Akeira reste brutalement silencieuse à mes côtés, ce qui ne va pas détendre mes nerfs agités. Sortir par ces temps hivernaux ne me causerait pas beaucoup d’émoi en d’autres circonstances : j’ai l’habitude des froids, de la neige et autres caractéristiques propres à cette saison si particulière. Même que j’y ai toujours pris un certain plaisir. Il existe une paisibilité et calme en cette période que j’apprécie. Or, c’est sans compter mon centre de gravité déplacé par cette grossesse interminable. Chaque pas me cause énormément d’appréhension alors que nous descendons de nos quartiers perchés près de la mer pour rejoindre le centre de la ville. À plusieurs reprises, je perds pied et dois m’accrocher in extremis à ma domestique qui a accepté d’aller faire ces quelques courses en ma compagnie. Bien entendu, chaque quasi-chute s’accompagne de cris absolument humiliants et de coups dans ma vessie qui me font appréhender le pire. Autant dire qu’à ce point-ci, je ressemble davantage à un Wailord échoué sur les plages qu’à une dame de la haute société kunioise. Peu gratifiant donc. J’ai tout de même insisté pour faire le voyage moi-même jusqu’aux rues commerçantes où j’ai commandé quelques vêtements, autant pour le bébé qui tarde que pour moi-même. Je ne supporte plus d’être habillée bien longtemps, comme si chaque texture m’incommodait. J’espère que ces nouvelles robes mettront fin à mon calvaire et augmenteront mon confort en perdition ces derniers temps.

Source de réconfort : à ma gauche la mer s’étend. Gelée sur les berges mais intouchée à l’horizon, ses vas et vients contre les falaises me détendent. Distraite par le bruit des vagues, je suis moins concentrée sur mes pieds et plus adroite aussi. Une petite foule nous entoure ce qui ne va pas augmenter mon aise. Je tente à plusieurs reprises de faire la conversation à Akeira, une jeune fille qui travaille à la maison depuis que j’y ai emménagé il y a quelques mois. Malheureusement elle demeure évasive et distante. Tant pis. Bien entendu, Aetius et Danaé nous accompagnent. Le Kraknoix demeure en position de protection à mes pieds avec que la Riolu déambule avec son enthousiasme habituel. Dan a bien vécu sa transition jusqu’à notre foyer et se plaît déjà du luxe qu’accompagne mon mode de vie. J’avais crainte que la vie sauvage ne lui manque mais j’avais tort. En marchant près des passants, elle les dévisage et les salue. J’ai cessé de tenter de l’en empêcher, c’est plus fort qu’elle. Bientôt, je la perds de vue.

«Regardez Dame Valencia.»

Je sursaute presque en entendant la voix d’Akeira, suivant son leste mouvement en direction d’un homme non loin. Je frissonne à sa vue; tout dans sa carrure me rappelle celle de mon défunt mari. Les larges épaules, la haute stature et la chevelure de jais. Celui-ci m’inspire davantage le corbeau que le lion comme le faisait Arthur. Dans tous les cas, ces légères ressemblances me mettent aussitôt sur mes gardes. La main qui était posée sur mon ventre rejoint désormais le pommeau de mon katana, prêt à être tiré. Il est accompagné d’un Pokémon que je ne reconnais pas et d’un Pichu, dans ses bras, qui pleure. La servante à mes côtés a un petit sourire attendri.

«Que c’est adorable, il tente de consoler ce petit Pichu !»

Moi, je ne souris pas. Même que je lève les yeux au ciel devant la naïveté d’Akeira. Je tire un peu plus sur son bras qu’elle me tient afin d’éviter que je ne tombe, histoire que nous nous éloignons au plus vite.

«C’est peut-être lui qui l’a fait pleurer aussi. Poursuivons notre chemin.»

Sauf que la jeune fille semble avoir d’yeux que pour le bébé Pokémon. Tout comme Danaé d’ailleurs, qui devant les hurlements stridents de la créature a décidé de s’approcher afin de proposer son aide. La Riolu salue gentiment et balance sa tête d’un côté à l’autre, faisant bondir ses oreilles de chaque côté de sa tête, dans un effet comique.

«On devrait l’aider, m’dame ! Regardez, même Danaé semble vouloir l’aider !»

Et là-dessus, Akeira abandonne son poste à mes côtés pour marcher en direction de l’homme à la chevelure noire. Laissée en plan, je contemple ma frustration quelques instants avant d’emboîter le pas à la jeune fille écervelée. Malheureusement, c’était sans prévoir une plaque de glace noire, dissimulée sous une mince couche de neige. Incapable de me rattraper, je tombe, heureusement sans blessure (hormis celle à mon orgueil bien sûr). Mon cri a dû attirer toute la rue. Je vais décidément tuer cette servante. Aetius, que j’ai failli écraser au passage, s’évertue de m’aider à me relever, mais autant dire la chose impossible, je suis coincée au sol, rouge de rage et d’humiliation.

