Parfois j’oublie à quel point Aetius peut me ressembler. À ces instants, je ne peux réprimer les questions à ce sujet : lequel de nous deux a tant influencé l’autre ? Il me semble, bien qu’à cet effet ma mémoire s’émousse avec le temps qui passe, que nous ne fûmes pas toujours aussi semblables. À présent, je me reconnais dans ses sifflements outragés, dans sa réserve presque sauvage, dans sa crainte de voler. S’ouvrir à un tout nouveau monde est un obstacle de taille pour deux prudents tels que nous. D’autant plus lorsque l’instructeur se trouve à être un inconnu. Sans la nécessité qu’il ne l’explicite, je devine chez mon allié un certain ressentiment à mon égard de lui imposer une nouvelle présence. Il ne s’agit guère d’une habitude chez moi, au contraire. J’ai toujours laissé le Vibraninf vaquer à ses occupations, à distance des autres. Je n’ai pas besoin qu’il soit particulièrement sociable. Son ancien maître le désirait ô combien ardemment, cherchant désespérément à le dénaturer et en faire une bête de cirque, un animal fier et beau, un trophée. Ce n’est pas mon cas. Aetius est libre d’agir comme bon lui semble; jamais il ne m’a donné de raison jusqu’à présent d’intervenir car discret et réservé. Cette fois, je peux sentir son affolement, sa panique qui pour le moment se trouve sous contrôle. Mais qu’en sera-t-il si je pousse l’affaire ?

Je décide de ne pas le faire pour le moment, curieuse d’observer les interactions entre le jeune homme et la bête. Je sais qu’Aetius n’a jamais rencontré quelqu’un comme Artemis Fendragon, un être bon et doux de part en part, un qui dégage une aura rassurante et agréable. Qui sait ? Sans cacher ma curiosité, je scrute le garçon qui s’approche doucement du dragon avec empathie et compassion. Son approche initiale semble au départ sans effet. Lui demander de lui faire confiance ? Impossible. Même si j’aimerais que mon compagnon soit en mesure de s’ouvrir, lui demander une telle chose est presque cruelle. Artemis, bien entendu, ne peut connaître l’étendue des blessures de mon allié. En guise de réponse, la libellule émet un petit bruit sec, comme un ricanement et tourne légèrement la tête pour fuir le regard de l’adolescent. Néanmoins, la grande humilité du jeune cavalier aérien attire son attention, le porte à écouter. Contrairement à bien des humains qu’il a connus, il est prompt à reconnaître ses limites et le traite à la manière d’un égal. Un sourire se dessine sur mon regard. Sans le savoir, le soldat vient en quelque sorte de charmer mon allié, ce qui en soit s’avère un véritable exploit.

S’il est curieux ? Oui, je sais qu’Aetius, à ses heures perdues, risque un regard vers le ciel. Qu’une part de lui est attirée par ce bleu infini, par la sensation de liberté qui s’en suit. Mais bien d’autres parts de lui l’alourdissent et le tiennent au sol. Moins méfiant et attentif, le Vibraninf piétine désormais le sol de ses pattes, visiblement nerveux à l’idée de cette leçon. Pour sa part, Artemis libère ce fameux allié promis : une créature du nom de Duma. Je n’avais jamais vu de Ptéra de près auparavant, je dois m’avouer parfaitement impressionnée par le spécimen. Je m’approche un peu, partagée entre prudence et curiosité. Le mâle semble déterminé à paraître plus imposant qu’il ne l’est, ce qui me tire un sourire amusé. Petite brute va. Heureusement, Aetius ne se laisse pas impressionner, observe plutôt ses ailes avec attention.

«C’est parfait Artemis. J’avais raison de faire appel à vous. Je ne pense pas qu’Aetius connaisse beaucoup d’humains tels que vous, et encore moins des hommes. Je vous en prie, ne changez jamais.»

Mes paroles peuvent paraître déplacées, voire énigmatiques, néanmoins l’œillade que je lance en direction de l’adolescent est pleine de sincérité. Il y a chez lui quelque chose de bon, une lumière qui malgré les ténèbres qui m’enserrent illuminent ma journée.

«Je pense qu’au niveau mécanique, Aetius est en mesure de voler. Le problème majeur est la confiance. Il a besoin de découvrir ce plaisir que vous partagez avec votre Ptéra de voler. Je sais qu’il peut y arriver, lui aussi, et qu’il n’en sera que plus heureux.»

L’intéressé se retourne vers moi d’un air sérieux avant de soupirer et de s’avancer vers le colosse volant. Il est prêt, même si ses pattes tremblent. Aujourd’hui, il s’élancera dans le ciel, j’en suis convaincue.

J’ai déjà goûté au ciel. Une sensation à la fois enivrante et terrifiante. Être suspendu entre ciel et terre, sans attache, sans retenue… Oui, voilà un sentiment qu’on ne décrit pas facilement. Lorsque j’étais plus petite, je rêvais de prendre mon envol, de me perdre dans l’azur, de n’être retenue par rien et maintenant adulte je réalise qu’il y a une grande réassurance à se trouver sur terre. Surtout pour un être aussi profondément ancré au sol tel que Vibraninf. Pourtant, je suis du même avis que le jeune cavalier aérien ici présent. Si mon compagnon se permettait de goûter la liberté qui accompagne le vol, il verrait simplement ses possibilités s’élargir. Le hic avec cette bête taciturne est qu’elle manque souvent d’ambition et se complaît dans les habitudes… un peu comme moi. Nous verrons bien si Artemis parvient à le convaincre. Déjà, le garçon a réussi un exploit de taille : celui de piquer son intérêt et de le détendre. Alors que le Ptéra prend son envol, nous le suivons tous les deux des yeux. La puissance sauvage qui se dégage de lui me rappelle celle de Skadia, l’Airmure de Corvus. Il y a chez les deux une individualité particulière, une assurance presque orgueilleuse à nager parmi les cieux. Je l’observe faire en suivant le mouvement gracile de ses ailes, musclées et puissantes. Aetius et moi nous sommes rapprochés du bord pour l’observer remonter de manière vertigineuse par-delà des falaises et la mer. Nous restons silencieux, à simplement assister à ce spectacle qui a quelque chose de grandiose. Je sais qu’à l’intérieur de lui, mon ami ressent la même chose, la même excitation crépitante, le même appel. S’y fera-t-il sourd encore longtemps ?

Duma ne manque pas d’adresse. Ses jeux aériens ont quelque chose d’enfantin; le Ptéra à mon sens ne se contente pas de nous témoigner de ses prouesses, mais aussi de sa joie incommensurable qu’il a de se retrouver en plein vol. Lui qui est un être de pierre, lourd, ancien… Il parvient à y prendre goût. Alors pourquoi pas la petite créature des sables, elle aussi ? Je scrute les réactions tandis qu’il assiste au ballet aérien de son instructeur. La peur et l’ivresse se mêlent sur ses traits, particulièrement expressifs aujourd’hui. Tout ceci ne le laisse pas indifférent, pas du tout. Je ne commente pas jusqu’au retour du Ptéra près de nous, où il se pose en balançant un vent presque violent. Je souris. J’ai l’habitude des forts vents depuis l’apparition de ma Magie. Je ne m’en émeus donc pas davantage.

«Il est capable de faire plus que voleter. Je l’ai vu à l’œuvre. Il se débrouille bien. Il a simplement peur de quitter le sol trop longtemps.» je fais, d’un ton presque tendre. «C’est l’heure Aetius. Montre-leur qu’est-ce que tu sais faire. Duma te guidera, il ne te laissera pas tomber.»

Du moins, je l’espère. Je lance un regard vers Artemis comme pour m’en assurer… si Aetius comprend qu’il n’a rien à craindre alors il s’y risquera enfin. Un instant, son expression demeure indéchiffrable jusqu’à ce que ses ailes se mettent à vrombir sur son dos. Je me recule pour le laisser passer; il vient de nous offrir sa réponse. Son corps s’élève certes un peu maladroitement, mais le vol qui le mène jusqu’à Duma est plus assuré qu’on ne pourrait le croire pour un débutant. Comme je l’ai dit, il reste à environ un mètre du sol, avançant de manière contrôlée et lente vers le Ptéra. Il se pose ensuite devant lui sans accrocs, avant de se retourner brièvement vers nous… Il est prêt à plus, puisque nous sommes tous là à le soutenir. L’animosité a quitté ses traits, bien qu’il soit toujours un peu nerveux.

«Eh bien nous progressons mon cher Artemis. Il est prêt.»

Le sourire que j’offre à mon interlocuteur est radieux. Je ne pourrais être plus heureuse du développement de cette rencontre.