Néanmoins ce désir de changer les choses, d’améliorer le bien-être collectif… Il est là. Encore présent malgré l’adversité auquel il a dû faire face. Cette lettre me le rappelle brutalement. J’ai passé assez de temps repliée contre moi-même, à présent je veux tendre la main à ceux qui pourraient en avoir besoin. Comme Liora, par exemple. J’ai lancé l’invitation et la paysanne a saisi l’occasion pour se redresser d’une situation bien épineuse. J’ignore à quel point je pourrai l’aider dans son parcours et je me pose la même question avec Artemis. Sauf que j’ai envie d’essayer, ne serait-ce qu’un peu. Ainsi je scrute la recrue en tâchant de discerner ses intentions. S’il a fermé la porte derrière lui, c’est probablement pour se lancer. Néanmoins je veux m’assurer de son plein volontariat ici. Aucune obligation ne l’incombe et mon statut ne devrait pas le pousser à croire autrement. Ce n’est pas sous l’impulsion de l’autorité que j’agis de cette manière, mais plutôt celle de l’altruisme, de l’humanité.

Alors qu’il affirme se sentir privilégié, je me contente d’un léger mouvement de tête en toute humilité. Je conserve mon calme et mon sérieux déstabilisant pour beaucoup, malgré la tournure de la conversation. Il s’agit d’une façade si bien construite qu’elle fait désormais partie de mes mœurs. Incapable de m’en départir, j’espère que le jeune homme ne s’en sentira pas jugé ou intimidé. J’attrape le bébé Héricendre sur le bureau pour tenter d’avoir l’air plus naturelle et plus amène. Quoi, ça ne sert pas à ça un bébé ? J’écoute attentivement les confessions du garçon. Comme je m’en doutais, il s’agit d’un débat d’appartenance, de compétence et d’avenir. Je fronce les sourcils, non pas par jugement mais pour réfléchir à ses dires, à ma réponse. Sa question vient me surprendre légèrement. Artemis ne manque pas d’audace mais ici j’ai le sentiment qu’il cherche à valider ses propres émotions.

«Vous savez, Artemis, j’ai fait beaucoup de choses dans ma vie dont je ne suis pas fière, dont de lourds sacrifices, certains même au détriment d’autres. Je l’ai fait pour protéger mes proches, mon fils par exemple, ou encore pour préserver mes principes et mes valeurs. Cela ne fait pas de moi une traître. Ni vous, j’en suis certaine. Ce sont les moments de pire adversité qui nous poussent à agir sous les impulsions du cœur. En ce sens, la tempête du mois de septembre répond parfaitement aux critères.»

Je me souviens encore de cette sombre, très sombre époque de ma vie. La tempête m’a arrachée à ma réalité alors, et m’a jeté sur les routes difficiles et traîtres de la guérison. J’aimerais avouer que la personne que j’ai pu trahir le plus de mon existence est probablement moi-même, de par les pauvres décisions prises en cours de route.

«Dans tous les cas, comme tout le monde Artemis, vous êtes sujet à l’erreur. Je peux comprendre l’auto-flagellation, même que je suis passée maître dans cet art à travers de nombreuses années de pratique je le crains. J’ai réalisé, même si ce n’est pas toujours facile de considérer les choses sous cet angle, que je suis souvent la seule personne qui me reproche ces-dites erreurs. Qu’avez-vous donc fait qui vous pèse autant ?»

J’essaie de ne pas le dévisager, mais la curiosité m’emporte ! Ne fais pas peur au garçon, je continue de me répéter en caressant le museau de Solal, qui ne comprend décidément rien à notre discussion.

J’essaie fort de me délester de mon sérieux habituel, néanmoins le contenu de la lettre apporté par le jeune homme n’aide en rien à me départir de mon masque. Si je n’y pense plus pour me concentrer sur le récit d’Artemis, je n’en reste pas moins préoccupée par les affirmations et les suggestions de Lord Sitan. Je ne peux réellement me détacher des émotions vécues alors. Ces quelques lignes ont suffit à me mettre sur mes gardes, et la crainte qui m’habitude est un obstacle à la chaleur que je tente de témoigner au garçon pour lui permettre de se sentir plus à l’aise. Tant pis. Je ne peux combattre mes vieux réflexes, l’important est de tenter le coup. Puis mes mots auront tout de même une certaine portée je l’espère, assez peut-être pour apaiser les élans de son cœur. Car si je ne parviens pas à le démontrer, je n’en demeure pas moins sincère.

Artemis, finalement, se livre tout entier. Comme quoi mon sérieux ne l’a pas trop découragé. Je pense qu’il en avait vraiment besoin. Sortir de ce qui nous alourdit doit effectivement nous alléger, néanmoins il est des choses que je ne peux véritablement avouer. Trop en dévoiler sur mon passé pourrait m’amener de terribles conséquences. Peut-être Artemis a-t-il aussi cette crainte. Il est vrai que je dois représenter pour lui une certaine forme d’autorité, bien que je nous considère égaux. Tous deux des employés de cette patrie, avec des fonctions différentes mais pas moins importantes toutes les deux. J’espère lui prouver de par mon écoute. Je peux sentir mon cœur se serrer devant ce qu’il dit alors. Faillir est quelque chose à laquelle j’ai toujours eu beaucoup de difficulté. L’échec engendre chez moi des réactions extrêmes, déraisonnées. Pour Artemis, c’est la culpabilité et la peine qui l’envahissent, puis le doute aussi. Mes traits se décomposent un instant de la même tristesse qui doit l’habiter, car si je ne connais pas ce fardeau, je peux imaginer ce qu’on peut ressentir devant un tel échec.

Le pur désespoir.

Je me souviens de ma fausse-couche, de ce sentiment d’impuissance. De l’étau glacé contre son cœur. L’impression de tomber, à l’infini. Et la réminiscence continuelle de cet événement dans notre esprit. Moi aussi j’ai été incapable de protéger, la vie de mon enfant. Je me retourne un instant vers Aster, pour qui j’ai fait tous les sacrifices. Mes pas me mènent à lui soudain, et j’effleure sa joue doucement avant de me tourner vers Artemis. Il est si jeune, si jeune. Quelque part, cette réalisation me fait avancer en sa direction, poser ma main, bien que timide, contre son épaule.

«Artemis… Vous ne pouvez vous en vouloir pour cela.» j’affirme si doucement, presque à mi-voix. «Vous avez choisi un métier d’adversité, un métier de guerre, un métier de sacrifices. Je ne désire pas vous gêner en l’affirmant, mais vous êtes une personne sensible. Vous vous préoccupez des autres, peut-être même au détriment de votre bien et de vos ordres parfois. Ce n’est pas votre faiblesse. C’est une force incroyable, que vous devez choyer. Mais c’est aussi un fardeau.»

Je prends un moment pour mettre de l’ordre dans mes idées avant de poursuivre, relâchant son épaule.

«Vous devez vous pardonner. Car vous n’êtes pas responsable de la mort de ce marchant. Ça c’est celle de lui qui a brandi l’arme contre lui. Je ne veux pas vous materner, pardon si je dépasse les bornes. Juste que je connais une chose ou deux dans l’art de s’en vouloir, et même s’il y a des jours plus difficiles que d’autres, j’avance en cette direction un peu à la fois.»

Un pas à la fois. Je souris, doucement, même s’il danse encore dans mon regard une certaine amertume.

«Les derniers mois ont été difficiles.»

Pour un peu tout le monde il me semble. De le reconnaître n’amène rien en soit. Pourtant j’ai le désir profond de laisser toutes ces choses derrière moi. Et trouver ma terre ferme, comme a dit Corvus lors de notre dernière rencontre.

«Que diriez-vous… de sortir un peu ? Il me semble qu’il fait un temps agréable. Nous pourrons poursuivre cette conversation en toute tranquillité, sous le soleil.»

Ce que le jeune Artemis conservera de notre échange, je ne pourrai probablement jamais le savoir, à moins qu’il n’y fasse suite dans un avenir quelconque. À ce point-ci de notre échange, il est responsable de sa propre destinée et le chemin qu’il prendra dépendra des actions posées dans les prochains temps. Le garçon ne peut se permettre de stagner dans ses idées cruelles : il doit les laisser derrière lui pour mieux avancer. Je pourrais probablement insister, le remuer, me lancer dans plus de monologues philosophiques mais… Je sais très bien que le sort d’une personne n’appartient qu’à elle et que de la souffrance émane aussi un certain désir de se replier sur soi histoire de mieux guérir. Beaucoup m’ont reproché de l’avoir fait, sans véritablement comprendre ce que cela impliquait. Je ne lui ferai pas l’affront d’insister, de toute manière je le sais sincère alors qu’il me remercie. Nous avons clôt ce chapitre, à présent il ne sert à rien d’en discuter davantage. Puis dehors, un ravissant soleil nous attend. Je me redresse donc et entreprends de nouer le rebozo autour de moi avant d’y déposer délicatement Aster. Le bébé proteste un peu, pour la forme, mais sitôt il est blottit contre ma poitrine qu’il s’apaise, au bord de l’endormissement. Je caresse doucement sa tête avant de faire signe à Solal de nous suivre. L’Héricendre accepte bien sûr mais reste prudemment dans mes jambes alors que nous quittons la pièce. À plusieurs reprises je passe tout près de l’écraser. Prudente petite créature.

La Forteresse est plutôt tranquille aujourd’hui et cette petite balade attire peu de regards, ce qui bien sûr fait bien mon affaire. Nos pas nous mènent tout naturellement en direction des remparts est qui offrent la plus belle vue sur l’océan. La brise marine fait doucement s’envoler mes cheveux et je souris, toujours heureuse de retrouver ses sensations naturelles.

«On omet souvent d’y porter attention, particulièrement lorsqu’on est préoccupé autre part. Pourtant je trouve qu’il y a quelque chose de rassurant à observer le ciel, la mer, le soleil. Certaines choses sont immuables : même si parfois l’astre du jour se couvre, il revient toujours pour nous bercer de ces rayons. Pardonnez ma poésie ce matin, il me semble que vous m’ayez attrapé d’humeur philosophique.»

Je lui offre un sourire auto-dérisoire. Artemis, lui, s’est perdu dans la contemplation du petit. Malgré moi, je me sens légèrement me rétracter devant cette attention. J’ai tendance à me montrer protectrice envers Aster, mais tant que le jeune homme ne demande pas de le prendre je me sens confortable à l’idée qu’il l’observe. Puis je peux totalement comprendre pourquoi il le ferait. Mon fils est le plus bel enfant du monde après tout.

«Il s’appelle Aster, c’est un prénom qui signifie «étoile». Ne vous inquiétez pas, c’est bien normal de demander son prénom. C’est un enfant très doux jusqu’à présent, je n’ai pas trop à me plaindre.»

Comme pour prouver mes dires, le petit émet un petit son endormi.

«Des fois je le regarde et je me dis qu’il ne sera pas bien long avant qu’il ne soit un jeune homme comme vous. Je l’imagine bien devenir cavalier aérien lui aussi, c’était un de mes rêves d’enfance.» je souris, une fois de plus auto-dérisoire. «En réalité j’espère simplement qu’il fasse quelque chose qui lui plaît, qu’il suive sa voie. Puis il a bien le temps après tout.»

Entre les mains des Torres, il aurait été attendu de lui qu’il devienne un homme d’affaires tel que son père et son grand-père avant lui. Sauf qu’Aster n’est pas un Torres.

«D’ailleurs, cela me fait penser… Vous qui êtes cavalier aérien pourrait peut-être m’aider avec un souci. Mon Vibraninf vient tout juste d’évoluer et… Disons que le vol n’est pas du tout inné chez lui. Savez-vous comment je pourrais l’aider à vaincre ses réticences ? Il n’était qu’un petit Kraknoix jusqu’à récemment, alors voler n’est simplement pas naturel pour lui. Je pense qu’il a un peu peur à vrai dire.»

Si je préfère vivement l’anonymat, l’attention qu’on porte à mon fils m’indispose véritablement moins que lorsque les regards se tournent vers moi. À travers mon enfant, je m’ouvre et me dévoile davantage. Je n’ai aucune intention de le dissimuler aux yeux du monde : lui aussi a droit de se développer, de s’épanouir sans craindre autrui. Je resterai toujours méfiante des autres, mais je veux que lui soit en mesure d’appréhender le monde d’un œil confiant. Je n’ai donc aucun mal à discuter avec le garçon d’Aster. Même au contraire, ce sujet me fait toujours plaisir. Puis je devine aux regards et aux expressions du garçon que celui-ci porte un intérêt réel envers l’enfant. S’il est probablement encore un peu jeune pour y réfléchir, il me semble reconnaître chez lui les qualités indispensables à tout futur parent. Ce ne serait guère approprié de le questionner à ce sujet, mais parmi les hommes que j’ai rencontrés dernièrement il est de loin celui qui semblait le plus à l’aise en compagnie du petit.

«Vous savez, parmi la noblesse dont je suis issue, il y a beaucoup de pressions envers les héritiers pour devenir de grandes personnes. Ma propre mère avait de très grands projets pour moi… au final j’ai fait mon propre chemin lorsque j’étais loin de son influence, quand j’ai pu véritablement faire ce qui me plaisait.» ce qui me plaisait oui… comme devenir conseillère ? Je me demande bien ce que ma génitrice penserait de cette fameuse lettre. «C’est donc exactement ce que je souhaite pour lui. S’il est heureux, il me rendra fière.»

Je l’affirme non sans un sourire. Pour le moment, je n’ai simplement pas envie de le voir grandir ! Il change au jour le jour en ce moment et la perspective qu’un jour bien trop proche je devrai lever les yeux pour m’adresser à lui… Non, aussi bien vivre dans le moment présent plutôt que de m’attarder au futur, qui ne pourrait être plus incertain. Je décoche plutôt la balle du Vibraninf à ma ceinture et le libère devant nous. Le Pokémon des sables apparaît sur la balustrade qui empêche l’accès aux falaises qui, en contre-bas, se trouvent malmenés par les vagues.

«Je vous présente Aetius. Aetius, voici Artemis.» je me retourne vers le jeune homme alors que je m’exprime. «Ce n’est pas le Pokémon le plus chaleureux mais il est doux comme tout. Son attitude peut parfois paraître déplaisante mais ne vous en faites pas, s’il reste neutre ce n’est pas parce qu’il entretient de mauvais jugements envers vous.»

Il est simplement ainsi, réservé et trop sérieux, à l’instar de sa maîtresse. Là où je me réchauffe plus aisément, mon compagnon reste solidement ancré dans ses habitudes. Il considère le garçon d’un œil presque indifférent, comprenant peu la raison de cet appel. Avec prudence, il évolue sur la balustrade, jetant de nombreux coups d’œil derrière lui en contre-bas. Pressé de retrouver le sol, il se laisse tomber sur les dalles du chemin devant nous, faisant vrombir ses ailes, un signe de curiosité chez lui.

«Aetius, monsieur Fendragon ici présent a accepté de nous aider avec ton petit souci… d’altitude. C’est un cavalier aérien, tout comme Cor… Un cavalier aérien voilà, il connaît tout ce qu’il y a à savoir pour vaincre le vertige qui accompagne le vol.»

Devant cette idée, Aetius se recule non sans un cliquetis outragé. Clairement, il n’a pas été consulté dans cette décision d’entraînement au vol… Malheureusement, parfois il faut forcer la main au Vibraninf et aujourd’hui est un de ces jours.

«Allons, ne fais pas l’enfant, une fois que tu auras maîtrisé ton art, tout le ciel t’appartiendra !»

Peu convaincu, le Pokémon nous observe d’un œil torve. J’espère que le garçon aura quelques idées, car cela semble assez mal parti pour la leçon…

► Ouvrir le cachet du cœur

Une fois encore, je ne peux que partager les paroles de Lady Valencia. Son fils est ce qui compte le plus pour elle dans ce monde, cela ne fait aucun doute. Le simple bonheur de l’enfant suffira à la faire sourire, je le sais.

Je ne sais pas ce que cela fait d’être parent. Mais à en croire l’expression de mon père à chaque fois qu’il est fier de moi, ce doit être quelque chose de merveilleux.

Un fils, ou une fille… Est-ce que j’aurais un jour une progéniture ? Je suis trop jeune pour y penser, pourtant cela ne peut pas me faire de mal. Mon futur est encore loin devant moi, mais bon. M’imaginer parent me fait sourire. Si un jour je deviens un papa, je pense que je ferais tout pour mon enfant.

Protection, nourriture, logis… Il ou elle sera la prunelle de mes yeux, tout comme la personne avec qui je partagerais ma vie.

Enfin… Pour le moment, je ne suis qu’un petit cavalier des airs. J’ai déjà bien assez à faire avec mes compagnons Pokémon ! Pourtant je l’avoue, c’est plutôt eux qui prennent soin de moi. Ils sont comme Papa et Connor. Ils s’inquiètent pour moi comme si j’étais encore un petit garçon. Je ne peux pas leur en vouloir. Moi-même, je suis très anxieux à l’idée qu’il leur arrive quelque chose.

C’est l’arrivée du Vibraninf qui me sort de mes pensées tantôt aigres, tantôt sucrées. L’insecte semble ne pas vraiment me considérer. Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?

Ainsi, voilà Aetius. C’est un prénom qui lui sied totalement ! D’un signe de main, je salue le Pokémon des sables tandis que Lady Valencia se charge gentiment des présentations.

J’apprends ensuite qu’il est naturellement ainsi : réservé, un peu farouche mais pas méchant. Il me rappelle quelqu’un… Je coule un discret regard vers la dame blonde. Ces deux-là ce sont bien trouvés je pense.

Le Pokémon vit ensuite sa vie. Il me paraît très inquiet à l’idée de tomber et ses ailes semblent inutiles sur son corps d’éphémère. C’est dommage. Ce Pokémon est si beau. Il mérite amplement de parcourir le ciel et de prendre l’envol de sa vie.

Face à la réticence de l’insecte, je ne peux pas m’empêcher de sourire. Un sourire franc, pas moqueur pour un sou. Je reconnais en Aetius ma personne, mon ancien moi qui avait peur de décoller.

Mais grâce à de l’aide, on peut tout faire. J’espère que mes sentiments parviendront au Vibraninf.

Pour le moment, il vrombit d’agacement. Cette session surprise de vol ne lui plaît guère. Je dois tenter quelque chose. J’ai l’habitude de faire face à des Pokémon un peu récalcitrant.

Tout doucement, je fais un pas ou deux en direction du Vibraninf puis je m’accroupis pour être un peu plus à sa hauteur. Je préfère être son égal sur tous les points, autant que faire se peut.

« Bonjour Aetius. Je suis désolé pour ce qui t’arrives. Ce n’est jamais plaisant d’agir contre son gré, n’est-ce-pas ? »

Ce n’est pas un reproche envers Lady Valencia. Après tout, j’ai accepté de l’aider. Mais si cela peut mettre en confiance le dragon, même légèrement, alors je dois tenter.

« Bien que nous ne nous connaissons pas, j’aimerais que tu m’écoutes. Qui sait ? Tu pourrais même me faire confiance ! Je peux t’aider car je suis passé par là moi aussi. » Dis-je avec politesse.

J’espère que mon approche lui plaît. Je ne suis pas comme la plupart des humains. Je parle toujours aux Pokémon comme à mes congénères. C’est une question de principe, et c’est même naturel chez moi. Je n’accepte pas qu’on traite nos amis comme des êtres inférieurs…

« Pour t’expliquer, cela ne fait pas longtemps que je suis cavalier aérien. Je ne vole pas depuis très longtemps ! Pourtant, je t’affirme que c’est une sensation tout à fait exceptionnelle. Tu devrais essayer encore, jusqu’à y parvenir.

Je vois cela comme un but à atteindre. Une récompense. L’idée de contempler le sol et de côtoyer les nuages ne t’intéresse pas ? »

Bien qu’Aetius ne puisse me répondre directement, je lis dans son regard qu’il comprend ce que je lui raconte. Plus encore, il est intéressé. Au fond de lui, il a envie de voler et il le sait. C’est pourquoi le Vibraninf m’écoute.

« Je sais aussi que cela fait peur de voler. Perdre ses repères avec le sol… Brr ! Ce n’est pas rien. Mais les efforts en valent la chandelle. Et puis tu peux prendre ton temps. Je suis très patient. J’ai aussi un compagnon qui va pouvoir te guider mieux que moi. Il n’en a pas l’air, mais Duma est un Ptéra adorable. »

Suite à cela, je libère à mon tour un Pokémon. Mon Ptéra en profite pour s’étirer, déployant au passage ses immenses ailes. De quoi impressionner la libellule et peut-être lui donner envie. Il me semble même qu’il a bougé les ailes en voyant le spectacle de mon ami de pierre.

« Aetius, voici Duma ! Ne fais pas attention à ses crocs et s’il grogne. Il fait cela pour paraître plus méchant. » Expliqué-je au Vibraninf avec un malicieux clin d’œil.

Mon dragon se contente de souffler et de regarder ailleurs. Je sais qu’il n’aime pas trop ce rôle de professeur que je lui impose. Je vais lui devoir beaucoup de baies pour m’excuser ! Cela dit, Lady Valencia a besoin de nous alors cela vaut le coup.

Je me retourne d’ailleurs vers elle. J’ai conscience qu’elle est mise à l’écart pour le moment.

« Pardonnez-moi, je m’emporte un peu. Mais j’ai vraiment envie de partager cette sensation que nous connaissons, Duma et moi. J’espère que cela vous convient pour l’instant ? »

Je demande, on ne sait jamais. Aetius semble moins fermé à l’idée de voler désormais, même s’il n’est pas réellement convaincu. Mais la dame, elle, peut avoir des réticences vis-à-vis de mon partenaire de vol. J’avoue que Ptéra est impressionnant, alors en présence d’un bébé…

PV Leo

Awful

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