Hors Jeu:

Autant le nommer, les pensées m’assaillent tel un nuage de moustiques. Je n’ai ni la patience, ni la retenue ces derniers temps. Alors se dessinent des images inappropriées, déformées et disproportionnellement violentes. Sous mon œil affolé, l’approche de l’homme me paraît d’autant plus menaçante et plutôt que de tendre une main, je me recule, l’œil luisant comme un Pokémon blessé qu’on aurait acculé sans l’espoir d’une issue. Probablement qu’à bien des égards, cette description me sied à merveille. Je me sens prise aux pièges à des niveaux que l’autre ne saurait comprendre. À l’instant, je n’ai pas la lucidité pour lui prêter des intentions bienveillantes, ce qu’il a probablement. La gorge serrée d’humiliation mais surtout de confusion, je tente de me détacher de cette image d’Arthur qu’il me renvoie. Heureusement, je suis rapidement rejoint par une petite qui a toujours le don de m’apaiser. Danaé s’empresse à mes côtés, posant ses mains sur mon ventre pour vérifier que tout va bien. Aetius n’est pas loin lui non plus, houspillant l’homme à la chevelure noire avec la même hargne que celle que je lui ai réservée à son approche. Quelque part, je réalise qu’il n’en mérite pas tant. Qu’il faudra que je m’explique, d’une certaine manière du moins. Je ferme les yeux lors de l’examen de la Riolu, qui se conclut par un soupir soulagé.

Akeira arrive beaucoup trop tard, venant à ma rescousse pour m’aider à me redresser. Je tâche d’avoir l’air le plus digne possible, surtout que l’homme est toujours à proximité. Par contre, je ne peux m’empêcher de fusiller du regard ma servante qui n’ose pas croiser mon œil courroucé. Autant dire que je ne suis guère une mauvaise maîtresse, je tente toujours d’intégrer mes domestiques à la manière d’une famille. Sauf que cette fois, les comportements de la jeune fille me rappellent l’étourderie de mon jeune frère. Je respire longuement pour éviter d’exploser, me concentrant plutôt sur l’homme.

«Hé.»

Une jolie manière de débuter, bravo Leonys. J’ai toujours les nerfs à vif, et les émotions remuées. Même maintenant que ma raison s’est mise à éliminer une à une mes peurs irrationnelles, je reste sur mes gardes, crispée et mal.

«Je suis désolée, pour Aetius, et pour… moi je suppose. Merci pour l’aide que vous avez proposé. Vous nous rappelez simplement quelqu’un, quelqu’un qui n’est pas exactement un bon souvenir.»

Je vois Akeira baisser les yeux. Probablement qu’elle a compris désormais pourquoi je n’avais aucun désir de m’approcher de lui au départ. Il semblerait qu’il soit trop tard désormais. En me frottant discrètement les fessiers, je jette un nouveau coup d’œil au Pichu braillard qui repose désormais dans les bras de la servante. C’est vrai qu’il est plutôt adorable vu de plus près.

«On dirait que ce bébé vous fait la vie dure. Je compatis, je vais vivre la même situation d’ici quelques semaines on dirait. Il pleure souvent ainsi ?»

Je tends maladroitement mon doigt vers le Pichu. Je n’ai jamais été la personne la plus démonstrative ou même la plus habile, et dire que dans quelques temps effectivement j’aurai mon propre bébé, humain cette fois, à m’occuper. Peut-être que ce sera plus facile en étant le mien ? Je me mordille anxieusement la lèvre à cette idée. Contrairement à cet homme, je n’aurai de soutien que moi-même pour m’aider à traverser les marées changeantes de mon enfant.

Déjà, de nombreux regards se portent à nous. Je préfère l’ombre, je préfère l’anonymat. Sauf que ce Pichu attire l’œil à la manière d’un aimant; on ne peut se détacher de son intolérable magnétisme, de son charisme acharné. Même moi, je dois avouer que je ne peux y demeurer insensible, malgré tous mes efforts pour m’en détacher. Quelque part, c’est à en pleurer de rire : qui a posé ce petit rayon de soleil entre deux tristes et sérieux nobles qui n’ont pas tant ce cœur conçu pour aimer ? Oh, je me précipite dans des idées sur mon interlocuteur. Au vu de son accoutrement sombre et de ses mimiques, de ses manières, j’aurai tendance probablement à lui prétendre un vécu semblable au niveau éducatif. Contrairement à la population générale, on ne nous apprend pas à couver, aimer et protéger. On nous apprend l’utilité des choses, la raison et surtout à conserver les apparences. Que faire d’un bébé qui piaille dans de telles circonstances ? J’observe Danaé avec une pointe d’amertume. J’aimerais être différente, me libérer justement de cette manière froide dont je peux parfois considérer les choses. Peut-être que l’occasion se présente aujourd’hui, justement de ne pas passer ma route sur quelqu’un qui en a besoin. Pourquoi en suis-je si dégoûtée ? Je me trouve en terrain inconnu, je résiste malgré mes efforts de sortir de mes habitudes. Les habitudes sont si rassurantes après tout.

L’inconnu dit quelque chose qui me fait rire, un peu, jaune. On a tous nos tragédies, il n’a pas tort. À différents degrés, nous sommes tous brisés. J’hoche simplement la tête; il n’a pas besoin de savoir, ce qui me satisfait pleinement. J’aurais peu apprécié des questionnements déplacés sur mes raisons. Il confie plutôt tout juste venir d’adopter le petit récalcitrant. Devant sa description, je me laisse tenter d’un nouveau rire, de ces rires brefs et directs des nobles lorsque quelque chose les amuse.

«Le pauvre, il semble être mal tombé dans ce cas. Ne le prenez pas mal, vous ne semblez tout simplement pas être exactement ce que ce petit avait en tête en s’imaginant son futur dresseur.»

Je jette un nouveau regard au Pichu. Je rougis en me sentant envahir de l’envie irrésistible de le prendre dans mes bras. Je n’ose pas céder à ce désir néanmoins, certaine que d’agir ainsi ne ferait que causer plus d’émoi chez ce petit. Je n’ai pas exactement l’instinct maternel témoigné par la domestique, ou la gentillesse de Danaé.

«C’est gentil de votre part. Vous savez, le fait de se questionner en dit déjà long sur vos intentions, qui sont louables. Clairement, il s’agira d’un grand défi.»

Je réfléchis à sa situation quelques instants, m’enfermant dans un silence contemplatif. Il me semble qu’il existerait des moyens d’atténuer les choses entre ces deux-là. Il serait dommage de gâcher une adoption sitôt dans son processus.

«Peut-être pourrais-je vous y aider, si vous acceptez mon aide. Il s’agirait d’une occasion rêvée pour moi d’apprendre, aussi, en prévision de la naissance de mon enfant. Bon, un humain et un Pokémon, ce n’est pas exactement la même chose mais… Il me semble que ce Pichu, s’il s’est fait une idée précise de son dresseur idéal, doit apprendre qu’il existe de meilleures options encore. Et que cette option est vous.»

Comme toute chose, une transaction. Voilà la trésorière en moi qui s’exprime, qui réfléchit de manière analytique. Je surprends un regard d’Akeira, qui semble se demander ce que j’ai en tête. Selon la réponse de mon interlocuteur, j’aurais quelques idées à proposer au jeune homme.

Je n’ai guère été teintée par une éducation dirigée vers la vertu, du moins pas celle décrite pour la majorité ouvrière. La générosité ne me vient pas naturellement; même à cet instant j’ai l’impression désagréable de devoir la forcer, et ce à quelle fin ? Je n’ai à retirer de cet élan qu’un peu d’expérience. Je crois surtout me reconnaître à certains égards chez ce jeune homme, pour peu que je puisse déduire de lui. Sa présence, malgré mes réticences au départ, a quelque chose d’apaisant. Calme et peu démonstratif, il ne m’inspire pas cette sensation de devoir fuir comme il m’en urge régulièrement. Il s’exprime calmement, en évoquant de simples faits, sans chercher à embellir, à séduire ou à plaire. Trop souvent, je suis cette «petite dame» aux yeux de certains, cette chose dépourvue d’identité ou de sens. On ne s’arrête qu’à ce ventre distendu, qu’à mes vêtements de qualité supérieure, qu’à un certain attrait, je suppose, pour ceux à qui cela pourrait plaire. Clairement, l’inconnu ne cherche pas à s’engager de quelque manière auprès de moi. Cette conversation me plaît car elle est vraie et sans fioriture. Je n’ai guère besoin de charme pour apprécier le contact de quelqu’un, même que l’inverse est plus vrai.

Puis il y aussi cette vulnérabilité qui m’habite depuis plusieurs mois déjà, ces questionnements au sujet de ma future compétence. Si je ne regrette en rien le départ d’Arthur, il y a quelque chose de particulièrement solitaire dans cette grossesse. Je peux compter sur la guidance de mes cousins, ce qui a le don de m’apaiser lors de mes pires remises en question. Reste une part d’inquiétude en moi, que je ressens particulièrement en observant les mimiques furieuses du petit Pichu. Quelque part, je projette ma peur du rejet chez cet homme et sa récalcitrante souris. Si cet enfant devait me réserver le même sort ? Si malgré tous mes efforts, iel devait être déçu de moi, de moi en tant que mère ? Je ne peux que comprendre son désemparement. Peut-être qu’à deux têtes, nous parviendrons à trouver des solutions à notre problématique commune, même si elle se manifeste différemment de part et d’autre.

«Hum, ne serait-ce que pour l’appât de la distraction, cet échange me sera tout à fait bénéfique. Je préfère largement quelque conflit avec un rongeur haut comme deux pommes à l’ennui caractéristique de ma demeure.»

Je n’ose mentionner la solitude. Bien qu’on pourrait presque le deviner à la manière dont je baisse brusquement les yeux, trouvant refuge dans une contemplation gênée de Danaé. La Riolu l’a senti et s’approche discrètement pour me tendre la main. Au moins, je peux compter sur son amour inconditionnel, ainsi que sur celui d’Aetius qui veille toujours sur notre groupe, jetant des regards peu amènes aux passants.

«Allons-y dans ce cas.»

Avec un léger sourire énigmatique, j’invite l’homme en noir à me suivre. Akeira accourt à mes côtés pour m’assurer une démarche plus solide. Nous descendons encore, nous déplaçant vers l’est, vers la mer qui à cette heure est illuminée d’un pâle soleil. Il y a non loin une petite plage de galets polis par le passage furieux des vagues. Ces pierres parfaitement ovales nous accueillent par crissements réguliers alors que nos pas s’y aventurent. La Riolu lâche ma main pour se mettre à courir sur cette plage dissimulée des routes. Ici, on se croirait presque à l’extérieur de la ville. Il s’agit d’un lieu tranquille et agréable. Une brise saline caresse mon visage.

«J’ignore si vous êtes de la région, monsieur. J’ai pensé qu’une bonne manière de chercher la sympathie de votre nouveau compagnon serait tout simplement de construire d’agréables souvenirs avec lui. Je connais cette plage depuis que je suis toute jeune, c’est un endroit prisé des gamins. Peut-être pourriez-vous… jouer avec lui ?»

J’ai dit ces derniers mots presque à mi-voix, comme s’il s’agissait d’une idée ridicule. Mes propres parents n’ont jamais daigné le faire. En entendant le mot «jouer», Danaé s’est précipité vers le jeune homme, s’emparant doucement de sa main pour l’inviter à la suivre. Akeira a posé prudemment le Pichu sur les galets, surveillant sa réaction. La Riolu leur montrera le chemin. Nous montrera le chemin.

Quelque chose dans cet horizon me rassure. Il y a cette ligne, vers l’infini, cet espoir sur les flots dansants. Ce monde ne s’arrête pas à ma simple réalité. L’immensité de l’océan, son caractère indomptable, ses vents et sautes d’humeur, me le rappellent sans cesse. Peu importe l’étendue de mes drames personnels, je ne suis que poussière face à la mer. Quelque part, dans la certitude de ma propre insignifiance, je regagne une part d’assurance. Face à l’impératrice naturelle, je n’ai rien à prouver. Je peux me contenter d’exister, sans devoir constamment me définir aux yeux des autres. Je soupire, un peu plus confortable désormais. Je prends une grande inspiration pour mieux m’imprégner de cette odeur salée. Les cris des Goélise au-dessus de nos têtes formeraient un tapage agressant pour certains; sonnent musique à mes oreilles attentives. Le va-et-vient des vagues contre les galets, la valse de l’écume entre les rochers… Tout ceci m’est parfaitement familier. Même si plus souvent qu’autrement, mon cœur me porte ailleurs, vers les voyages et l’aventure, je sais que toujours j’appartiendrai à ce pays qui m’a vu naître. Peut-être cette plage inspirera-t-elle quelque chose pour le jeune homme et son Pichu.

Corvus. Le nom tombe presque brutalement, me tirant de ma contemplation silencieuse des vagues. Je redresse la tête en sa direction, de nouveau intimidée. Il vient de franchir un pas tout à fait logique, pourtant brutalement impressionnant à mes yeux. Désormais, il n’est plus tout à fait inconnu, puisqu’il vient de m’offrir son prénom. Je joue nerveusement avec mes doigts, indécise quant à la manière de me présenter. Akeira semble y voir plus clair, puisqu’elle s’avance pour procéder à des présentations que je n’ai pas sollicitées.

«Vous avez en votre présence Lady Va-»

«Leonys. Leonys suffira.»

J’adresse à la domestique un regard courroucé auquel elle ne porte absolument aucune attention. La surprise se dessine sur ses traits alors que j’use de mon prénom pour me présenter, peu coutume chez moi. Particulièrement face à un homme. Néanmoins, je préfère conserver l’anonymat, pour bien des raisons. Cette rencontre n’a rien d’officielle et se terminera probablement aussi soudainement qu’elle a débuté. Deux étrangers dont les chemins se croisent brièvement avant d’emprunter des directions opposées.

À son habitude, Danaé prend les devants pour sortir Corvus de ce qui semble être sa zone de confort. La Riolu n’a que peu de considération pour les vulnérabilités d’autrui, se fait souvent guide d’expériences imprévues. Heureusement, l’homme à la chevelure de jais se montre docile. Quelque chose dans ce portrait incongru me permet de repousser un peu mon anxiété de tout à l’heure. La joie pure de ma compagne a ce don chez moi, cette contagion ! La Pichu les suit avec intérêt. Akeira et moi observons avec une grande curiosité ce qui se produira ensuite. Je fronce les sourcils devant la technique douteuse de l’homme, tentant un son que je ne saurais décrire, pour intimider le petit ? Dans tous les cas, la réponse de la souris électrique ne se fait pas attendre, puisque celle-ci adopte une attitude semblable. Pendant un instant, mon cœur se serre. Corvus va se prendre une décharge alors que je tentais de l’aider ! Quelle idée stu… Attendez… Danaé se met à glousser, et le Pichu à sourire. Un subterfuge, un acte. Parfaitement exécuté, je dois dire, puisque moi-même y croyais. Devant la réaction de l’étranger, un rire me prend, d’abord discret alors que je tente de le contenir (en partie pour éviter de froisser le jeune homme, et de l’autre pour ne pas perdre le maigre contrôle que j’ai toujours sur ma vessie malmenée par ma grossesse). Malgré mes efforts soutenus, mon rire enfle dans ma poitrine, incontrôlable. Lorsqu’il s’achève, j’ai le souffle court et les yeux luisant de larmes amusées. Je n’avais pas ri ainsi depuis fort longtemps. Si tant que le bébé s’est activé dans mon ventre, donnant des coups comme pour me rappeler à l’ordre.

«Oui, d’accord bébé, je me calme. Désolée, Corvus… J’ai vraiment cru que vous alliez vous faire zapper. Vous n’avez vraiment aucun talent pour le jeu.»

Je le dis, mi-hilare à nouveau, probablement un peu trop honnête pour le goût de la majorité des gens. Je me permets de me moquer, car j’aurais probablement fait pire dans une pareille situation. Je redeviens sérieuse un moment, puisque la problématique subsiste encore. Pichu se sera bien amusé aux dépens de son nouveau dresseur, mais je doute que cela suffise à créer une relation durable entre les deux.

«Pourquoi ne pas tenter un jeu simple comme jouer à Chaglam ? Vous savez, vous n’avez qu’à poursuivre Pichu et lorsque vous l’attrapez, c’est à votre tour. Je jouerais bien aussi, mais je crains devoir décliner.»

