«Regarde-les dormir, Chuki. Regarde comme ils se complaisent dans leurs grandes tours de pierre. Regarde ces rats, incapables d’affronter la lune et les étoiles. Ce soir, mon cher, ce sont nous les maîtres de la nuit.»

Mais au lever du jour, il faudra une fois de plus se tapir parmi les ombres. Aux premières lueurs du soleil, il s’éclipsera de la même manière. Un rat, un parasite, un virus qui lentement consume Ekoe. Juché sur son rocher, il a l’audace de se croire invincible et intouchable, narguant de son regard enflammé la grande Vénovos de l’est, construite pour la défense et la guerre. D’un geste ample, le garçon s’hisse sur ses murailles, le pied léger, l’autre suspendu dans le vide. Un soldat repassera, il l’a vu passer la première fois en baillant. Jusque-là, Izhi domine les remparts, un sourire aux lèvres. Son œuvre est achevée, trois navires coulés et leurs cargaisons noyées. Il n’en faudra plus très longtemps avant que les marins accourent en scandant au sabotage. Qui accusera-t-on cette fois ? Certainement pas le véritable coupable. Il n’existe pas. Il n’est qu’un murmure, qu’une idée qu’on formule avant de l’oublier. Ce soir, pourtant, l’envie d’exister se manifeste avec plus d’insistance. Elle cogne contre ses tempes à grands coups déraisonnés. Il a soif, la nuit pleine ne fait qu’attiser son besoin. Le Spectre n’a jamais apprécié les ordres et l’ordre. Il est désorganisé, spontané. Toutes ces pulsions que son frère aîné apaisait en lui.

Mais Yona n’est plus là. Plus vraiment du moins. Izhi peut le sentir dans le vent qui souffle, dans le chant des vagues contre les rochers, dans le scintillement des étoiles. Il entend encore ses murmures, souvent inintelligibles, accompagnant ses pas. Orphelin, plus que jamais, l’homme scrute avec intensité les tours froides et fières de Vénovos. Il les voudrait brûler, brûler, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Sans se douter qu’alors, il n’y aurait pu que son chagrin. À quoi bon sa mission désormais, si ce n’est pas pour l’honorer auprès de son frère ? Izhi ne peut se permettre de douter de ses plans, de ses objectifs. Cette quête immuable vers la rédemption est tout ce qu’il lui reste pense-t-il, hormis sa belle et cet Osselait pataud qui le rejoint finalement, maladroitement. Avec un rire mesquin, le Spectre se dirige vers lui pour l’aider à monter, lui attrapant la queue sans ménagement.

«Tu as encore négligé ton entraînement mon compagnon.»

Il le jette sur le sol où le Pokémon atterrit durement. Il a l’habitude après tout. Izhi ne fut jamais le plus tendre des partenaires, et vice versa d’ailleurs. L’Osselait se venge d’un bon coup d’os dans les tibias, voilà qui devrait lui apprendre. Malgré la douleur, le mage rigole doucement. Le mauvais caractère de Chuki l’a toujours bien amusé après tout. Cette distraction lui a permis de s’extirper de la contemplation de la ville. Il est temps pour lui de s’éloigner, avant que l’aube ne pointe son nez. D’une démarche fluide, l’Huoku se laisse tomber sur les remparts avant de rejoindre les plages de galets. Vénovos, derrière lui, brille toujours de l’éclat de la lune.

Izhi n’avait jamais vu la mer avant de s’aventurer à Ekoe. Encore maintenant, l’immensité de ces eaux l’effraie. Il sait reconnaître un adversaire de taille; il se sait brutalement sans moyen devant la puissance indifférente de ces eaux. Néanmoins, la beauté d’une nuit sans nuage apaise sa crainte viscérale des flots. Les étoiles font luire ses vagues d’éclats fantomatiques, intemporels. Sensible à sa musique, il laisse ses pieds nus traîner sur les galets, se jouer de l’écume qui se faufile sur la plage. Cet éternel mouvement lui donne envie de chanter de ces vieux contes huokus, ceux qui racontent la misère d’une autre époque. De ces chants d’esclaves empreints d’espoir. En s’asseyant à l’écart, baigné par la bienveillance de la lune, il se permet d’y croire. À une autre vie, sans cette culpabilité pour des gestes qu’il n’a jamais commis. Sans ce mal-être constant, cette impression d’avoir quelque chose à prouver. Ce soir, il abandonne une part de ses barrières. Il pense à Nita, il aurait tant aimé l’avoir près de lui en cet instant. Il aurait caressé ses cheveux et lui aurait soufflé tous ces mots d’amour qui l’animent, jusqu’à ce qu’elle le supplie d’arrêter. Sauf que sa belle est un vent qu’il ne peut piéger, ainsi il laisse leurs chemins se séparer. Les retrouvailles n’en seront que plus satisfaisantes, se dit-il.

Malgré tout, il se demande avec qui elle converse. Si on pose sur elle ce même regard qui l’anime lui-même. Il se questionne à savoir si elle l’aimera toujours, ce qu’il ferait si son affection s’égrainait. Elle est tout ce qui lui reste, pense-t-il. En cet instant réflexif, Chuki s’est éloigné, lui aussi fasciné par la danse éternelle de l’océan contre la terre. Sans le réaliser, il est suivi d’une entité farceuse, ayant remarqué depuis un moment l’Huoku et son partenaire. L’Osselait particulièrement l’intéresse. Agglomérant en son corps une quantité suffisante de sable, il saute sur sa proie, qui émet un cri de surprise et d’effroi. Aussitôt, le guerrier huoku se retourne, pour n’y voir qu’une queue désespérée émerger d’une très grande gueule sablonneuse… Quoi ?

«Chuki, ce n’est guère le moment de s’amuser dans le sable…»

Il a senti la présence d’un spectre tout près, mais où ? L’Osselait émerge, furieux, vociférant contre une drôle de créature, qui se manifeste finalement entière. Izhi connaît bien les Pokémon, celui-là ne lui est pas inconnu. Il s’agit du premier qu’il voit sous cette forme plus simple, l’autre étant évolué et bien plus dangereux. Chuki lui hurle dessus, brandissant son petit poing en sa direction. Une réaction qui amuse tout autant le Bacabouh que l’homme à ses côtés.

«Très réussi, Bacabouh, bienvenue. Ou peut-être devrais-je plutôt te considérer comme notre hôte, puisque ces côtes maritimes sont ton domaine.»

Le petit tas de sable fait mine de s’incliner, ce qui amuse tout le monde sauf bien entendu Chuki.

Son domaine, effectivement. Le Bacabouh se plaît ici, à faire les quatre cent coups. Son activité favorite ? Effrayer les passants en formant de petits sables mouvants de son propre corps. Un tour qui fonctionne toujours. La créature éclate de rire devant les menaces de Chuki qui, n’y tenant plus, lui saute dessus en brandissant son os à la manière d’une massue. L’os fait un bruit fort sur la roche alors que l’Osselait manque sa cible, qui a fui entre les galets. Le spectre se reforme un peu plus loin, tout aussi hilare, de ce rire un peu mesquin qui ne fait qu’attiser encore plus la rage du Pokémon orphelin. Izhi prend place non loin, amusé par ce petit spectacle. Il a appris à ne pas se mêler des histoires entre Pokémon, de toute manière il se prendrait un coup dans la tronche s’il tentait d’empêcher son compagnon de toujours. Alors que l’Osselait gronde et tente d’intimider son ennemi, celui-ci surgit derrière lui et vient le surprendre de son Étonnement. Chuki émet un cri aigu avant de courir se réfugier derrière son dresseur qui rigole devant sa mine déconfite. Ils ont connu des ennemis plus impressionnants pourtant. L’Huoku salue les efforts du spectre tout en prenant son ami pour le mettre sur son épaule. Le petit, sur le bord des larmes, n’a pas du tout apprécié ce jeu.

Voyant que son jeu n’est pas apprécié, le Bacabouh se calme un peu. S’il est farceur, c’est pour plaire un peu tout de même. Si l’homme apprécie son humour, ce n’est pas le cas de l’Osselait. Mais peut-être lui introduire ses amis pourrait le détendre ? D’un étrange cri creux, le spectre appelle à lui deux de ses potes à proximité. Le premier à apparaître est un Amonita surfant sur la vague avec énormément de classe, qu’Izhi applaudit. N’est-il pas d’une teinte étrange ? Il a vu quelques chromatiques dans sa vie, mais jamais d’aussi proche. Le chasseur en lui reconnaît l’appât qu’une telle créature pourrait représenter, sauf qu’il ne chasse pas pour la richesse mais pour la gloire. Le deuxième à apparaître est une tortue qui s’arrête à tous les pas pour mordiller, comme s’il s’agissait de sa manière d’appréhender le monde et de communiquer. Bacabouh semble plutôt fier d’ailleurs d’introduire ses deux amis à l’Huoku. Il a trouvé un beau spécimen «d’humain» non ? Celui-là a même deux cornes sur la tête, c’est original.

Les deux créatures aquatiques s’approchent d’ailleurs pour mieux l’observer. Le Khélocrok lui mordille les doigts, sous son œil attendri, alors que l’Amonita lui chatouille les mollets de ses tentacules. Une bande bien sympathique. Il ne croyait pas rencontrer des Pokémon aussi peu peureux en cette région où les humains les chassent pour les enfermer dans des balles de fer.

«Eh bien, quelle bande de petits malfrats. Vous devez jouer des tours intéressants aux passants, n’est-ce pas ? J’aimerais bien vous y voir.»

Chuki ne semble pas partager son avis, toujours juché sur son épaule en considérant les nouveaux venus avec méfiance.

Izhi possède une nature sociable malgré tout. Son travail de chasseur de monstres ne le rend pas moins insensible aux Pokémon, bien au contraire. Le guerrier ne chasse que lorsque nécessaire, pour nourrir les siens ou pour écarter une menace. Pour se couvrir de gloire aussi, affirmons-le. Or, il ne cherchera pas la bagarre devant celui qui n’en a aucun désir, simplement car il estime trop la vie pour le faire. Ces trois petits Pokémon en sont bien entendu dotés, d’une vie particulièrement intéressante aux yeux de l’Huoku. Ils sont libre, ils n’obéissent qu’à leurs lois. Contrairement aux deux autres néanmoins, le Bacabouh espère plus de cette vie. Il aimerait être reconnu, devenir plus fort. En observant le jeune homme cornu, il dessine déjà ce plan pour le convaincre de le prendre sous son aile, sans se douter que le guerrier n’aurait aucune raison de le dissuader. Même qu’Izhi s’est pris d’affection pour ce petit tas de sable original et farceur, malgré les réticences de Chuki. Mais après, le grognon petit Osselait a tendance à préférer la solitude, et aussi l’attention toute entière de son partenaire. Ce stupide spectre l’apprendre d’une manière ou d’une autre. Chuki a beau être naïf, il peut voir l’intérêt que l’autre porte envers son humain. Il frappe son os dans sa main en guise d’avertissement, un avertissement que bien sûr le Bacabouh choisit d’ignorer. Un jour, ils seront amis le fantôme des sables se promet-il.

«Nous devons poursuivre notre chemin, braves bêtes. Mais il a été un plaisir de vous rencontrer cette nuit. Vous voyez, un garde ne tardera pas à passer ici et il vaut mieux pour moi de ne pas être vu. Continuez à bien embêter les passants surtout, vous faites un excellent travail.»

L’Huoku se remet sur ses pieds, jetant un nouveau coup d’œil à la lune. Un jour, Ekoe leur appartiendra et il n’aura plus à se tapir parmi les ombres. Il brillera au soleil, sans plus craindre quoi que ce soit. Il offre un dernier coup d’œil aux trois trouble-fêtes avant de poursuivre son chemin sur les galets, l’Osselait toujours juché sur son épaule. Alors qu’un mouvement se fait sentir derrière eux, Izhi sourit. Il n’a pas manqué de repérer une forme qui le suit, à distance. Il semblerait que Chuki et lui ne feront plus chemin seuls désormais.