HRP:

Sinistre. De quoi me préparer à arriver chez l'aimable sire Corbusse et la clique d'aristo qui lui servait de famille. A l'horizon, on distinguait la sombre silhouette du Manoir de Clavy, où je n'aurais pas été surpris de tous les voir vagabonder.

Tropius avait volé sans arrêt depuis Ran, cependant nous n'avions pas seulement aterri au marais que pour lui offrir une pause bien méritée mais également pour en tâter la vase. Cette zone du lac Noctali serait le théâtre d'une sinistre mascarade mettant en scène les Hurleurs et le poignard de Delsin au mois de juin, et je comptais bien en tirer les ficelles. Hors de question de se laisser avoir par l'effet de surprise, ces maudits malfrats au visage peinturé m'avaient causé trop de problèmes alors que je n'en connaissais qu'une seule représentante.

Palo avait déjà eu du mal à boire sereinement l'eau de la Serpentine, je ne m'attendais donc pas à ce qu'il entende s'hydrater dans celle de ces sinistres marécages. Elle tenait plus de la bouillasse qu'autre chose. C'était définitivement le pire endroit pour se donner rendez-vous, mais venant d'un groupe de l'ombre cela n'avait rien de réellement étonnant.

Même au sol, je préférais rester sur le dos de Tropius qui essayait désespérément de garder les pattes hors des zones boueuses, mais c'était à peu près aussi évident que de tenir sur une jambe le pied nu sur la tête d'un Khélocrok. Pour autant, je n'arrivais pas à être réellement dégoûté de ce biome, et j'avais hâte de goûter les surprises que Célébi y avait laissées... Même si à première vue, il n'était pas évident que Célébi en était l'artisan. J'aurais plutôt misé sur une armée d'Avaltout.

- Courage l'ami, fis-je à Palo. On ne reste pas ici longtemps. Juste le temps de faire un peu de repérage.

A vrai dire, mes pokémons auraient tous pu découvrir le lieu avec moi, car si je souhaitais prendre les deux Hurleurs par surprise le moment venu, j'aurais besoin de toute leur force et de leur présence. Je ne me faisais pas vraiment de soucis pour Palo de ce côté-là, ses ailes pouvaient le porter n'importe où. Mais Boskara était un tout petit peu trop lunatique pour ne pas s'embourber par mégarde, et Araqua trop peu habituée à une eau aussi visqueuse. J'hésitais presque à ne pas compter sur eux dans cette affaire.

Quant à Smaragdin, il serait mon meilleur atout. Il était sage de le laisser se joindre à nous pour ce petit intermède exploratoire. Je mis la main sur sa Captis Ball, ignorant les bruits à l'entour pour le moment. Si une créature avait le mauvais goût de nous sauter dessus, elle aurait le privilège d'être la première à goûter au Draco-Marteau du Noadkoko.

La visite guidée de ce sinistre bourbier ne faisait que commencer, et l'accueil fut assuré par la faune batracienne locale. Tropius se dégagea sans délai de la Grenousse en l'écartant d'un grand coup d'aile-feuille, mais son mouvement de recul nous emmena sur un chausse-trappe naturel... Son grand corps végétal absorba l'essentiel de la décharge électrique du poisson, mais j'en reçus tout de même une partie dont je me serais bien passé.

- Eh bien, ça commence fort, fis-je en lançant finalement la Captis Ball de Smaragdin en l'air.

Voir jaillir le Noadkoko de sa sphère tenait toujours du spectacle: ce totem dépassait Tropius en hauteur. Il était impossible de ne pas être surpris par son allure imposante superposée à ses visages innocents perchés sous les feuilles, surtout quand on l'avait connu sous la forme d'une demi-douzaine d’œufs aussi sympathique que passe-partout. Cependant la grandeur lui allait bien: manifestement la sève ne lui montait pas trop à la tête - ou plus exactement aux trois - puisque depuis son évolution il n'avait pas spécialement eu le mauvais goût de nous rappeler qu'il était devenu un dragon. Un dragon fantasque, certes, mais un dragon tout de même. Il fallait bien l'avouer: le voir déverser sa gerbe de flammes mauvâtres sur le canyon de Ran avait suffit pour que je me sente en sécurité totale à ses côtés. Son mandat de médiateur entre Feuille et moi avait pris fin, il était désormais un réel protecteur de la forêt. Et de ma personne, par procuration.

Fatalement, en rejoignant le monde matériel il s'embourba jusqu'à ce qui lui servait de genoux. Sa grande queue ne fut pas de trop pour l'aider à se mouvoir dans toute cette daube.

- Bienvenue dans la vase, Smar. Regarde bien autour de toi, on reviendra ici dans quelques semaines, et autant te dire tout de suite que ce ne sera pas pour pêcher du... Limonde, c'est ça? fis-je en vérifiant l'identité de la bestiole qui nous avait électrisé.

Sans approuver, la créature plate nous dévisagea avec un dédain teinté de malice. Elle s'était montrée violente et semblait fort disposée à reproduire ce comportement, même si c'était avant tout dans un but défensif. Palo et moi ne l'avions dérangée qu'à cause du comportement impulsif de la Grenousse, qui était bien trop imprévisible pour ne pas être une menace. Il fallait d'abord s'occuper d'elle.

Les trois visages du Noadkoko me regardèrent sans un mot. Ils étaient respectivement intrigué, béat et dubitatif. Comme s'ils me demandaient la raison profonde de leur invocation.

- Or donc, Draco-Marteau sur la Grenousse, s'il te plaît.


***



Comment ça, Draco-Marteau sur la Grenousse? Il ne pouvait pas être sérieux! Et pourtant, il avait dit "s'il te plaît", sa demande méritait donc qu'on s'y attarde! Qu'avait-elle donc fait, cette pauvre chose?

Nous jouâmes d'abord la carte de la diplomatie.

- Salutations, autochtone.

- Oooooh! Vous êtes donc bien grand!

- C'est un fait.

- Ça vous dirait que je vous masse le cou?

- ... Plaît-il?

Sans attendre notre réponse, la petite grenouille nous bondit sur la nuque, et y déversa de l'eau dans un crachat de type Vibraqua tout à fait perturbant.

- Allons, arrêtons ces enfantillages, nous ne sommes pas votre jouet.

Elle sembla convaincu du contraire, puisqu'elle se mit à danser sur notre dos.

- Nous nous permettons de vous donner un dernier avertissement: laissez-nous tranquille sans délai, ou nous...

- Est-ce que vous savez faire ça? Nous demanda-t-elle en se léchant l'oeil droit.

Nos trois regards se tournèrent vers monsieur Teion. Il n'avait pas l'air ravi de notre façon de gérer la situation. Quant au Tropius qui le portait, il semblait davantage préoccupé par une autre bestiole des marais qui lui traînait dans les pattes.

Nous prîmes donc les devant. D'un mouvement de queue, nous poussâmes l'amphibien sur le côté, l'envoyant dans la boue. Comme elle nous cracha à nouveau du Vibraqua à la figure - ce qui, bien que très facile à absorber par notre corps de dragon végétal, restait désagréable - l'idée de la contre-attaque fit son chemin.

- Veuillez nous excuser.

- De?

ZBVLAN

- Ougouillougouillou.

Le Draco-Marteau était un assaut violent mais persuasif. La Grenousse envisagea un petit rugissement pour nous impressionner, ce qui lui valut un deuxième coup véloce de nos trois figures dans la sienne. Elle ne nous embêta plus.

Nous avions pris goût à notre mission. Au suivant!

Monsieur Teion nous indiqua le poisson qui leur avait causé du tort à Tropius et lui. Il n'avait pas la silhouette d'un prédateur, mais ayant grandi dans les Forêts Géantes nous avions appris à ne pas se fier aux apparences. De plus, il avait l'air teigneux, et tout à fait disposé à contre-attaquer! Peut-être même l'avait-il déjà fait pendant que nous étions aux prises avec cet amphibien farfelu. Comme nous n'avions pas spécialement envie de punir un innocent, nous demandâmes confirmation à Tropius.

- Elle nous colle depuis tantôt, répondit Palo dans une indignation manifeste. On se prend des éclairs à chaque mot de travers, et ça commence à bien faire. Ne le ménagez pas.

- Puisqu'il le faut...

En quelques mouvements de queue, nous nous propulsâmes vers cet habitant des eaux peu profondes, captant son regard. Peut-être qu'il serait plus facile de le calmer en l'hypnotisant? Nous entreprîmes de bouger notre cou, nos têtes, nos yeux, avec la même dynamique que nous le faisions à l'époque où n'étions que des graines, pour assoupir l'ennemi.

Non seulement l'ennemi ne s'endormit pas, mais il nous décocha un Coup d'Jus détonnant dans la gorge, avant de se cacher dans la vase.

Maligne, mais pas téméraire... et probablement pas au courant que l'électricité était très peu efficace sur nous. Nous le délogeâmes de sa cachette en abattant à nouveau tout notre corps dans l'eau, dans un assaut que les humains appelaient "Mégafouet". Le poisson voltigea hors de la boue, ce qui laissa le temps à Tropius de lui envoyer une déferlante de tranch'herbe qui la taillada de toute part. Le règne de la Limonde prenait fin... Dans un ultime effort, elle fit jaillir de la boue sur nos larges corps qui en avaient vu d'autres.

- Vraiment navré.

ZBVLAN

Nous étions couverts de vase et de sueur, mais au moins nous avions rétabli une relative quiétude, et monsieur Teion pouvait continuer son repérage sans crainte d'être interpellé.
Pour quelques secondes, du reste.

PALO

Evidemment, il était inutile d'espérer de Teion une explication défendable pour cette déplorable escapade dans la vase. Smaragdin n'avait pas l'air de s'en préoccuper: ce grand dadais aux trois visages semblait se satisfaire d'à peu près n'importe quoi, du moment que l'autre chevelu était content. N'ayant pas sa candeur, ni l'envie de me frotter à d'autres autochtones, il allait sans dire que j'étais extrêmement pressé de me tirer d'ici.

Teion était sur mon dos. C'était moi qui avait les commandes. Je n'avais qu'à décoller, et il ne pourrait pas réellement s'opposer à ma décision! Nous prenions simplement le risque de laisser Noadkoko tout seul, les pieds dans la boue. Eh bien! Voilà qui lui laisserait un peu plus de temps pour faire du "repérage" le temps qu'on retourne le chercher! Mais il y avait plus simple: j'aurais aussi pu me cabrer et laisser Teion choir dans la boue le laisser avec lui, puis m'envoler vers d'autres cieux sans demander mon reste. Après tout, avec les deux gros sacs de baies accrochés à mon harnais, j'avais de quoi survivre en autonomie pendant des jours, y compris en territoire hostile.

Smar me dévisageait. Il avait dû lire mes intentions dans mon visage, il était fort pour ce genre de saleté.

- Qu'est-ce que t'as, toi? Aboyai-je.

- Nous? Oh rien. Tu avais l'air ailleurs.

- Si seulement.

Il pencha son immense cou, comme pour me signifier son empathie. Peine perdue.

Il fallut deux nouvelles petites silhouettes pour me tirer de mon désarroi. Une petite crotte verte qui chantait, et une autre crotte transparente qui se croyait intelligente à la coller dans son angle mort. Une charmante scène que j'entrepris de perturber promptement. Pourtant, sur mon dos...

- Palo, approche-toi d'eux discrètement. Le truc blanc derrière le Rozbouton m'intrigue.

Allons bon! Il suffisait que j'identifie un divertissement potentiel pour qu'on m'en vole la perspective. Avec un peu de chance, l'une des deux crottes allait nous remarquer et réagir avec une violence disproportionnée, ce qui donnerait une excuse à Smaragdin et moi pour l’aplatir. Pour l'heure, nous suivions la première comme il suivait le Rozbouton... mais même avec toute la bonne volonté du monde, un Tropius reste un Tropius, et un Noadkoko reste un Noadkoko. Chaque pas que nous faisions dans la vase était un nouveau boucan. Le Rozbouton finit par nous calculer, et remarquant qu'un bidule blanchâtre le suivait également, il finit par s'enfuir chanter ailleurs.

Attristée, la chose blanchâtre resta sur place un moment, ce qui laissa à Teion le temps de l'observer changer de couleur à mesure que la pluie se mettait à tomber.

- Incroyable... Mes amis, je crois qu'on tient un Morpheo. Observez-le bien.

Nous observâmes. En effet, avec l'arrivée des intempéries, la crotte blanchâtre était devenue une crotte azurée. Splendide.

En attendant, nous étions trempés...
Mais seuls!

Ah. Si seulement.

Puisque Palo n'y mettait aucune bonne volonté, je décidai de finalement rejoindre la vase à mon tour. Après tout, il n'y avait aucune raison pour que je n'y goûte pas moi aussi. Le pauvre Tropius n'y mettait aucune bonne volonté, et je n'avais pas l'intention de laisser ce Morpheo me filer entre les doigts. Pour l'heure, nous avions simplement réussi à le rendre triste, et ainsi à faire tomber la pluie sur nos têtes déjà moites.

J'avais lu sur cette espèce il y avait bien longtemps, lors de mon dernier passage à Enogen. A la Grande Bibliothèque, j'avais trouvé plusieurs thèses et un grimoire entier qui lui était concerné. Il fallait dire que Morpheo faisait littéralement la pluie et le beau temps... Et si cela suffisait à alimenter la curiosité des érudits, cela pouvait être un allié d'une richesse inestimable pour toute personne désireux de s'affranchir des contraintes naturelles. Les maraîchers, paysans et autres sylvicuteurs de mon accabit étaient tout désignés.

Pour autant, je ne connaissais pas les besoins de ces créatures aux capacités étonnantes et à la forme changeante. L'appâter avec un bout de baie n'allait pas être aussi efficace que cela ne l'avait été avec Tropius ou Tortipouss, il allait falloir s'adapter. Je me plaçai à quelques mètres de la brumeuse créature, et m'accroupis pour me mettre à sa hauteur.

- Enchanté, petite chose.

L'esprit nébuleux se tourna vers moi. Une aura bleue l'avait recouverte, lui prêtant l'allure d'une grosse goute d'eau. Il n'avait pas peur de moi, mais la silhouette de mes deux grands compagnons l'intirgua. Pas l'habitude de voir deux grands arbres déambuler dans la boue? C'était compréhensible.

Aussi, il me contourna pour s'approcher d'eux.

- Hum... c'est vexant.

Il n'avait pas jugé nécessaire de passer par moi pour s'adresser à mes gardes du corps.


***



- Vous êtes pénibles, vous avez fait fuir mon copain.

- Si c'était vraiment ton copain, pourquoi s'est-il barré?

- Palo, ne sois pas aussi rude avec lui, le pauvre... Regarde, il est tellement triste qu'il s'est littéralement changé en larme!

Ils étaient mignons, tous les deux. Pas bien fins, mais très élégants. Ils feraient l'affaire.

- Je vous propose de vous racheter en le remplaçant. Ça vous tente?

Mister Nanab n'avait pas l'air tenté. Quand au cocotier géant, il pencha ses trois têtes, avec dans chacun de ses regards une subtile envie d'en savoir plus.

- Je suivais ce bourgeon sur pattes pour voir si j'arrivais à stimuler sa croissance et sa vivacité malgré lui. Etant donné vos grosses feuilles et votre corpulence, vous ferez des sujets d'étude encore plus pertinents.

- Qu'est-ce qu'on doit faire?

- Je vais pleuvoir encore un peu sur vos tronches, et dans quelques instants je ferai revenir le soleil d'un coup pour voir l'effet que cela aura sur vous. Vos capacités physiques, notamment. Je vous demanderai alors de faire les mouvements les plus amples et les plus véloces possible. Partants?

Le Noadkoko fut emballé.

- Pas sûrs qu'il y ait vraiment besoin de tester cela, mais si cela peut vous enchanter! Nous sommes partants.

- A la bonne heure. Et vous, sire Palo?

Le tétrapode sembla agacé par quelque chose.

- Quand tu ramèneras le soleil, on pourra aller éclater la crotte violette qui fait tout ce boucan?

"Quel boucan?", songeai-je. Effectivement, un Toxizap pleurait tous les décibels qu'il pouvait un peu plus loin.

- Du moment que vous vous dépensez physiquement, carte blanche. S'il y a des blessés, ce ne sera pas mon problème.

- Alors j'en suis.

Je fis pleuvoir encore près d'une minute. Le temps que l'humain se rapproche de moi et m'interpelle à nouveau, pile au moment où je dissipai les nuages pour faire jaillir la lumière céleste sur mes feuillus cobayes.

Étrangement, l'humain crut que c'était le fait de le regarder qui m'avait donné ma forme solaire. Cela lui donna l'illusion d'être la cause de mon changement d'humeur, faisant l'erreur classique de confondre corrélation et causalité.

- Eh bien... je ne sais pas ce que j'ai pu faire pour te rendre le sourire, mais enchanté d'y être parvenu.

Il en resta convaincu longtemps, de sorte que nous tissâmes un lien durable fondé sur ce malentendu.

Ainsi, du fait de la volonté de Morpheo qui avait revêtu une grande robe chaude couleur tomate, le soleil se remit à briller. Il abattit ses rayons sur le marais, et ce faisant sur les larges feuilles de Noadkoko et Tropius. A ma grande surprise, cela rendit ce dernier méconnaissable.

J'avais déjà pu remarquer que les grands arbres redoublaient de vigueur sous un soleil puissant après la pluie, mais l'effet était saisissant. Le gros balourd qui pataugeait péniblement un peu plus tôt avait laissé la place à un fougueux destrier, pourtant je ne regrettais pas d'en être descendu: il ne lui fallut que quelques secondes pour se gorger de lumière avant de se cabrer acrobatiquement comme un Galopa, et de se lancer à l'assaut de ce qu'il avait identifié comme son nouvel ennemi: une Toxizap pleurnicharde, bien décidé à agacer toutes les existences à l'entour.

Un Rapion essayait désespérément de calmer la bestiole, mais c'était sans espoir. En voyant Tropius débarquer les quatre fers en avant, il sembla l'interpeller.

***

PALO

- J'ai tout essayé mais elle est inconsolable. Votre aide est la bienvenue, nous pourrions monter un petit spectacle de...

- Ce ne sera pas nécessaire, répondis-je en faisant déferler des trahnch'herbes sur la Toxizap.

Après avoir encaissé mes feuilles sans réelle douleur, la petite nuisance mauvâtre s'arrêta enfin de brailler... Au lieu de quoi elle jugea pertinent de me regarder avec ses yeux mouillés, en espérant me faire perdre mes moyens. Et le plus navrant, c'est que cela marcha. J'en fus tétanisé.

- Bon, je vous laisse prendre le relais, vous avez l'air de savoir y faire, ironisa le Rapion en disparaissant dans la vase.

Et évidemment, l'instant d'après la Toxizap se remit à pleurnicher.

- Vas-tu donc la fermer, petite daube?

Je fis déferler les vents sur elle en déployant une Tornade avec mes ailes. Mais la petite peste semblait invulnérable: les forces des plantes et du vent n’étaient pas les armes dont j'avais besoin pour la mettre à genoux. Problème: c'était à peu près tout ce que j'avais en réserve. Je ne pouvais pas compter sur le soutien de Noadkoko, qui était en train de discuter avec Morpheo un peu plus loin de l'absence d'impact notable du soleil radieux sur son propre organisme. Quant à Morpheo, même s'il m'avait tout bonnement offert le soleil, son aide s'arrêtait là. Enfin, Teion semblait prendre un malin plaisir à m'observer me débrouiller. J'étais seul dans cette mélasse. Tant mieux! Au moins je n'avais à composer avec personne! Aucun frein à ma violence.

Lorsque la Toxizap récupéra sa mobilité, sa première réaction fut de m'asperger d'acide en crachant sa bave caustique sur mes ailes. Ce fut à mon tour de hurler, mais de douleur cette fois-ci. Malgré notre évidente différence de taille, la nature avait rendu ce combat scandaleusement déséquilibré! Comment renverser une ennemie qui résiste à toutes vos attaques, et qui peut vous faire regretter d'être né en vous crachant simplement dessus? Je voulus l'intimider en lui faisant les Gros'Yeux, mais j'eus pour toute réponse un nouveau regard mouillé qui me fragilisa de plus belle.

Comme le soleil brillait toujours, je l'offris à mon corps et entreprit une Croissance pour augmenter ma force de frappe, mais l'ennemie profita lâchement de ce moment de quiétude pour frotter sa frimousse pleine d'électricité sur mon buste. Mon corps de bois absorba une partie du choc, mais je me retrouvai paralysé.

- Espèce de... Tu vas crever!!

Je voulus la manger toute crue - ce qui n'eût pas été l'idée du siècle au regard de sa toxicité, j'en conviens - mais je ne pus pas produire le moindre mouvement, mon corps était en proie à des spasmes tout à fait désagréables. Appeler à l'aide était hors de question, mais j'étais en fâcheuse posture.

C'est alors que je repérai une poignée de baies dans la boue. Elles avaient dû tomber des paniers attachés à mon harnais. Comme il était probable que l'une d'entre elles puisse me tirer de ma paralysie, j'entrepris de tendre le cou pour l'avaler. La Toxizap voulut m'en empêcher en rugissant, mais elle perdait son temps: mon attention était absorbée par une baie Kika, dont le soleil faisait ressortir les couleurs attirantes. Je refermai sans délai ma mâchoire dessus.

Par malchance, cette baie ne soignait pas la paralysie, mais la confusion. Pourtant, elle fut providentielle: en descendant dans mon système digestif, je pouvais la sentir créer un gargouillis tout à fait inédit, car j'étais en train de développer une nouvelle attaque. Cela sembla intriguer Teion, qui s'approcha de la scène avec une curiosité palpable.

La Toxizap n'était pas rassurée non plus... elle recommença à pleurnicher bruyamment, mais s'arrêta bien assez tôt puisque je lui vomis littéralement un torrent de boue et de sable dans la figure. L'assaut fut fatal... du moins, il marqua la fin des larmoiements.

- Incroyable , s'excita Teion. La baie Kika s'est muée en une frappe de type sol... Le "Don Naturel", si ma mémoire est bonne?

Un sacré don, oui! Et il s'avéra par la suite que chaque baie donnait un type d'assaut différent. J'avais eu la chance de tomber sur celle qu'il me fallait pour mettre la Toxizap au tapis, mais les semaines qui suivirent nous prouvèrent que j'étais désormais capable de cracher du feu, des éclairs, ou même de l'acide. Non mais!

Morpheo et Noadkoko se joignirent à l'humain pour me féliciter... à leur manière.

- Waouh! Joli coup, Palo.

- "Joli" ? Ce n'est pas le terme que j'aurais utilisé... en fait, c'était même parfaitement dégueu. Mais je m'avoue impressionné! Mon Zénith vous a donné une vigueur inespérée. Il faudra remettre cette collaboration à l'avenir.

Je ne savais pas dire "merci" ni "de rien".

- Grrmmph.

Palo avait dépassé toutes mes attentes. Je ne l'imaginais pas capable d'un tel prodige, et j'étais encore loin d'en deviner le potentiel. L'abondance de baies qui pendait à son harnais étaient autant de munitions qu'il aurait l'occasion de tester au prochain règlement de compte.

J'étais tout autant stupéfait par les capacités de Morpheo. Je compris bien plus tard à quel point la créature était encore plus fascinée par ses propres pouvoirs que je ne pouvais l'être, mais le voir se métamorphoser était un spectacle renversant. Lorsque les cumulus reprirent leurs droits sur le ciel, la forme orange du petit être s'estompa, et Morpheo reprit son apparence initiale, avec des petites éminences sous la tête qui évoquaient les diakènes du gaillet sauvage. Je choisis donc de le nommer ainsi, puisque je m'étais mis en tête d'en faire mon allié.

Mais le lutin blanc avait l'air davantage préoccupé par la compagnie de Palo et Smaragdin que par la mienne. J'étais loin de m'en douter, mais en vérité il s'intéressait de très près à leur métabolisme, et en particulier leur façon de boire les rayons soleil. En l'occurrence Tropius avait tout donné, mais Noadkoko, dont les feuilles supérieures couvraient une surface comparable à celles des ailes de Tropius, n'avait pas fait montre d'une vigueur comparable sous les effets du Zénith de Morpheo. Lorsqu'il n'était qu'une poignée de Noeunoeufs, l'effet de la lumière du jour sur sa vivacité était édifiante. Il fallait croire qu'en le laissant croître ainsi, Célébi lui avait ôté certaines caractéristiques propres aux arbres, pour lui en prêter d'autres propres aux dragons. Je ne savais pas encore si je devais m'en réjouir, et voir dans ce Noakoko un protecteur ou un pilier écologique... son caractère me laissait parfois penser que la seconde option était peut-être meilleure pour lui.

- Assez divagué. Dispersons-nous un peu.

Le silence du Toxizap avait inspiré le reste de la faune locale: aucune autre créature ne nous dérangea plus pendant l'escapade, sauf lorsque nous manquions de mettre le pied sur l'une d'entre elles. Certaines redoublaient d'inventivité pour s'intégrer au paysage: c'est ainsi que je découvris les Saquedeneus dans leur milieu naturel, ressemblant à s'y méprendre à d'autres plantes grasses que je n'avais également vu que dans les grimoires.

Avec l'aide de Palo, je procédai à divers tests sur le terrain, évaluant la profondeur des marécages selon la zone, ainsi que les caractéristiques physiques du sol. Les baies étaient moins nombreuses que les champignons, mais quelques baies Lampou traînaient quand même ça et là et s'accrochaient au vaste corps de Tropius. Il en avala une en faisant sa toilette, et je crus alors qu'il avait rejoint son ombre: son corps tout entier était devenu si sombre et ténébreux que je crus avoir affaire à un autre spécimen. Je n'aurais pas aimé être son ennemi à ce moment-là... aussi, récolter un maximum de ces baies me parut judicieux.

Smaragdin et Diakène continuaient d'échanger dans leur langue, en se promenant dans la zone. Nous nous éloignâmes fortement, mais sur ce terrain plat Noadkoko n'était pas difficile à trouver. Sa taille lui offrait par ailleurs une vue imprenable sur l'ensemble du lieu. Palo était ma botte secrète, mais Smar était mon premier garde du corps: j'avais tout intérêt à le laisser s'approprier le marais, voire à laisser Morpheo lui en faire la visite guidée.

Car si les Hurleurs s'étaient donnés rendez-vous ici, ce n'était pas pour le plaisir. A ma connaissance, c'était une communauté sylvicole, et la forêt leur offrait toute la solitude dont ils pouvaient rêver. Ils n'avaient aucun intérêt à s'enliser dans ce bourbier, à moins que l'un d'entre eux - et je pensais davantage à Solin qu'à Cléo - ne connaisse le terrain mieux que la jungle elle-même.

A force de m'égarer en suppositions et de découvrir la flore locale, je ne vis pas l'après-midi passer. Malgré moi, j'avais pris goût à tâter la vase.