Danaé a bien compris mes instructions et s’élance vers Corvus, lui touchant le genou, pour le désigner comme étant le Chaglam. On dirait qu’encore une fois, il n’a pas trop le choix. Au moins il risque moins de se faire électrocuter ainsi… enfin j’espère.

A LIGHT NAMED SUN

Destiny never gives us what we want.
Only what we deserve.

Leonys. Corvus se promit de se rappeler de ce nom. Il se promit également de se rappeler de cette manière qu’elle eut de couper sa domestique, de cette vivacité avec laquelle elle avait tenté tant bien que mal d’effacer les indices ; malgré cela, les quelques mots prononcés par la servante avaient suffi à Corvus pour comprendre qu’il n’avait pas à faire à n’importe qui. L’air de rien, le jeune homme avait fait semblant de ne pas avoir compris, d’ignorer ce que cela impliquait, mais désormais ce qui avait été une supposition s’était muée en certitude, en vérité. Ils venaient du même monde, de cette même strate sociale privilégiée, si enviée par les gens du commun et qui, pourtant, était bien loin de cette vision idéalisée par ceux-là même. Chaque vie, chaque statut avait sa part d’ombre, certains plus que d’autres … cette Leonys avait-elle quelque chose à cacher pour vouloir si prestement dissimuler cette partie d’elle-même ? Corvus l’imaginait aisément, mais il s’en fichait bien. Tout comme il avait fait le choix de passer sous silence cette même partie de lui, il respecta cette volonté qu’elle avait d’être personne. Corvus le comprenait. Ils étaient étrangers, mais loin d’être différents.

Soleil ne cacha pas sa satisfaction de voir Corvus si inquiet à l’idée de recevoir une décharge. Le petit pokémon se joua de ce pouvoir improbable qu’il avait sur son nouveau maître, mais comme toutes les choses inattendues l’effet de surprise se dissipa finalement pour laisser place à l’hilarité générale. Un peu plus loin s’éleva même le rire cristallin de la jeune femme et de sa domestique et pendant un instant Corvus se retrouva seul avec son désarrois … pourtant, la situation lui arracha un sourire. Un homme plus orgueilleux que lui n’aurait pas manqué d’être froissé, vexé, mais face au rire si sincère de Leonys, Corvus ne pouvait que sourire. Tandis que le rire gagnait le petit groupe qu’ils formaient, le regard du sakaien se s’abaissa vers Soleil. Il y avait sur le visage du petit pokémon encore, toujours, un air de satisfaction dont il ne parvenait pas à se défaire … après tout, Corvus ne l’avait-il pas cherché un peu, quand même ? Le Pichu soutint un instant le regard du jeune homme, avant de finalement rejoindre Leonys, dont les yeux brillaient encore du fou rire qui l’avait gagné. A son tour, le jeune homme se rapprocha et la jeune femme ne manqua pas de lui faire remarquer sa piètre performance … aucun talent pour le jeu, c’était peu de le dire ! Elle avait eu peur qu’il se fasse zapper, hein …

« — J’ai eu un peu peur, moi aussi » avoua-t-il, presque à mi-mot. Ça aussi, c’était peu de le dire.

La jeune femme lui proposa autre chose, d’apparence plus simple, mais seulement d’apparence. Chaglam ? Qu’est-ce que c’était que ça encore ? Corvus connaissait beaucoup de choses, mais les jeux n’en faisaient pas partie. Vestige de son enfance sans frère ni sœur et de ces longues heures au Manoir Corvaillus sans autre occupants que les domestiques, Corvus avait appris à s’occuper autrement … car telles étaient les règles de cette classe minoritaire et jalousée : on ne se mêlait pas au peuple, et donc aux autres enfants ; l’euphorie des jeux lui était donc étrangère. Corvus ne connaissait que l’entraînement, le combat et le maniement des armes … tout autant de choses qui faisaient de lui un excellent guerrier mais qui, en cet instant précis, lui étaient terriblement inutiles.

Attraper cette satanée souris, vraiment ? Etait-ce au moins possible ? Cela lui paraissait peu probable. Ce que Corvus gagnait en force et en puissance, il le perdait en vitesse et en agilité … Corvus n’était pas du genre à baisser les bras aussi facilement, mais force était de constater que la théorie rendait cela impossible. Il s’apprêtait à protester lorsque, vive comme l’éclair, la Riolu vint toucher son genou, lançant ainsi le jeu. Les deux pokémons s’éloignèrent de lui à toute vitesse, sous le regard démuni de Corvus … non mais, vraiment ? Le sakaien jeta un regard en direction de Leonys, la fixa un instant … vraiment ? Vraiment. Déjà, Corvus entendait les cris aguicheurs et provocateurs de Soleil qui dansait sur la plage, excité comme jamais par ce jeu dont il se savait d’ores et déjà le vainqueur.

Évoluer sur les galets se révéla bien plus difficile qu’il ne l’avait pensé ou même imaginé. Les pierres polies par la mer n’offraient aucune adhérence et pire même, elles glissaient parfois sous son poids, manquant plus d’une fois de le faire tomber. Comme Corvus s’y était attendu, Pichu se révéla rapide, très rapide. Il était beaucoup trop vif et petit pour être ne serait-ce qu’approcher par Corvus et son mètre quatre-vingt-dix. Soleil le narguait avec une impertinence à faire frémir même le plus coriace des instructeurs : il laissait croire à Corvus qu’il allait l’attraper, avant de finalement tourner les talons à toute vitesse ; il passa même une fois entre ses jambes, ultime affront pour le fier soldat qu’il était. Tandis que Corvus se contorsionnait pour tenter d’attraper Soleil, le jeune homme prit un instant du recul sur ce qu’il faisait … cette femme lui faisait faire n’importe quoi, et le pire était qu’il acceptait de le faire ! A Sakai, les gens auraient payé cher pour voir Corvus Eddaryon de la Maison du Grand Corbeau se ridiculiser ainsi, mais ici à Venovos, tout le monde s’en fichait … en vérité, personne n’y faisait attention, parce qu’il n’y avait personne.

Corvus n’avait aucune chance de réussir, pourtant il persistait. Le jeune homme ne concevait pas l’idée de ne pas réussir, ni celle de jouer sans gagner … malheureusement pour Soleil, le sakaien était obstiné et tenace. L’arrogance du Pichu le rendait imprudent, audacieux, intrépide. A toute vitesse, il passait toujours plus prêt de Corvus, attendait toujours plus longtemps avant de fuir, mais le jeu avait fini par le fatiguer, si bien que finalement, alors qu’il se pensait hors de portée du sakaien, il fut finalement touché. Lorsque, dans un élan désespéré, les doigts du jeune homme frôlèrent le pelage du Pichu, Corvus sentit un courant étrange le parcourir … l’instant d’après, ses muscles cessèrent de répondre et, emporté par le mouvement, le sakaien fut incapable de contenir sa chute. Ses genoux furent les premiers à percuter les galets de la plage et sa tête aurait suivis si, par miracle, ses mains n’avaient pas su se tenir au bon endroit au bon moment. Tétanisé, à quatre patte sur la plage, Corvus mit un moment à comprendre ce qui venait de se passer … il s’en souvenait désormais, certains pokémons étaient doués d’un talent particulier nommé Statik. Soleil faisait-il partie de ceux-là ? A n'en pas douter ... tant bien que mal, Corvus tenta de se soustraire à la paralysie, mais son corps refusait irrémédiablement de bouger. Absolument pas inquiet de l’état de son nouveau maître, Soleil en profita pour se hisser sur son dos et se dresser au-dessus de lui, l’air plus triomphant que jamais. Corvus pouvait le sentir faire des bonds, se servant de son dos comme d’un trampoline. Cette situation l’amusait beaucoup, beaucoup beaucoup trop.

HRP:

J’essaie de me souvenir d’un instant aussi innocent. Aussi simple. Mes tentatives demeurent vaines, malgré les efforts déployés à cet exercice mental. Non, je n’ai aucun souvenir, ces derniers mois du moins, d’instants semblables. Teintés d’une candeur que je ne croyais plus retrouver, d’éclats d’enfance. Ce Pichu, en quelque sorte, porte sur ses frêles épaules un fardeau insoupçonné. Je cherchais distraction en venant auprès de cette plage, à venir en aide à un homme qui aurait probablement trouvé moyen pourtant. J’avais besoin de retrouver ce jeu, ces rivalités puériles, ces éclats de rire qui viennent des instances les plus primitives de notre être. J’observe Danaé avec un sourire un peu fané. La Riolu incarne bien cette désinvolture dont je voulais m’imprégner. Au final, je n’y trouve qu’une sorte de sensation regret. Quelle naïveté. Je ne retrouverai jamais cette enfance à laquelle j’ai osé espérer un jour. La sensation de liberté qui accompagne la jeunesse. Je ne reviendrai pas en arrière. Cette réalisation m’assombrit un peu. Égoïste, je désire conserver cet instant un peu plus longtemps.

J’ignore pourquoi le jeune homme se prête aussi docilement à mes idées saugrenues. Ne voit-il pas clair dans ma voix experte ? Je ne possède aucune des qualités requises à l’animation d’une jeune âme. Je ne souris pas beaucoup, me montre plutôt froide à mon habitude, recluse derrière des années de déceptions. Il ne devrait pas placer sa confiance en moi. Soudain, je chute, comme il m’en arrive souvent. Étreinte de pensées noires et de remises en question qui passent inaperçues, surtout lorsque tous sont occupés ailleurs. Je suis cette force invisible, je n’ai aucun désir de changer les choses. Je peux ainsi vivre ma détresse seule. Si ce n’est de Danaé et de sa foutue perceptibilité. La Riolu abandonne son jeu pour se rapprocher, surveillant mon état de ce regard que je connais trop bien. Aetius, lui, est grimpé contre mes bottes. Ce poids rassurant m’ancre dans le moment présent. L’instant ne dure qu’une poignée de secondes. Je reviens brusquement à moi, devant un spectacle qui me fait froncer les sourcils avec perplexité. De toute évidence, Corvus ne parviendra jamais à rattraper la souris électrique. J’oubliais les deux têtes que le pauvre avait en plus de ma propre taille. Se pencher prenait un temps considérable, en plus de déstabiliser sa grande carcasse. Une silhouette bâtie pour la puissance, pas la vitesse ou l’agilité.

Je n’ai guère le temps d’intervenir pour faire cesser ce jeu qui ne pouvait pas bien finir pour le noiraud. Ce dernier s’écrase au sol, dans une position peu enviable. Pour en ajouter, la petite souris électrique grimpe contre le dos de son nouveau dresseur. Je compris, vu l’immobilité du jeune homme, qu’il s’agit des pouvoirs électriques du Pichu à l’œuvre.

