Ran nous mangea tout crus. "Nous", c'était Palo, moi-même sur son dos, et Feuille qui se dégourdissait les ailes à nos côtés.

Après avoir survolé les plaines croisées, les arbres s'étaient brusquement raréfiés. A dos de Tropius, contempler le sol était habituellement un fabuleux divertissement, mais l'aridité de Ran m'avait toujours dérangée. Sans l'ombre d'un arbre aux alentours, une subtile angoisse me rongeait... elle s'évanouit pourtant un peu lorsque le Canyon se révéla à nous.

Je n'avais été à Ran qu'à quelques courtes occasions, mais le spectacle m'avait toujours subjugué. Vu du ciel, c'était encore autre chose: les deux falaises semblaient d'autant plus écartées l'une de l'autre, à se regarder comme deux jumelles rivales, avec un vaste fleuve pour les séparer.

- La Serpentine... c'est là que nous allons, camarades.

De fait, la motivation initiale de mon périple Ranien s'était effondrée dans l'oeuf. Mais comme le déplacement était acté dans mon agenda, j'avais tôt fait d'y trouver un nouveau motif. Cette rivière était connue pour abriter une diversité d'espèces singulières, autant pokemon que végétales: en bon naturaliste, mon objectif était donc d'en faire l'étude, pour éventuellement importer certaines d'entre elles dans la jungle si les circonstances s'y prêtaient, et que cela ne mettait pas en péril l'écosystème Midoyen.

En atteignant le bord de la falaise Est, nous atterrîmes tous les trois. Je descendis de Tropius, touchant du doigt cette terre sèche et stérile. En me relevant, je me laissais avaler par la beauté du canyon en silence. Palo était en terre totalement inconnue, et la sécheresse ambiante semblait l'inquiéter à peu près autant que moi, mais cela ne l'empêchait pas de savourer l'ampleur du paysage. Quant à Feuille, elle avait le regard figé sur la rivière qui coulait au loin dans le Canyon. Selon toute vraisemblance, c'était là son territoire natal. Peut-être que des souvenirs de sa plus tendre enfance lui revenaient au goutte à goutte... comment savoir.

- Assez profité, décrétai-je, la rivière nous attend. On descend.

Feuille se jeta dans le vide, pendant que j'enfourchai Palo pour la suivre.

Nous longeâmes la falaise à la verticale, décrivant de grandes hélices vers le fond de la vallée, en s'approchant périodiquement des escarpements. Les chemins y semblaient difficilement praticables, et je m'amusais à imaginer que des espèces de Pokémon habitués à sa raideur y avaient développé des techniques de chasse sournoises: planquées dans la pierre, elles n'avaient qu'à surgir au moment où un promeneur venait à passer pour le pousser dans une chute mortelle en bas de la falaise, avant de descendre en récupérer la dépouille. Si toutefois des charognards ne s'en étaient pas chargés avant.

En songeant à tout cela, j'aperçus des corps au pied de la falaise. Heureusement ils n'étaient pas sans vie, mais par déformation professionnelle je tins à m'approcher. En tirant sur les feuilles de Tropius, je parvins à le guider pour les survoler. Feuille, qui nous avait mis une avance considérable,  nous rejoignit en virevoltant avec son panache habituel.

Trois personnes. Et une ribambelle de bestioles à leurs côtés, dont certains aux allures de bébé dragons ou de grands oiseaux métalliques qui se fondaient à merveille dans le biome... et d'autres avec plus de difficultés. Un Crocrodil n'avait rien à faire aussi loin de la rivière, celui-ci était nécessairement domestique.
Pourtant, en nous voyant décrire des cercles à une dizaine de mètres au-dessus d'eux, c'est avec une férocité toute sauvage qu'il nous montra les crocs.

- Holà, tout doux!! On voulait juste dire bonjour. Et s'assurer que tout le monde allait bien, ajoutai-je en remarquant l’embonpoint de celle qui s'apprêtait à se jeter à l'assaut d'un sentier abrupte. L'endroit est dangereux.

J'étais loin de parler en connaissance de cause. Pour moi, la chose la plus dangereuse en l'état était cet alligator bleu. Insécateur faisait du sur-place avec nous dans les airs, mais je la sentais bouillonner: elle le regardait avec défi.

- Du calme, Feuille... on est pas là pour ça.

En lieu et place des assauts du Crocrodil que je redoutais, je dus faire face à une déferlante de questions de la part de Dessie, auxquelles je ne répondis jamais par la force des choses. Il fallait dire que je n'avais pas étudié la question avec la patience d'un érudit: Feuille volait, point. Courants ascendants ou pas, il y avait une certaine magie à laquelle je n'avais ni l'énergie ni l'envie de m'opposer, d'autres sujets bien plus vitaux méritaient ma curiosité.

Malgré les apparences, j'avais affaire à des personnes sensées. Une mission groupée était le meilleur moyen d'éviter un accident malheureux, et les trois voyageuses l'avaient bien compris. A moins qu'elles ne fassent pas partie du même groupe? Dessie et son irritable amie Sra semblaient partager une proximité physique, mais la dodue n'avait pas l'air très à l'aise avec elles.
Il était question de miel. Était-ce bien le moment de parler sucrerie? Je m'attendais à voir Nat débarquer derrière un caillou.
Ce ne fut pourtant pas Nat, mais un lance-flamme ambulant qui déboula la minute suivante.

Palo et moi touchâmes finalement le sol, suivis par Feuille qui gardait ses distances.

- Je n'ai jamais vu un Drakkarmin, répondis-je à Dessie, mais je comprends la démarche. Quant à Tropius, jusqu'à preuve du contraire c'est le plus gros rapace du périmètre. Ma profession m'habitue aux sauvetages, pas besoin d..

- FROUCHHHGHFHR, répondit la boule de feu qui manqua de nous carboniser Feuille et moi.

Nous fîmes volte-face tous les deux. C'était une Salamèche. Malédiction.

La lézarde n'avait pas l'air enragée, mais elle était juste assez joueuse pour tous nous mettre en danger. Du moins mon équipe et moi-même, mais comme à cet instant j'avais assez peu légitimement endossé la responsabilité de la sécurité du groupe...

- Palo! Reviens, maintenant!

Il n'y avait pas une seconde à gâcher. Si je perdais Tropius, j'étais coincé ici avec ces gamines et ce qu'il me resterait de crédibilité. Je le rappelai en urgence dans sa Captis, en évaluant rapidmeent la situation. Si on oubliait le dentier à pattes qui était aux prises avec la cuisinière, son sac à dos et son défenseur au casque de fruit à coque, il y avait deux autres dragons dont un terrestre et un Tediursa. Rien d'urgent.
La priorité absolue était de neutraliser la salamandre avant qu'elle ne réduise Feuille et toute mon équipe en cendre, et je ne pouvais certainement pas me permettre de compter sur le Crocrodile de Dessie pour couvrir mes arrières. La sécheresse du Canyon me fragilisait mentalement, mais la présence d'une espèce pyromane hostile me rendait encore plus vulnérable.

- Feuille, je compte sur toi! Hâte!

Elle comprit à ma voix que je ne plaisantais plus, et se mit à fuser à ras le sol avec vélocité, propulsée par ses ailes. Une nouvelle flammèche partit dans sa direction, mais elle parvint à l'éviter sans mal. Le feu pouvait la neutraliser très rapidement, mais si elle parvenait à l'éviter systématiquement, elle était hors de danger.

- C'est bien, chope-le par dessus! Cru-aile!

Feuille bondit à son approche et lui fondit dessus, mais son assaut termina dans une roche que le Bébécaille avait brandi pour protéger la Salamèche.
A deux contre un, j'allais vite être en galère. Je ne pouvais pas sortir Boskara, je venais de le récupérer et je ne l'avais jamais fait combattre. Par la force des choses, il m'était impossible de compter sur Larvibule plus longtemps. Quant à Noeunoeuf... c'était le meilleur moyen pour qu'il finisse en omelette.

- Dessie, Sra? Un coup de patte de votre petite famille n'est pas de refus.

C'était un aveu de faiblesse. Plutôt ça que de rester bloqué ici avec tout le monde.

Un vent gelé sorti de nulle part nous glaçait les oreilles. Et pendant que le Tediursa patibulaire s'approchait dangereusement à son tour, Bébécaille faisait barrière entre Feuille et le Salamèche, qui continuait à lui envoyer des flammèches à la figure. Après plusieurs esquives laborieuses, l'une d'entre elles finit par faire mouche et brûla l'Insécateur à l'aile droite.

Cette expédition commençait sérieusement à sentir le cramé.

Indication du post:

En flammes, Feuille ne pouvait plus utiliser ses ailes, mais cela ne l'empêchait pas de canaliser sa rage en multipliant ses assauts. Comme elle était rancunnière, elle avait poursuivi la Salamèche, lâchement abandonnée par son camarade le Bébécaille, pour la frapper par derrière. La lézarde voulut contre-attaquer par une flammèche, au lieu de quoi elle se retrouva aspergée par le tir aquatique du Flingouste. Le coup de boule du Draby domestique sonna la fin de son règne: elle était à terre, nous n'entendrions plus parler d'elle.

Le Teddiursa, quant à lui, s'était effondré de sommeil, assoupi par la créature rose de Dessie qui semblait sortie tout droit d'un mauvais délire à base de fleurs tropicales.
J'adressai un demi-sourire surpris à Dessie, dont les combattants m'impressionnaient par leur efficacité. Je voulus la remercier, mais elle était trop occupée à ... pêcher de la chauve-souris? Pleine de ressources, décidément.
De toute manière, j'eus à peine le temps d'ouvrir la bouche qu'un autre Salamèche aux couleurs singulières s'était joint à la mêlée.

- C'est pas vrai, y'en a combien!?

Insécateur, moins agacée que moi, était prête à attaquer à nouveau malgré le feu qui la rongeait, mais ce fut la cuisinière présumée qui lui ôta ce plaisir cette fois-ci, en enfermant le lézard doré dans une Captis Ball.

