«Madame la Conseillère ! He ! Si j’avais dit à quelqu’un que j’habiterais chez une conseillère de Kuni, personne ne m’aurait cru.»

Je rougis de plaisir une fois de plus alors que Liora évoque ma victoire très récente aux élections du conseil. À vrai dire, un grand soulagement m’a envahi depuis cette annonce. Je revois mes adversaires, plus particulièrement Tristan Torres, me fusiller du regard alors que je prenais place, tremblante, sous le choc, à la table réservée à ce cercle privilégié. Ce furent des semaines irréelles, caractérisées par un travail acharné et une bonne dose de fatigue qui, désormais accumulée, m’empêche de fonctionner convenablement. Au final, tout ceci aura valu la peine, puisque me voilà qui savoure ma victoire, non sans certaines angoisses tout de même. Les élections se sont avérées ardues, surtout vers la fin où certains de mes adversaires ont tout fait pour m’abaisser. Mais bénéficiant de l’appui du peuple, j’ai triomphé là où je n’en espérais pas tant. Dans deux jours, je quitterai Vénovos pour le Grand Conseil où je serai déjà mise au défi dans le cadre de ma nouvelle fonction. Autant dire que la chose m’inquiète et me cause une grandissante nervosité que rien jusqu’alors n’a su apaiser mise à part peut-être la perspective d’être accompagnée par Corvus pour ce voyage. Celui-ci fera partie de la garde de Dorcas. Une part de moi se doute qu’il avait d’autres motivations de se proposer ainsi, comme celle de me protéger par exemple. Cette fois, cette tendance chez lui m’arrange, alors je n’ai pas osé protester.

Pour m’aider à me détendre, Liora a proposé de passer la journée sur les plages de la baie de plaisance, avec les enfants. Lukia, son aîné âgé de neuf ans, gambade sur le sentier, avide de tout voir et tout connaître. Pour sa part, sa petite sœur Cressia, six ans, reste auprès de nous. Malgré sa prudence habituelle, elle me semble plus détendue qu’à l’habitude. Elle poursuit périodiquement Hélios en gloussant avant de revenir en notre direction. Aster, lui, a les yeux grands ouverts sur le monde et je peux le sentir qui s’impatiente d’être posé sur le sol pour explorer. Décidément, ce bébé n’a peur de rien. Une chance qu’il ne sait pas encore se déplacer !

«Tu aurais dû inviter ton amoureux, Leonys. On aurait eu de quoi se rincer l’œil avec Corvus dans les parages.»

«QUOI ? Monsieur Corvus c’est le mari de madame Leonys ?»

Lukia, discret à souhait et surtout trop curieux pour ne pas porter attention à nos paroles, s’immisce entre nous deux en me faisant sursauter. Je ne sais pas si, devant la réaction du petit, je dois m’amuser ou me gêner.

«Ce n’est pas mon mari, Lukia. C’est pas mon amoureux, c’est…»

«Madame Leonys, tu lui donnes des bisous ?»

«Euh…»

«Alors c’est ton amoureux !»

Tel mère tel fils. Franchement cette fois je ne peux m’empêcher de sourire sincèrement devant l’enthousiasme du garçon. À cet âge, tout est simple ! Si simple ! Les enfants ne se formalisent pas des étiquettes. Je devrais probablement prendre exemple sur lui et moins m’inquiéter des définitions. Liora m’offre une œillade tout aussi amusée alors que nous arrivons finalement à la plage. Le sable chaud accueille nos pieds.

«Est-ce que ça veut dire qu’il va habiter chez nous ?»

«Non. Enfin… Il a une maison à Sakai, tu sais ?»

La déception du garçon me fit fondre le cœur. J’ignore pourquoi le gamin s’est attaché si vite au soldat étranger, pourtant son affection pour lui ne fait aucun doute. Heureusement, sa tristesse cède tout aussi rapidement à l’excitation alors la baie de plaisance nous offre ses merveilleux paysages. Cressia et Lukia se mettent à jouer non loin de nous alors que nous cherchons le lieu idéal pour nous installer.

«Tiens, on dirait qu’il y aura de quoi se rincer l’œil finalement.»

«Hum ?»

Faisant volte-face, j’aperçois sur la plage une tignasse de cheveux argentés parfaitement familière. Étendu sur la plage, un homme se tenait là, attirant l’attention intéressée de Liora. Aussitôt, une moue se forme sur mon visage : il me semblait que cette sortie nous permettrait de nous relaxer… Il me semble que dans la définition de la chose, nous ayons quelques disparités elle et moi.

«C’est mon collègue conseiller, Weiss Jenova. Laisse-le tranquille.»

Bien entendu, Liora n’en fait qu’à sa tête et s’approche de l’homme. Mon sang ne fait qu’un tour : quelle malchance de tomber sur un collègue alors que je cherchais désespérément à me relaxer ? Quel espoir me reste-t-il de me détendre désormais ? Weiss a beau s’être prouvé très utile dans le cadre de ma campagne, cela ne signifie pas que j’ai envie de partager ma plage avec lui.

«Salutations, monsieur le conseiller ! Si c’est pas le hasard qui fait bien les choses, j’ai avec moi Leo, on se fait une journée plage ! Vous voulez vous joindre à nous ? On a un pique-nique et tout.»

Liora et sa sociabilité auront raison de moi un jour. Gênée, je fais mine de ne pas avoir entendu en étendant une couverture sur le sol où je dépose Aster, bien heureux d’être libre de ses mouvements. J’installe aussi le parasol afin d’éviter que le bébé ne brûle au soleil. Alors je me retourne en direction de Weiss.

«Oh, monsieur Jenova, désolée d’interrompre votre moment de détente. Nous ne vous dérangerons pas. N’est-ce pas, Liora ?»

«Ça dépend ce que tu entends par «déranger».» fait-elle, pour finir de me couvrir d’embarras.

Ce n’est pas que je n’ai pas envie d’échanger avec monsieur Jenova. Ou même que je lui porte quelque animosité que ce soit. Jusqu’à présent, nous avons développé une relation prudente de mon côté, mais généralement positive. Ce n’est pas facile, de m’ouvrir et de me laisser aller en compagnie d’autrui, d’autant plus quand cette personne est un homme. Ça n’a rien de naturel à mes yeux, aussi agréable soit la personne en face. L’expérience m’a permis de savoir, à fort prix, que le charisme n’est pas garant d’une relation saine. Pour le moment, j’ai maintenu certaines barrières infranchissables que le hasard se plaît à malmener aujourd’hui : j’avais désir de conserver pour l’instant un lien qui soit strictement professionnel. Je peux compter sur Weiss à l’intérieur de la Forteresse où j’ai appris à le connaître, à mieux le cerner, lui et ses intentions. Je suis parvenue à abandonner une part de mes suspicions envers lui dans son désir de m’aider et de me soutenir : j’ai eu l’occasion de constater par moi-même notre partage de plusieurs principes et notre vision commune de l’avenir de notre nation. De me dévoiler dans un contexte plus intime néanmoins me plonge dans la perplexité, la nervosité et je dirais même la crainte. Une crainte que j’apprends progressivement à apprivoiser, mais qui subsiste toujours. Surtout, j’ai l’impression désagréable d’interrompre un moment particulier pour mon collègue, un destiné à se ressourcer loin de ses responsabilités dont je peux me faire un des visages.

«Je ne vois aucun inconvénient à votre compagnie, monsieur Jenova. Méfiez-vous de celle-là cependant, elle pourrait vous faire regretter votre décision.»

Soit. Il est des pas à franchir, c’est ainsi. Sans être déçue, j’appréhende désormais un peu le reste de l’après-midi. Je me sens déboussolée par la tournure des événements, sans en être fâchée. Simplement j’aurai besoin d’un moment pour reprendre totalement contenance. Pour sa part, Liora me lance un regard mi-amusé, mi-assumé avant de reporter son attention sur le conseiller. L’Obalie de l’homme roule entre nos jambes, menaçant même de nous renverser de son enthousiasme. Je me penche pour l’observer, laissant un sourire enfin m’envahir. Il s’éloigne en direction des enfants, qui aussitôt l’accueillent avec des cris et des jeux. Clairement, l’énergique compagnon de Weiss ne s’ennuiera pas cet après-midi.

«Ne vous excusez pas, les enfants ont l’air vraiment très heureux d’avoir un partenaire de jeu.»

Même Aster a redressé la tête pour l’observer passer, clignant des yeux sans trop comprendre. Son expression dubitative se fond rapidement en émerveillement et c’est en émettant de légers cris qu’il suit l’Obalie du regard. Je suis bien heureuse qu’à ce stade-ci il ne sache pas encore ramper, où il aurait probablement été difficile de le maintenir sur la couverture posée dans le sable pour lui. Maintenant que j’ai signifié mon accord pour que l’homme se joigne à nous, je me trouve un peu timide et à court de sujets de discussions. Je me perds donc dans la contemplation des jeux des enfants, accompagnés des deux Pokémon. Hélios tente désespérément d’attraper la queue du Pokémon aquatique, mais n’y parvient pas par manque de rapidité.

«En tout cas, monsieur Jenova, on entend de bonnes choses de vous à la maison. Leonys dit que vous l’avez aidé dans la campagne et que vous êtes un bon allié à la Forteresse. Elle n’avait pas précisé que vous étiez aussi agréable à regarder cependant.»

«Comme si j’aurais dit quelque chose de pareil.» je fais en lui lançant un regard désespéré.

«Non, c’est vrai, toi tu préfères les grands noireaux sakaiens.»

Rougissant violemment, je la pousse comme pour la faire taire, ce qui bien entendu ne fait qu’accentuer ses rires.

«Pour l’explication, Liora ici présente habite chez moi avec ses deux enfants depuis quelques mois. Et elle adore se mêler de ce qui ne la regarde pas.»

«Seulement parce que tu es si facile à taquiner. Et vous, vous habitez seul monsieur Jenova ?»

Je rêve. Elle va me faire tenir la chandelle comme ça longtemps ? Remarque, je préfère cela à ses taquineries au sujet de mon histoire avec Corvus. Mon regard se perd dans la mer pour faire taire mon certain agacement. Un frétillement à la surface de l’eau m’indique que nous ne sommes pas seuls, et prudemment je m’approche de sa source.

Le frétillement que j’ai surpris à la surface de l’eau se précise de plus en plus à mesure que je m’approche. Une à une, une myriade de bulles se forme non loin de la berge avant de laisser apparaître une tête d’un bleu profond. Je sursaute malgré les clairs avertissements de sa présence, ne pouvant réprimer mes instincts nerveux. Rien à craindre ici de toute manière, puisqu’il s’agit d’une copie de Bartz ou du moins je le crois au départ. La créature qui apparaît appartient plutôt à une autre espèce, quoique semblable. Je la reconnais comme étant un Otaquin, venu clairement s’amuser. En me voyant, la Pokémon aquatique émet un petit son aigu comme pour me saluer, ce qui ne manque pas de m’attendrir. Les enfants, l’ayant entendu, accourent pour voir ce qui s’est passé mais déjà il a disparu sous la surface de l’eau pour émerger un peu plus loin, les entourant de ses bulles. Cressia et Lukia éclatent de rire avant de se lancer sa poursuite. L’Otaquin invite l’Obalie à les rejoindre dans leur jeu déjà bruyant, mais aussi très divertissant. Liora s’est aussi rapprochée pour mieux l’apercevoir, tout aussi émerveillée que moi devant leurs petites chamaillades. Je me retourne brièvement en direction de Weiss pour vérifier s’il nous rejoindra, quand je remarque qu’il s’est installé dans le sable à proximité, et surtout qu’il n’est plus exactement seul.

Effectivement, une Abra l’a rejointe, un peu indisposée probablement par tout ce tapage. Sachant les apparitions de ces créatures assez rares, je retiens presque mon souffle pour admirer le Pokémon de type Psy. Même si Weiss s’excuse, je ne suis pas certaine que nous l’ayons véritablement dérangée. Cette espèce a tendance à se téléporter pour si peu qu’ils sont inconfortables. Non, quelque chose l’a attiré ici et je me doute de quoi il s’agit. Elle a été attirée par nul autre que le conseiller, j’en mettrais ma main au feu. À vrai dire, je les trouve un peu assortis aujourd’hui. Mon collègue me semble moins à l’aise qu’à son habitude, habité d’un trouble qu’il explique à la nouvelle venue avec une vulnérabilité que je ne lui connaissais pas. Un sourire sincère se peint sur mes lèvres progressivement à l’entendre se dévoiler ainsi. Probablement suis-je de trop dans cet échange, mais quelque part il me fallait entendre que monsieur Jenova a aussi ces instants de doute, qu’il n’est pas infaillible et que certaines fois la pression de cette vie mouvementée au conseil le pèse. Cette confidence aurait pu amuser certains, mais pas moi. Je connais le véritable pouvoir qui subsiste dans le fait d’abaisser ses barrières et de se montrer authentique. S’il y a bien une qualité que je peux apprécier chez autrui, c’est bien celle-ci. À vrai dire, je n’arrive pas à penser à un moment où l’ex-militaire ne l’a pas été en ma présence. Du moins, il me semble. Je suis assez pauvre juge de caractère après tout.

Je culpabilise, aussi. Car effectivement notre présence a bouleversé les plans du jeune homme bien déterminé à méditer et s’isoler pour trouver sa paix. Heureusement, ce câlin aussi soudain que bénéfique de la part de l’Abra semble le revigorer.

«Vous avez beaucoup de chance, Weiss. Abra est un Pokémon complexe, souvent difficile d’approche. Celle-ci semble vous avoir en estime. Je trouve que vous êtes étonnamment assortis. Pardonnez-moi si c’est un peu soudain ou déplacé de l’affirmer juste que… je trouve que vous formeriez une belle paire. Je n’ai connu qu’un seul autre membre de cette espèce, sous sa forme évoluée. Ce sont des Pokémon magnifiques, intelligents et sensibles. Ils ont tout mon respect.»

Je m’incline légèrement face à la créature avant de reporter mon attention sur mon fils, qui en gigotant menace de sortir de sa couverture et de s’aventurer dans le sable. Je le repose bien en place et fait appel à Solal pour garder un œil prudent sur lui. À la proposition de Weiss pour une baignade, je comprends qu’il aura probablement un autre mandat.

«En tout cas moi je suis partante, puis les enfants sont déjà là dans l’eau.»

Sans répliquer sur le célibat avoué de Weiss, elle s’élance à sa suite en se délestant de son manteau d’été, ne gardant plus que ses vêtements de baignade. À son habitude, elle entre dans l’eau en faisant tout un boucan, éclaboussant ses enfants au passage. Aussitôt, ils cherchent revanche ! Lukia attaque sa mère tandis que, à notre grande surprise, Cressia se met à grimper sur les épaules de Weiss ! Pour ma part, j’hésite à laisser le bébé et l’œuf seuls, ainsi je reste sur la berge. Un peu prude, je n’ose pas me délester de ma robe non plus malgré les vêtements de baignade en dessous.

«On dirait que vous avez la cote aujourd’hui, Weiss. D’abord l’Abra, puis Cressia ! Elle est très timide habituellement.»

Pourtant, la petite a l’air bien contente d’elle, juchée sur les épaules de l’ex-militaire. Elle joue même dans ses cheveux lunaires.

«Si elle vous indispose, je peux lui demander de redescendre, y’a pas de souci.»

Pendant ce temps, je sens un regard vers moi. Il s’agit de l’Otaquin, toujours présente, qui tente d’attirer mon attention. Je lui offre un sourire timide, comme pour lui signifier doucement mon refus. Motivée, elle rejoint la plage et se met à me pousser gentiment en direction de l’eau.

«Oh m-mais Otaquin… Je n-ne veux pas me baigner…»

Ces journées d’été restent gravées dans les mémoires, toujours. Je n’en ai vécu qu’une poignée, rares compte tenu du peu d’intérêt de mes parents pour la chose. Arthur aussi goûtait peu à ce genre de sorties, il ne savait pas nager et le temps passé à relaxer lui apparaissait souvent comme perdu. Ainsi, cette sortie a quelque chose de particulièrement rafraîchissante pour moi. Je me sens progressivement me détendre malgré la présence imprévue de Weiss. Au final, il ajoutera une autre dimension à ces instants. Puis il faut dire que Cressia l’apprécie, ce qui d’une certaine manière me permet de me détendre quelque peu en sa présence. Juchée sur ses épaules, elle me paraît immensément satisfaite. Elle s’est bien accrochée à la manière d’un Dodoala. Je reporte mon attention sur le conseiller, son cheval de guerre actuellement. Comment réagira-t-il à la proximité d’un enfant ? De la même manière que j’ai observé Silver il y a quelque temps, je scrute l’homme à la chevelure blanche. Ce dernier secoue la tête pour rassurer la mère un peu embarrassée, avant de glisser quelques mots discrets à l’enfant. Si je ne peux saisir la nature de leur échange, je devine qu’ils préparent un mauvais goût. Nerveuse, je me recule quelque peu comme par peur de me faire arroser, mais ce n’est pas sur moi que leur dévolu se jette ! La victime est plutôt Liora qui finit dans l’eau, sous les rires presque déments de sa fille qui a été rattrapée de justesse par le militaire.

J’applaudis l’exploit, bientôt imitée par l’Otaquin restée à mes côtés. Lukas rit de bon cœur de sa mère et se jette sur elle pour se chamailler, tandis que Cressia et Weiss reviennent en direction du rivage. La petite s’empresse d’aller poursuivre son frère et les deux enfants chahutent à nouveau. Le Pokémon aquatique surveille chacun de leurs mouvements, sursautant à leur cris et les encourageant, visiblement surexcitée. Je suis surprise de la voir toujours à mes côtés alors que pourtant elle semble autant apprécier ces jeux.

«Tu devrais les rejoindre, il n’y a pas de crainte. Moi je surveille le bébé et l’œuf.»

La petite secoue la tête avant de se pencher vers Aster pour le regarder. Je me sens me crispée en voyant un Pokémon sauvage approcher aussi vivement mon fils, néanmoins c’est avec beaucoup de douceur que l’otarie effleure son nez du sien. Le bébé lève les bras vers elle et joue un peu avec son museau avant que l’Otaquin ne revienne vers moi, toujours avec ce regard presque insistant. Du coin de l’œil, je peux voir Weiss qui capture l’Abra, devrais-je faire de même avec elle ? Sortie brusquement de ma rêverie par Liora qui arrive à ma hauteur, complètement trempée, je sursaute quelque peu. La rousse me sourit avant de scander.

«Aller, c’est ton heure de te baigner ! Va avec ton pote Otaquin, moi je vais surveiller la marmaille !»

Sachant qu’il ne sert à rien de protester, je m’éloigne un peu timidement en direction de l’eau, où j’entre en délestant mon manteau sur la plage. Je m’empresse de m’enfoncer dans l’eau de la baie, gênée d’avoir les bras découverts devant mon collègue de travail. Surtout qu’ainsi affublée, une bonne part de mes cicatrices sont visibles. Au moins dans l’eau, cela devrait passer inaperçu. Elle est bonne d’ailleurs et me rafraîchit instantanément. L’Otaquin me tourne autour un moment avant de s’éloigner en direction des enfants.

«C’est tout un exploit que vous avez réussi là, Weiss. Charmer Cressia ainsi ! Vous avez l’air de vous débrouiller avec les enfants, vous aimeriez en avoir un jour ? Enfin… si ce n’est pas indiscret.»

Jusqu’où pouvons-nous discuter pour garder une relation professionnelle ? J’ignore sur quel pied danser et ma timidité ne fait aucun doute à l’instant. Je ne suis pas au bout de mes peines semble-t-il.

Le contact de l’eau m’apaise, me reconnecte avec les parts les plus aventureuses de mon caractère. Celles malheureusement trop profondément enfouies pour véritablement se dévoiler, du moins pas à vu d’autres. Je donne cette impression, beaucoup trop souvent je suppose, d’un contrôle. Un contrôle précaire, mais présent, ce désir d’avoir en mains tous les éléments pour éviter de chuter. Par exemple, dans mon obstination farouche à dissimuler mes véritables émotions et toute forme de spontanéité, dans mon obsession de l’ordre et du travail bien fait. Rigide pourrait-on dire même, ou même froide. Peut-être. Les plus avertis verront par-delà ces frontières pour déceler que ce besoin de contrôle émane d’une peur et d’une anxiété chronique face au monde. Dans l’eau, mon corps me semble moins lourd, moins abîmé. Je me sens capable de tout; il faut dire que je suis nageuse assez adroite tout de même. Je profite de cette conversation légère pour me délier les membres et faire quelques longueurs tout en restant attentive aux propos de mon interlocuteur. C’est moi qui ai lancé la conversation après tout, je lui dois bien l’attention nécessaire pour saisir sa réponse. J’ai posé toute une question d’ailleurs… ai-je dépassé les bornes ? Cela me semble naturel de discuter d’enfants désormais que ceux-ci font partie de mon quotidien, néanmoins je pourrais comprendre que la chose le gênerait.

D’une certaine manière, j’ai toujours pensé avoir des enfants. Du moment qu’on a pu m’expliquer la façon dont ceux-ci se conçoivent et que cette façon est venue ponctuer mon quotidien. Pendant mes premières années de mariage, j’ai cherché désespérément des moyens de l’éviter : à bien des égards je n’étais pas prête. Mais plus le temps a passé, plus ce désir s’est fait criant malgré les réticences de mon époux. À présent je ne pourrais m’imaginer ma vie sans mon fils, bien que l’idée d’en avoir d’autres me rebute un peu. De toute manière ce n’est pas comme si c’était possible en ce moment, avec… avec Corvus. Pourquoi je pense à une chose aussi ridicule moi ? Vraiment cette journée passe de bizarre à pire.

«Ce sont beaucoup de nuits sans sommeil, le changement est brutal… mais je dois avouer que de devenir parent a quelque chose de très satisfaisant. Je suis certaine que vous brillerez en domaine, comme dans beaucoup d’autres.» je fais, presque timidement. «Ne vous inquiétez pas du temps de réponse, c’est une question presque philosophique à ce point-ci, haha.»

Une fois de plus, je souris. Plus spontanée, plus accessible peut-être. Une fois de plus, l’eau m’offre un peu plus de confiance pour fraterniser avec Weiss malgré ma peur viscérale des hommes, malgré toutes mes réserves. Ce qu’il dit ensuite me fait presque sursauter. Me lier avec l’Otaquin ? Celle-ci a redressé les yeux pour m’observer, affichant un sourire taquin qui aussitôt me plonge dans la gêne. Elle semble presque dire «mais oui mais oui !» et s’approche pour mieux augmenter ma timidité.

«Oh c’est que… b-bon… Vous avez probablement raison. Liora ?»

La rouquine, qui a tout suivi de la conversation, me lance une balle depuis mon sac resté sur la plage. J’entends les deux s’enfants s’exclamer d’excitation alors que je présente l’objet à l’otarie qui d’un bond joueur y saute avant d’y disparaître. La sphère bouge vivement entre mes mains avant de s’immobiliser.

«Eh bien, on dirait que je vais repartir vers Mido avec un nouveau compagnon tout comme vous, Weiss.» je fais avec un sourire radieux, caressant la balle. Mon cœur bat à tout rompre : je n’aurais jamais cru me faire un nouvel ami aujourd’hui.

Je lève les yeux vers Weiss. Je pense que nous avons beaucoup de choses en commun malgré tout. Peut-être devrais-je baisser un peu mes barrières avec lui. Ou du moins l’essayer. Je m’apprête à lui parler du voyage qui nous attend quand un son se fait entendre : nous ne sommes plus seuls.