«Oh… Oh non…»

Mes brillantes idées. J’accours en sa direction de ma démarche maladroite. Cette fois, je ne ris pas. Je ne ris pas du tout. Même que je foudroie le Pokémon triomphant du regard, avant d’hausser le ton.

«Pichu ! Tu n’as pas honte ! Tu l’as fait tomber avec ton Statik ! Non seulement, c’est triché, c’est aussi dangereux !»

J’ai presque rugi contre la souris. D’un geste de la main, je le force à descendre de son sommet. Mes yeux lancent des éclairs. Une fois débarrassés du rongeur, je m’empare du bras de l’étranger, rougissant de malaise, mais déterminée dans mon entreprise. Après une poussée d’environ la moitié de ma force, je réalise que je n’ai aucune chance de l’aider dans sa mauvaise posture. Je dois faire près de la moitié de son poids.

«Je suis désolée, vraiment désolée Corvus. J’ai vraiment tenté de vous aider, il semblerait que vous n’êtes pas le seul à avoir encore quelques choses à apprendre. Vous êtes bien trop lourd pour Akeira et moi.»

Même Danaé tente de prêter main forte.

«Vous pouvez bouger… quelque chose ? Peut-être que nous pourrions vous aider à vous tourner ?»

Je jette un nouveau coup d’œil au Pichu, furieuse de son comportement envers son dresseur.

«Tu devrais demander pardon ! Il fait des efforts pour être un bon dresseur. Excuse-toi immédiatement.»

Peut-être ai-je un peu l’instinct maternel dans le sang après tout ?

Hors-Jeu:

A LIGHT NAMED SUN

Destiny never gives us what we want.
Only what we deserve.

Absorbé par son désir presque ardent d’attraper Soleil, Corvus ne vit pas la jeune femme tomber, du moins pas tout de suite. Il ne s’en rendit compte que lorsque la petite Riolu quitta subitement le jeu et trop loin pour lui porter assistance, le sakaien profita de cette diversion pour fondre sur le petit Pichu … et finalement tomber à son tour.

Immobile, les mains posées sur les galets de la plage, Corvus perçut Leonys s’approcher. Soleil déchanta bien vite lorsque, presque furieuse, la kunioise le réprimanda pour ce qu’il avait fait. Ses oreilles, jusqu’alors dressées hautes sur sa tête, s’abaissèrent pour se plaquer contre son petit crâne, l’air plus coupable que jamais. Sans demander son reste, il quitta son perchoir de fortune lorsque Leonys l’en chassa, et de loin il observa la jeune femme tenter de relever le sakaien ; mais le soldat était bien trop lourd pour elle. A son tour, Pichu s’approcha timidement d’eux, sous les sermons toujours plus nombreux de la future mère. Comme pour réparer ce qu’il avait fait, Soleil tenta lui aussi de relever Corvus, le cœur emplis de convictions. Bien en vain, il tirait sur le bras du sakaien, mais Pichu et sa force de mouche ne firent pas même ciller le soldat qui, irrémédiablement, restait cloué au sol.

Corvus, quant à lui, tentait de ne pas céder à la panique. Qui sait ce qui pouvait lui arriver ainsi retenu ? Et si tout cela n’avait été qu’un piège finement établit ? Son père, Assam, n’avait pas manqué de le mettre en garde concernant les gens de Kuni qui, pendant très longtemps, avaient été les ennemis de Sakai. Certaines rancœurs ne disparaissaient jamais vraiment, en faisait-il les frais ? Non, quelque chose au fond de lui n’y croyait pas. Corvus sentait sur son bras les mains de la jeune femme, plus que jamais déterminée non pas à lui nuire, mais à l’aider. Il n’y avait eu, dans la volonté de Leonys de l’aider, aucune mauvaise intention, bien au contraire. Etait-il en colère contre elle ? La considérait-il responsable de son infortune ? Non, pas vraiment, et même pas du tout. En vérité, Corvus se demandait même si Pichu lui-même y avait fait exprès.

Est-ce qu’il pouvait bouger quelque chose ? Corvus tenta de faire le point. Sa tête et sa langue étaient encore fonctionnelles, ce qui malgré la situation n’était pas complètement négligeable. Cependant, force était de constater qu’il ne pouvait décemment pas régler son problème avec ça.

« — Rien qui puisse nous êtes utile, j’en ai bien peur » lui répondit le sakaien.

Sa situation le rendait peu loquace. La jeune femme s’excusa et Corvus aurait voulu lui dire que rien de cela n’était sa faute, mais son état le préoccupait trop pour lui permettre de formuler la moindre phrase. Avec l’énergie du désespoir, Corvus tenta un instant de se libérer de cette entrave. Ses muscles se tendirent sous l’effort et ses membres se mirent à trembler sous la contrainte imposée par le sakaien. Le soldat résista plus longtemps qu’il ne l’aurait imaginé, avant de finalement abandonner, à bout de force. Ultime indice de sa captivité, des étincelles lui parcoururent le corps … la force ne lui était d’aucun secours, pourtant Corvus avait le sentiment que c’était là tout ce qui lui restait.

Inquiet, Pichu l’observait de ses grands yeux sombres sans dire un mot, tandis que Corvus craignait de voir le Statik atteindre de la jeune femme. Les connaissances du sakaien se limitaient à son expérience et aux nombreuses leçons de sa mère, mais le jeune homme ne savait pas tout et pessimiste de nature, il imaginait toujours le pire. Corvus tenta de respirer, mais comme un Rattata piégé son cœur s’était mis à battre la chamade et un regard furtif en direction de la mer acheva de l’inquiéter. Dans combien de temps la marée montait-elle ? Corvus devait trouver une solution …

Corvus était presque certain de connaître la réponse. Il devait se calmer, lâcher prise, ne plus résister, mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Le soldat qu’il était n’avait jamais appris à le faire et tout seul, Corvus doutait d’y parvenir. Seul ? Non, il n’était pas seul.

HRP:

Voilà un défi d’apparence insurmontable. Autant me demander de soulever un cheval, à ce point-ci je doute d’y trouver une différence. L’aider à se relever aurait probablement été possible dans le cas où Corvus avait eu une once de contrôle sur sa masse musculaire. Raide et tendu, il ne parviendra pas à bouger et toute tentative de ma part de le relever s’avérerait un échec. J’ai parfaitement conscience de mes capacités et la force brute n’en fait pas partie. Au combat, je suis le genre d’adversaire qu’il devient difficile de toucher, sans cesse en mouvement, profitant de mon pied léger pour esquiver les coups jusqu’à épuisement de mon vis-à-vis. Ici, ce talent ne m’aidera guère. J’observe le jeune homme avec un sentiment de culpabilité grandissante. Sans mes idées idiotes, le pauvre ne se serait jamais retrouvé dans cette situation peu digne. Heureusement, il ne semble pas trop m’en vouloir pour le moment. Je papillonne nerveusement autour de lui en l’observant sous tout ses angles, dans l’espoir de trouver une solution soudaine à notre problématique. Je ne réalise que plus tard que mon comportement pourrait grandement le gêner. Pour ne rien arranger, la marée monte doucement. D’ici une heure, elle aura certainement enseveli Corvs. Nous devons agir. Je prends une grande inspiration. Devant des ennuis financiers plus épineux, je ne suis pas reconnue pour perdre mon sang-froid. Je crois que je n’ai simplement pas l’habitude qu’on dépende de moi ainsi. J’imagine que je devrai y prendre goût.

Akeira, derrière moi, s’est mise à paniquer quelque peu. Je lui offre un regard rassurant, construit de toute pièce. Je pense avoir une idée qui pourrait nous sortir de ce mauvais pas. Je l’expose aux deux autres d’un ton pensif :

«Au marché, on peut trouver une concoction de Baie Ceriz. Cela devrait aider à vaincre la paralysie. Akeira, prends ces écus, ce devait être suffisant pour en acheter autant que nécessaire. Tu seras bien plus rapide sans moi. Amène Danaé avec toi, elle saura te guider. Je vais rester auprès de Corvus.»

Ce serait un peu cruel de le laisser seul dans cette fâcheuse position. La servante hoche aussitôt la tête, rassurée par mon leadership. Je n’ai pas l’occasion de lui répéter qu’elle s’élance de toutes ses jambes en direction du marché, à quelques pâtés de maison d’ici. En espérant qu’elle se presse. Pour ma part, je me retourne vers le jeune homme, réalise que nous sommes maintenant seuls.

*silence gênant*

J’ai perdu l’habitude de discourir simplement. Au travail, je préfère longer les murs, me faire passer pour un courant d’air. On ne me regarde pas car je ne souris pas, je m’habille de manière sobre, je marche discrètement et j’évite tout contact visuel. Je m’ouvre un peu plus en groupe, où je me sens plus en sécurité. Mais maintenant que je suis avec lui, je me souviens de la peur ressentie lorsque je l’ai vu pour la première fois tout à l’heure. Je n’ai pourtant aucune raison de le craindre, surtout pas maintenant. J’ai entouré ma poitrine de mes bras, mal à l’aise, ne sachant pas quoi dire. Alors je dis un peu n’importe quoi, racontant une anecdote que j’avais presque oublié.

«Du jus de Baie Ceriz c’est… ce que j’ai pris quand j’étais petite, une fois. Je devais avoir huit ou neuf ans, à l’époque on me surnommait le petit Férosinge de la famille car j’adorais grimper aux arbres pour voir le ciel. Sauf que cette fois-là, je suis tombée, directement sur un Rafflésia. Il n’était pas bien content de la petite fille tombant du ciel interrompant sa sieste. J’ai eu droit à ses spores paralysantes, heureusement. Je me souviens à quel point la sensation était désagréable. Un peu de jus de baie et j’allais déjà beaucoup mieux.»

Je scrute le petit Pichu, resté auprès de son dresseur.

«Désolée, Pichu, je ne voulais pas hausser le ton tout à l’heure. Tu es puissant, tu dois faire attention à la manière dont tu utilises tes pouvoirs.»

L’attente est longue lorsqu’on ne sait pas patienter. Néanmoins, il n’est pas plus de quelques minutes avant que la jeune femme ne revienne, brandissant la bouteille comme si sa vie en dépendait. Elle la remet dans mes mains, essoufflée. Je lui offre un sourire satisfait, le premier depuis un moment il me semble. Elle a fait du bon travail. Je me retourne vers Corvus, un peu gênée. Sa position n’est pas idéale et je n’avais pas trop l’intention de jouer les guérisseuses aujourd’hui. Il faut ce qu’il faut, dit-on.

«D’accord euh… Ouvrez la bouche, je vais en verser… d-dans votre bouche.»

Peut-on mourir d’embarras ?

Hors-Jeu: