Ce soir-là à nouveau, Feuille avait bloqué.
Elle se braquait souvent, et il lui arrivait de bouder en silence pendant des jours aussi souvent que de s'énerver pour un rien, mais la voir se figer entièrement n'était jamais un signe annonciateur de jours paisibles.

C'était encore en Avril. Le soir s'était emparé d'Ekoe, et les ténèbres avaient gobé la jungle. Pas toute: au loin, en contre-bas des cèdres sur les hauteurs desquels nous nous déplacions, on pouvait distinguer une lueur. Un feu de camp, mais très silencieux, les voyageurs ne devaient pas être nombreux. J'interrogeai le cèdre sur lequel je me trouvai en posant ma paume sur la branche où nous nous trouvions, en espérant qu'il me livre des informations sur cette scène encore hors de vue. Ils étaient un. Ou bien un et demi, peut-être deux.

Sans présumer de leurs bonnes intention ou non, il était de mon devoir de m'assurer qu'ils avaient établi leur camp dans le respect du sol, des forêts, et de l'oeuvre de Célébi en général. Nous entreprîmes donc de nous rapprocher discrètement.

- Pas la peine de vous planquer! fit une voix lointaine, féminine et assurée. J'ai du ragout, venez en profiter!

Tant pis pour la discrétion.
Feuille et moi échangeâmes un regard sidéré. Comment diable avait-elle fait pour nous repérer d'aussi loin?
De retour à la terre ferme, nous la rejoignîmes en quelques minutes, en suivant la lueur et l'odeur alléchante du bouillon.

Le feu était propre, aucun risque de débordement. Près de la petite marmite qui crépitait, la femme était seule, avec un Mangriff qui s'acharnait sur un bout de gibier. Elle dégageait une aura calme et mystérieuse à travers sa capuche. Près d'elle, il y avait un vaste bagage, ainsi qu'un arc et un carquois rempli de flèches. Elle ne prit pas la peine de nous saluer ni de prendre acte de notre présence: elle se contenta de remplir deux bols qu'elle posa sur la bûche à côté d'elle.

- Du ragoût de quoi, au juste? fis-je en m'asseyant à ses côtés.

- De Macronium. Viande et verdure, repas complet. Vous m'en direz des nouvelles.

En me tendant le bol, sa capuche glissa un peu et révéla un peu plus les traits de la jeune femme. En particulier un grand trait noir, de l’œil jusqu'au menton.

Cléo:

Je passai un bol à Feuille, mais elle avait déjà commencé à bloquer. Figée, elle ne toucha pas à son ragoût de la soirée, laissant le bol refroidir au pied de la bûche.
Par précaution, je reniflai le mien.

- Vous pouvez y aller, je n'empoisonne pas les inconnus sur un coup de tête.

- Comment avez-vous fait pour nous repérer à cette distance?

- A votre avis? Demanda-t-elle avec un air amusé.

- C'est votre Mangriff qui nous a senti?

- Toni? A l'heure du dîner, il serait bien incapable de faire quoi que ce soit d'autre que de ronger son bout de viande.

- Alors vous êtes magicienne.

- Absolument. Mais comme c'est désormais aussi courant que d'avoir deux bras et deux jambes... Vous pouvez faire mieux que ça.

J'étais donc dans une impasse: de par ma faible connexion au monde extérieur, je n'étais pas au fait de toutes les déclinaisons que la magie pouvait prendre parmi les vivants. Comme je gardai le silence, elle avala une gorgée de bouillon et m'aida un peu:

- Je pourrais vous retourner la question, mais on m'a déjà donné la réponse.

- Et par "On", vous voulez dire...

- La forêt, bien sûr. Quand elle vous a parlé de moi, j'ai entendu. On croit qu'elle murmure, mais c'est un leurre, elle parle à tout le monde: nous sommes juste très peu à pouvoir l'entendre.

Elle était faite du même bois que moi. J'eus un sourire en coin.

- C'est la première fois que j'en croise une autre.

- Ça se voit. Qui êtes-vous?

- Teion, garde forestier. Et vous?

- Cléo, hurleuse.

Je levai un sourcil. Elle eut un gloussement.

- J'avais remarqué votre absence de réaction quand je vous ai révélé mon visage, fit-elle en indiquant la bande noire tatouée sur sa face, puisque c'est là la meilleure façon de nous identifier pour la plupart. Mais de là à penser que vous n'aviez jamais entendu parler de nous, je suis tout de même un peu outrée!

- Vous dites cela comme si les "hurleuses" étaient des célébrités dont on chantait les aventures dans tous les châteaux du continent!

- Pas exactement. D'abord, parce que nous ne sommes pas les "hurleuses" mais les Hurleurs, mais surtout parce notre réputation n'est pas de celle qui inspire les troubadours... du moins, pas ceux qui se revendiquent friands d'un certain héroïsme.

- Dois-je comprendre que vous êtes des bandits?

- Disons que nous obéissons à une éthique qui nous est propre. Votre Insécateur me dévisage depuis tout à l'heure, elle a un problème?

Feuille n'avait toujours pas bougé. Elle bouillonnait intérieurement, et j'aurais dû considérer cela comme un signal. Mais la rencontre s'était faite de manière si naturelle et non violente que je n'arrivais pas redouter l'ombre du danger à venir.

- Ne faites pas attention à elle. Votre éthique, est-ce qu'elle se soucie de l'intégrité de la forêt? Ces "hurleurs", respectent-ils les arbres, le sol, et tout ce qui nourrit les vivants?

- Si ce n'était pas le cas, je ne serais pas des leurs.

- Alors vous n'avez pas de raison de me craindre, fis-je en plantant mes baguettes dans un juteux bout de viande.

Cléo eut l'air surprise, presque déçue.

- Garde forestier... ce n'est pas le royaume de Mido qui vous emploie?

- Si, évidemment. Mais il me donne carte blanche pour remplir ma mission: faire ce que je considère être le meilleur pour la forêt. Autrement dit, les amis de la canopée sont mes amis, et ce peu importe leur positionnement par rapport au pouvoir en place.

- A la bonne heure, Teion.

Le Mangriff de la jeune femme avait fini son repas. Il somnolait sur un tas de branches. Feuille, quant à elle, continuait à prendre une place écrasante en fixant Cléo. J'en eus assez, et la rappelai dans sa Captis Ball pour nous libérer de la pesanteur de son incivilité, avant de l'attacher à ma ceinture avec les autres.

- Et à titre personnel, qu'est-ce que vous faites chez les hurleurs?

- Je chasse. Pour nourrir les miens.

- Comme c'est commode! Vous laissez les méfaits aux autres.

- Pour Célébi, chasser est un méfait comme un autre!

- Abattre un arbre, ça c'est un méfait. Abattre un pokémon, c'est ni plus ni moins que de la subsistance. Il faut bien vivre.

- Et abattre un humain?

- Cela dépend de quel humain il est question, assurément, fis-je en plissant le regard.

- Vous êtes un drôle de garde forestier. Vous auriez votre place parmi nous, vous savez? Je peux parler de vous à mes compagnons, vous seriez bien accueilli...

- Pour me retrouver avec une grosse trace noire sur la tronche pour le restant de mes jours? Plutôt crever. Et puis je suis un solitaire, je ne travaille pas en bande.

Elle prit un air moqueur, remuant un peu les braises du feu.

- Pour un solitaire, vous avez un paquet de Captis Ball accrochées au pantalon.

- Je... ce sont des partenaires de foresterie, rien de plus. Ou des malheureux auxquels j'ai préféré éviter un destin sordide.

- Vous avez raison! S'exclama-t-elle en rigolant franchement cette fois-ci, vous n'en êtes plus à une contradiction près. Mais je vous aime bien.

Je l'aimais bien aussi, mais elle commençait sérieusement à m'agacer. Je me levais d'un bond, attrapant mon sac.

- Je repasserai ici demain matin, j'ose espérer que le Bois des Croisements ne gardera aucune trace de votre passage ici.

- Comptez sur moi: demain matin je serai déjà loin. Je chasse de nuit.

- Alors salutations. Merci pour le ragoût, conclus-je froidement, un régal.

Je regagnai l'ombre de la jungle en silence sans me retourner, reprenant une ronde nocturne que je regrettais d'avoir interrompu, malgré le fait que je venais de faire la connaissance d'une femme ravissante - probablement trop pour mon propre bien. Parmi les motifs de mon malaise, il y avait en particulier la honte de n'avoir jamais entendu parler des hurleurs, alors même que la majorité d'entre eux avaient leur identité littéralement tatouée sur le visage.

Je me trompais. J'en avais déjà rencontré un. Je l'avais juste effacé de ma mémoire, volontairement ou non.
Mais Feuille, elle n'avait pas oublié.
Globalement, elle n'oubliait rien.

HRP: