HRP:

TIL

Cette Insécateur n'était pas commode. La première fois que je l'avais vue chez maman Trixie, j'avais voulu lui mordiller la patte pour jouer... je ne sais plus ce qu'elle m'avait dit, mais ce n'était pas très sympa.

Ce jour-là, Teion m'avait demandé de faire équipe avec elle, pour trouver je ne sais pas trop quoi. On ne se comprenait encore pas très bien.

C'était au lendemain de la caverne qui sentait la Nanab. Grâce à Tropius nous avions atterri près d'une source, mais elle avait une couleur étrange. Pas envie de boire là-dedans. Je préférais celle de l'auberge, l'eau y était plus claire. Mais l'endroit était aride.
Je m’abreuvai, résigné.

- Mouais. Pas terrible.

- Arrête de traîner. Pas que ça à faire.

- Tu es bien nerveuse Feuille. Pas que ce soit vraiment inhabituel, mais t'as pas l'air dans ton assiette.

Elle m'ignora, continuant d'écarter délicatement les hautes herbes. Je sentais qu'elle se contrôlait pour résister à la tentation de les faucher d'un geste sec.

- C'est cet endroit qui te met dans un état pareil?

- ...

- J'en étais sûr. Tu es déjà venue ici?

- J'y ai grandi.

- Je croyais que tu avais grandi dans une menuiserie glauque...

- C'était avant.

- Avant quoi? T'es pas claire. J'y comprends rien.

- Le contraire m'aurait étonné.

Grumpf. Pas commode.

***

TEION

A l'approche des eaux turquoise de la rivière, la flore s'était faite de moins en moins rare, mais il ne faisait aucun doute qu'on était très loin de la jungle. Pour la plupart, les plantes que l'on y croisait étaient le genre qu'on ne voyait qu'en pot chez les aristocrates: des feuilles épaisses et pointues, gorgées d'eau et de graisses, comme des yuccas ou toutes sortes de cactus. Elles s'étaient adaptées à l'aridité et à gérer une évaporation quotidienne massive. Les pluies n'étant pas fréquentes, il leur fallait pomper l'essentiel de leur eau dans le sol, et celui-ci n'en était pas saturé.

Seule la Serpentine et ses crues occasionnelles permettaient la subsistance de certaines espèces plus fleuries. C'était le cas de ces petits arbres à créosote, discrètement dressés près du lit de la rivière. Leurs fleurs jaunes étaient en éveil.

Il ne fallait pas s'y tromper, la créosote que ces plantes dégageaient était une substance toxique, ce qui expliquait pourquoi ces buissons n'avaient aucun concurrent autour d'eux. En dessous des jolies fleurs, il y avait d'implacables assassins prêts à tout pour éliminer leurs concurrents dans ce contexte difficile.

Je m'avançai prudemment d'un créosotier pour toucher son écorce. Ce n'était pas la chose la plus intelligente à faire, mais je comptais bien me rincer les doigts dans la rivière.

TIL



Feuille continuait son travail. Je la regardais faire.

- Tu prends ton pied?

- Affirmatif.

- Ça ne te dérange pas de me voir me tuer à la tâche toute seule?

- Il faudrait que tu commences par me dire ce qu'on cherche.

- Je te l'ai déjà dit, tu n'as juste pas écouté.

- Ah bon. Tu peux redire?

Elle garda le silence. Je plongeai ma gueule dans un bouquet d'herbes fânées pour tromper l'ennui.

- Ah! Fis-je la bouche pleine. Ça me revient. Du miel.

- Ceux qui le produisent, ce serait plus exact. Teion a entendu parler d'une espèce qui vit dans le coin et qui butine à longueur de journée.

- Il a vraiment besoin de nous pour ça? On devrait pas plutôt être à ses côtés pour le protéger?

- Contre quoi? On a quitté les falaises, il n'y a rien de dangereux ici. A moins qu'il ne fasse l'imbécile.




- MUAAAAAAAAAAAAAH



- ...

- ...

***

TEION

Lorsque je posai le doigt dessus, l'arbre à créosote me murmura des choses absurdes.

Jeune homme. Très très très très jeune homme. Bien jeune homme.

Pour que ce fût la seule chose que je perçusse du rayonnement de cette plante, il fallait certainement en conclure que c'était un vieux buisson, un très très très très vieux buisson. Un bien vieux buisson.

... mais encore?

Gare à toi.

CRUNCH

- MUAAAAAAAAAAAAAH

Pendant un bref instant, je crus que j'avais perdu un bout de mon épaule. Par chance, cette ordure de poiscaille de l'enfer avait juste arraché une bonne partie de ma combinaison... et un peu de peau au passage.

Tout était allé très vite. Comme cette horreur s'était accrochée à moi, elle avait dû encaisser un coup de serpe bien placé... Mais sa peau était solide. Il avait fallu que je me jette contre une pierre pour que la mâchoire se relâche enfin. Comme elle se contorsionnait avec disgrâce sur le sol, je la renvoyai dans la rivière d'un grand coup de pied.

En la voyant voltiger je regrettai ce geste un instant, songeant que j'aurais pu en faire mon festin. Peut-être était-ce sous-estimer le calvaire que j'aurais traversé en essayant de la dépecer. Sans regret, je suivis son petit corps ridicule du regard jusqu'au moment où il retomba dans l'eau comme une pierre malveillante, pour être sûr qu'il n'allait pas ricocher jusqu'à moi. Dans le même temps, un autre poisson attira mon attention près de l'autre rive. Je n'eus pas le loisir de le contempler longtemps.

En appliquant un peu d'onguent à base d'Oran sur mon épaule, je priai pour que personne n'aie assisté à cette triste péripétie. Pourtant, les arbres à créosote s'agitèrent.

- Til, c'est toi? Ne traîne pas là-dedans, c'est toxique!

Ce n'était pas lui.

Point culture botanique:

TIL




- Feuille?

- Quoi encore?

- Si tu as grandi ici, tu as peut-être des frères et soeurs qui traînent dans le coin?

- Il évidemment hors de question que je réponde à cette question.

- Comme tu veux. Mais du coup, est-ce que je peux te mordiller le pied?

- Que... Non, bien sûr que non, pourquoi est-ce que tu ferais ça?

- Sais pas. Une envie.

Elle fit mine de ne pas m'avoir entendue. Dommage, j'aurais adoré qu'elle me dresse son portrait de famille... pour peu qu'elle s'en souvienne, la pauvre.

De petites bulles s'échappaient de l'eau trouble. En m'approchant, je vis une petite saucisse grise à nageoire bleues. Elle avait bloqué sur moi, c'était donc tout naturellement que je bloquai sur elle.

- B'jour.

- B'jour.

- Vous n'auriez pas vu du miel, à tout hasard?

- Du quoi?

- Ah. Derrière vous.

Ce n'était pas du miel, mais une autre poissonne au regard plus inquiétant qui s'était faufilé derrière lui. Ses plans tombaient à l'eau... façon de parler, puisqu'ils y étaient déjà.
La saucisse me remercia d'un mouvement et partit vers d'autres courants.

- Vous êtes pénible, me fit la poissonne.

- Vous êtes appétissante, répondis-je avec toute la politesse du monde.

Sans transition, je sautai dans la rivière en lui envoyant une déferlante de feuilles tranchantes à travers la surface de l'eau. Comme elle s'était tout pris en pleine figure, voulus en finir et l'attraper dans ma gueule, ce à quoi la poissonne répondit par un immonde grincement. Je me repliai instantanément dans ma carpace pour me protéger ce qui me servait d'esgourde, partant à la dérive. De là-dedans, j'entendis Feuille enrager:

- T'as pas fini de faire l'andouille, toi aussi?

La tête recroquevillée, je la vis s'avancer vers la rive et parler au poisson.

- Qu'est-ce que t'as fait à mon copain?

- Mais rien, c'est lui qui /SLASH/

- Dégage!

Elle ne l'avait pas abattue, mais son fauchage avait projeté le corps du poisson dans les airs, je le vis retomber plus loin dans le cours d'eau.
Ma dérive s'arrêta, je butai contre un rocher un peu plus bas. Progressivement il se réinstalla un silence que seul l'écoulement de cette drôle de rivière venait perturber. Mais j'étais encore un peu trop tétanisé pour ne pas rester dans ma carapace. Ma partenaire le perçut, elle me rejoignit.

- C'est fini, tu peux sortir.

Alors je sortis. Et je lui mordillai la patte pour la remercier, ce qui déclencha inévitablement son habituel grognement.

- J'espère vraiment que Teion est plus efficace que nous...

***

TEION

Mon arc était bandé, ma flèche tendue.
Je ne savais pas ce qu'il y avait dans ce buisson, mais c'était autre chose que le vent, il valait mieux se préparer à encourager sa fuite. Un moment inattention m'avait presque coûté un bout d'épaule, et à moins de tomber exactement sur les butineurs que je recherchais, je n'avais plus réellement le goût de me frotter à la faune locale.

TEION

Du buisson de créosotier il ne sortit pas de menace, pas d'attaques, pas de vent. Juste de la bienveillance.

- Des bulles? On se fout de moi?

Aucunement. La créature qui finit par s'extraire de l'arbuste pour venir à ma rencontre n'était pas là pour me nuire. C'était la première bête que je voyais à la Serpentine qui n'était pas un poisson, et pour ne rien cacher cela lui fit marquer des points d'entrée de jeu. Mais derrière ses immenses yeux dont le bleu profond était adouci par l'opacité de la bulle qu'elle maintenait autour d'elle avec ses trois petites pattes en l'air, il y avait quelque chose de tendre et de paisible.
L'insecte s'approcha de moi la tête la première, comme si elle avait le projet de me faire rentrer dans son scaphandre pour m'y couver.

- Tu es un peu petite pour ça, camarade...

- Fblblbl, réponit-elle dans une nouvelle salve de petites bulles qui m'allèrent droit au... visage.

Mon coeur était intact, mais je ne passai pas à côté de l'essentiel: l'intention était merveilleuse.
Alors je m'accroupis pour me mettre à sa hauteur, et elle s'approcha de moi, jusqu'à mettre sa bulle en contact avec mes mains... avant de l'agrandir brusquement! Très rapidement, la sphère nous engloba tous les deux, et je me crus transporté dans un havre de paix et de fraîcheur. Comme si une aura protectrice s'était déployée autour de moi et me préservait de la folie du monde.
C'était un mouvement que certains érudits appelaient "Anneau Hydro"... mais ce n'était pas encore tout à fait au point: l'Araqua et moi étions trop volumineux pour tenir dedans aussi longtemps, et la bulle ne tarda pas à éclater. L'insecte en créa une avec précipitation pour sa petite tête.

Au final, ça n'avait pas du tout annulé la douleur de mon épaule qui continuait à saignotter. Cela n'avait pas non plus bouché le trou dans mon vêtement que la Denticrisse avait arraché.

Mais j'étais bien.

- Je... merci.

- Fblbl.

A la base, j'étais venu ici pour Larvibulle et le transformer en un véritable protecteur de la forêt. Il avait suivi un autre chemin, mais en cet instant j'eus l'étrange sensation de lui avoir trouvé une remplaçante.

***

TIL




Comme le poisson carnivore s'était éclipsé, nous nous étions rapprochés de Teion en suivant la rive. Il n'avait pas l'air d'avoir trouvé davantage de miel que nous, mais cela ne l'avait pas empêché de se faire une amie.

- Ça lui reprend, voilà qu'il veut adopter la terre entière s'exaspéra Feuille. Comme s'il n'avait pas déjà assez de bouches à nourrir.

- Elle a pourtant l'air sympa, cette petite bulle.

- Ce n'est pas une bulle, crétin, c'est un insecte.

- Je sais, pas la peine d'être désagréable... j'ai bien vu qu'il avait des pattes. D'ailleurs, à ton avis, elle en a combien? Trois ou six?

Elle ne me répondit pas, et se contenta de soupirer en regardant la scène de loin.

- Ne fais pas cette tête. Tu étais toute aussi sceptique quand Noeunoeuf est arrivé, non?

- Je le suis toujours. Teion ne m'a pas encore convaincu qu'il était une vraie valeur ajoutée, et le fait qu'il soit devenu un dragon ne change rien. Au contraire.

- On peut savoir ce que vous avez contre les dragons?

Je tournai la tête pour voir qui avait parlé. C'était un Minidraco, enroulé autour d'un Yucca, et qui contemplait la scène qui se jouait entre Teion et Araqua avec une consternation tout aussi palpable que celle de Feuille. Malheureusement cela ne suffit pas à lui offrir sa sympathie.

- On t'a pas sonné, lui fit remarquer Feuille.

- C'est ton maître, le chevelu?

- Je n'ai pas de maître. C'est un partenaire.

- A la bonne heure, petite mante. Tu pourras transmettre un message à ton partenaire?

- Ça dépend, lequel?

- Que c'est un gros niais.

- Alors marché conclu.

Le Minidraco parut satisfait, mais son regard se tourna ensuite vers moi et j'y lus une certaine inquiétude.

- Hé la Tortue?

- Mhh?

- Derrière toi!

CROK

- RAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA

Trop tard, ma queue était mordue. Le Carvanha était revenu à la charge: le Faux-Chage de Feuille lui avait épargné un peu d'énergie, et il venait de l'utiliser pour se venger et me prendre par derrière. Je m'agitai violemment et me roulai par terre pour le faire lâcher, mais la morsure n'en finissait pas. Feuille voulut m'aider et le frapper de sa lame une bonne fois pour toute, mais la douleur m'empêchait de rester immobile.

Pourtant, une déferlante de  "Bulles d'O" s'abattit sur mon derrière, et sonna le poisson qui se retrouva au sol, inconscient. L'Araqua, que mes cris avaient interpellé, recueillit le Carvanha qu'il venait d'assommer dans sa bulle avec ses petites pattes, avant de le déposer dans la Rivière.

- Voilà, fit Araqua. Il ne vous tourmentera plus maintenant, soyez tranquille.

Je l'aimais bien. Je savais que cela agacerait Feuille. Aussi, je me tournai vers elle et lui dit simplement:

- Je l'aime bien.

- Je m'en cogne.

- Je crois que je veux lui mordiller la patte.

- Que... j'aurais préféré ne pas savoir ça.

Derrière les créosotiers, Teion regardait tout cela en se frottant la tête. Difficile de savoir ce à quoi il pouvait réellement être en train de songer à ce moment précis. Sans doute qu'il avait le chic pour rassembler des tempéraments diamétralement opposés. Ou alors que j'étais vraiment le dernier des tête-en-l'air pour m'être fait mordre par un poisson. Comme quoi, cela pouvait arriver à tout le monde.

Quant au Minidraco, il s'en était allé. Son allergie aux bonnes intentions l'avait poussé vers d'autres rivages.
Bah! Bon débarras.