J'examinai une dernière fois les environs pour être sûr qu'aucune menace ne nous pendait au nez. De fait, toutes les bêtes sauvages étaient soit sonnées, soit en fuite. Nous n'étions, pour autant, pas au bout de nos surprises... C'est Sra qui nous le fit savoir.

Pour Boskara, Tropius ou même Noeuneuf, le blizzard Artikodien qui venait de de nous frapper en plein désert eût été une plaie. Pour Feuille, il fut salvateur: le feu du Salamèche qui avait abîmé son aile fut étouffé quelques secondes après le début du déluge. Elle était toujours endolorie par la brûlure, mais pour ça, elle savait vers qui se tourner.

- J'ai! lui confirmai-je.

Dans un mouvement automatique, je plongeai la main dans ma poche à baie, et lui envoyai une Fraive qu'elle goba en plein vol. Les propriétés curatives du fruit firent leur effet assez immédiatement: la rougeur disparut, et Feuille retrouva possession de ses moyens. Je pourrais encore compter sur elle ce jour-là, et c'était une nouvelle réconfortante. Sra nous avait sommé de ranger nos bêtes, mais je ne pouvais pas faire l'affront de rappeler Feuille dans sa Captis: c'était une battante, et elle n'avait pas fini sa journée.

A l'abri.

Nous rejoignîmes ensemble les filles dans la cavité qu'elles avaient eu le bon goût de nous dénicher, avant de prendre tous ensemble la mesure de l'absurdité climatique qui était en train de se jouer à l'extérieur. Dessie en fut la première étonnée, et nous interrogeait avec la question avec une excitation que je devinais habituelle, voire permanente.

- A vous de me dire. Je traîne rarement ici, si vous me disiez que ce genre d'épisode neigeux était courant sur les bords du canyon, je pourrais presque être tenté de vous croire... Dés que je sors de ma jungle, plus rien ne m'étonne.

J'en profitai pour me présenter brièvement. La jeune Mayan fit de même, avant de m'interpeller avec un certain cran.

- Tropius? Ça va être coton. C'est mon moyen de locomotion,  et vu la situation je ne souhaite pas le sortir avant d'être certain d'être en sécurité, ce qui est loin d'être réglé. Pas sûr qu'il tiendrait dans cette cavité de toute façon. Mais si tu veux des Nanab, j'en ai dans ma poche à baies.

J'avais pensé les garder pour Palo, justement. Mais si c'était pour les flamber au miel, difficile de refuser.
Restait le problème du feu de bois.

- Entendu. Donne-moi deux secondes.

Je libérai Boskara, qui ne semblait pas particulièrement perturbé de se retrouver dans un lieu aussi étrange. Comme je n'avais pas fini de tailler son tilleul dorsal l'autre jour, Feuille m'aida à en sectionner quelques excroissances. Ce serait mieux que rien.

- Tiens, fis-je en m'avançant vers Mayan pour lui passer le bois et les baies. Impressionne-nous.

Avant d'arriver jusqu'à elle, je mis par mégarde le pied sur une roche étrangement rousse. Le temps de comprendre que c'était un pokémon, le racaillou m'avait déjà dévisagé avec un regard absurde avant de m'électriser, sans autre forme de négociation. Je tombai au sol en tremblant de tous mes nerfs, et le bois m'échappa des mains pour s'écrouler au sol avec les Nanab.

- Mes excuses, je te ramasse ça dans une seconde... Til, fis-je en contenant mon énervement pour me retourner vers Boskara, tu peux t'occuper de ce truc?

Curieux, la tortue s'avança vers le Racaillou, d'abord sans signe d'agressivité, en laissant échapper un petit rugissement interrogatif, penchant la tête. La pierre orangeâtre fit de même, mais sa sauvagerie pris le dessus: elle libéra sur Boskara un puissant arc électrique.

Til, plus offusqué qu’amoché, ne prit même pas la peine de se replier dans sa carapace. Il répondit à cet affront en déployant une nuée de feuilles tranche-herbe sur le rocher, ce qui fut suffisant pour le dissuader de recommencer. Mais Boskara ne lui laissa pas le temps de s'enfuir, et referma sur lui sa mâchoire dans un mouvement de "Vol-vie", pour légitimement récupérer l'énergie que Racaillou lui avait ôtée. La pierre, inanimée, reprit alors sa place d'élément du décor.

C'était la première fois que je voyais Til se battre, et le spectacle m'avait plutôt rassuré. Le connaissant, je me serais plutôt attendu à ce qu'il enchaîne les actions incohérentes jusqu'à terminer au tapis, mais il fallait croire qu'un certain instinct de survie venait toujours en aide, même aux créatures les plus étranges.

Près de l'entrée de la grotte, Feuille veillait au grain, regardant avec stupeur la neige recouvrir cet aride paysage. Pour mon plus grand malheur et le sien, les becs, les griffes et les crocs de la faune locale n'en avaient pas tout à fait terminé avec nous.