«Excusez-moi. Puis-je m’asseoir quelques instants ?»

Un visage ruisselant de larmes. Une ecchymose à la forme d’un poing, une lèvre fendue. Je connais ce portrait. Nous n’avions plus que quelques heures de voyage vers Vénovos encore, après un éreintant voyage. J’ai insisté pour cet arrêt; quelque part peut-être savais-je qu’au détour de la route, le destin frapperait. Au cœur de cette sombre auberge, une silhouette tâchait de se faire ombre, comme j’ai tenté de le faire si souvent, devant une écuelle obstinément pleine et un verre tout aussi plein. La jeune femme frissonne, lève un regard de pure terreur en ma direction. Je ne fléchis pas devant sa peine. Je l’observe avec ce même stoïcisme que j’ai bâti à travers les années. Il fait un moment que je l’ai remarquée. J’ai considéré longuement traverser la pièce pour la rejoindre. La rouquine m’est tel un reflet d’une époque que je préférerais oublier, laisser sous clef parmi les souvenirs éparses et brisés. Sauf qu’il y avait ce sentiment, plus fort encore. Je ne pourrais oublier la solitude que j’ai ressentie, maladivement, lors de cette période de ma vie. De l’isolement, l’œuvre d’Arthur. Personne, alors, ne m’a tendu la main. Peut-être pourrait-ce être différent pour cette femme qui, tel un Pokémon sauvage, se recroqueville contre son dossier dans l’espoir que je passerai mon chemin. Car elle maîtrise la situation, n’est-ce pas ? Un jour, tous ses efforts se verront récompensés. Il changera, il changera pour elle.

«O-oui, je suppose.»

J’hoche la tête avec douceur avant de prendre place à la chaise vide lui faisant face. Au loin, Akeira me surveille avec surprise. La domestique ne comprend probablement rien à mon entreprise; tant pis, elle est jeune et naïve. Aster, récemment endormi, repose dans ses bras.

«Voilà une belle ecchymose. Comment s’y est-il pris pour laisser une telle marque ?»

J’ai vu l’éclat d’un anneau à son annuaire gauche, venant confirmer mes soupçons. Dans un geste que j’ai effectué maintes et maintes fois auparavant, elle caresse la bague, la faisant pivoter autour de son doigt avant de faire disparaître sa main sous sa cape, comme pour le dissimuler mon regard intense.

«Je ne comprends pas. Je suis tombée en chevauchant.»

J’hoche la tête à nouveau, avant de révéler, en dévoilant mon épaule, une vilaine cicatrice.

«Épaule déboîtée, l’os en partie dévoilé. J’ai dit que j’étais tombée dans les escaliers.»

Je redresse cette fois ma manche, sur une tache encore bien visible.

«Brûlure. Bien sûr, en préparant le repas. Je n’ai pas vu la marmite.»

Je pointe ensuite mes côtes.

«Quatre côtes cassées. Je ne sais même plus ce que j’ai dit, à ce point-là. Il y a eu mon nez aussi, deux fois. J’avais toujours une excuse.»

La jeune femme reste brutalement silencieuse. Moi, je ne dis rien. Je pèse ce poids, celui qui m’habite encore régulièrement. Si j’avais osé affirmer la vérité, y aurait-il eu quelqu’un pour me croire ? La rousse baisse les yeux vers Oreste qui a pris l’habitude désormais, se posant à mes côtés.

«… Qui êtes vous ?»

Une question légitime.

«Je m’appelle Leonys. J’ai longtemps été quelqu’un d’autre. Mais cette époque de ma vie est terminée.»

L’étrangère me paraît si frêle, si pâle, alors qu’elle fait probablement une tête de plus que moi.

«Que diriez-vous de venir discuter un peu à l’extérieur ? Je vous promets de ne pas vous importuner.»

Elle hésite. Elle est forte. Plus que je ne l’ai été. Car elle se lève, et au cœur de ses prunelles azurées, je lis une détermination indéterminée, et une volonté à se laisser aider. Je n’en aurais jamais fait autant, dans mon autre vie. Peut-être y a-t-il de l’espoir pour elle.

Nous progressons lentement, loin du brouhaha de l’auberge. Il règne toujours un vent frais, venu de l’extrémité des plaines, soufflant en direction de l’océan. Ainsi à l’intérieur des terres, nous sommes à la merci de ces brises incessantes. Je ne fléchis néanmoins pas. On m’a appris à marcher avec droiture, peu importe les circonstances. J’ai peut-être failli quelques années à mon éducation, mais plus jamais. J’espère que ma tranquillité s’étendra à l’autre jeune femme, qui contemple en silence les plaines. J’imagine qu’elle fait le tri parmi ses souvenirs, dans ce qu’elle peut ou ne peut révéler. Ce qu’elle réalise, et ce qu’elle s’imagine pour survivre à l’abus. Je sens une pointe de colère envahir ma poitrine. J’étais à sa place il y a si peu de temps.

«Nous n’avons pas besoin d’en parler, si tel est votre désir. J’ai pensé que vous seriez mieux loin des regards.»

Comme il est facile de juger. Quelque part, ces marques parlent d’elles-mêmes, sauf qu’il n’y a personne pour écouter les cris de détresse, ceux-là qui s’adressent à vous dans le plus profond des silences. La rouquine tente probablement de sonner l’alarme, même auprès de moi, cette inconnue. Je sais que dans toutes mes tentatives de me soustraire du monde, il y avait derrière un besoin criant. C’était plus facile de me taire, comme le fait à présent l’étrangère.

«Cette pourriture.»

Sa violence me fait sursauter. Je ne m’attendais pas du tout à cette réaction, à cette brutale honnêteté. Ce mot provient du plus profond de ses tripes. Elle crache sur le sol comme s’il s’y était trouvé.

«J’aurais dû lui rendre son coup. Histoire de voir sa tronche. Ha !»

Je m’arrête, la consultant avec des yeux ronds. Ses yeux s’enflamment, de larmes et d’animosité, d’une colère semblable à celle que je ressens à l’heure actuelle, des mois après la mort de mon geôlier.

«Il m’aurait tué, probablement. Ce serait mieux que de vivre comme ça, je pense. Mais j’ai pas le choix. Faut qu’quelqu’un protège les enfants.»

Elle pleure de rage, de peine, d’impuissance. Je ne parviens pas à répondre, renversée par son émotion, si différente de celle que j’envisageais. Peut-être que de vivre l’expérience nous-mêmes ne nous en fait pas expert, au final.

«Jugez-moi si vous voulez. Mais je dois rester. Quand il sera calmé, je vais rentrer et lui dirai que c’est de ma faute, comme ça j’aurai la paix quelques jours. Les enfants seront tranquilles eux aussi.»

«Jamais je ne me permettrai de vous juger. Jamais. Peu importe vos raisons. Ce n’était pas mon objectif en vous prenant à part, vous savez ? Je voulais juste…»

«Qu’est-ce que vous vouliez ?»

Sa voix me paraît tellement, tellement fatiguée. La culpabilité me ronge. Suis-je un fardeau pour elle ? Je n’avais réellement que le désir d’aider, pourtant je constate que je la ramène, inexorablement, à une décision qui ne lui appartient pas réellement. J’ai tenté de fuir moi aussi. Je n’avais pas l’excuse de quelqu’un qui nécessitait ma protection. Non, je suis retournée sur mes pas, encore et encore, car je n’ai jamais su comment vivre sans lui. Même maintenant. Pendant des années, il a été mon oxygène. Et mon poison.

«Je voulais que vous sachiez que vous n’êtes pas seule.»

Elle reste longtemps silencieuse avant de renifler, un peu bruyamment.

«Ouais. Ça fait du bien, en fait. Vous voudriez marcher un peu ?»

Je souris, doucement, en proie de sentiments contradictoires.

«Bien sûr.»

«Moi c’est Liora, au fait.»

Nous marchons ensemble depuis quelques minutes dans le silence. J’ai fait appel à Oreste pour mener nos pas et assurer notre sécurité comme Aetius est resté à l’auberge en compagnie d’Akeira et d’Aster. Le redoux des derniers jours a causé une importante fonte de la neige dans cette région, si bien que nous touchons une herbe malmenée par les temps les plus rudes de l’année, encore un peu humide au toucher. Devant la présentation de la rouquine, j’hoche simplement la tête.

«Leonys Valencia. Ravie de faire votre connaissance.»

«L’Écrémeuh ! Pas vrai ? Comme LES Valencia ? Ceux qui habitent dans l’bout par là ?»

«Euh… Oui. Je n’habite plus la demeure familiale depuis un moment cependant.»

«C’est pas vous qui étiez mariée avec le conseiller ? O-oh…»

Elle ne dit plus rien. Moi non plus. Liora, de toute évidence, a grandi dans la région, probablement près de ce village que possèdent mes parents, pour en connaître autant sur notre famille de nobles. Elle vient rapidement confirmer mon hypothèse en quelque sorte. Dans notre monde, beaucoup de populace gravite autour des plus aisés, s’enrichissant eux-mêmes de leurs extravagances.

«Mon mari travaille pour les Valencia, il s’occupe d’une partie des jardins.»

Une fois de plus, je n’ajoute rien. Cette vie est derrière moi. J’ai créé ma propre destinée, loin de ma famille. De toute manière, elle n’a jamais levé le doigt pour me sortir de ma misère lorsqu’il n’y avait plus d’issue pour moi.

«C’est drôle, quand on fait partie du peuple, on s’imagine pas que les nobles peuvent vivre ce genre de choses eux aussi. Ou s’abaisser à ce genre de comportement.»

«Oh si vous saviez.»

Je soupire. J’imagine que la réflexion est légitime. Je n’ose plus la regarder désormais, tentant de conserver un peu de dignité. Ses manières rustres me prennent légèrement au dépourvu, à l’instar de sa brutale honnêteté.

«Du coup vous êtes libre, si je comprends bien.»

J’observe un oiseau passer, un Roucool. Lui, il est libre. Qu’en est-il de moi ?

«Libre de lui, en un sens. De l’autre, il possède toujours certaines parts de mon âme. Je pense souvent à lui encore puis je dois vivre avec la culpabilité ensuite.»

La rouquine m’observe de manière intense, comme si elle pouvait lire tous mes secrets. Vu ce que je viens de révéler, la vérité s’en approche probablement. Ainsi dévoilée, je me rétracte avec une certaine pudeur, accentuant mes pas dans l’herbe humide de manière à la distancer quelque peu. La bute que nous escaladons depuis tout à l’heure vient à sa conclusion, nous offrant une meilleure vue de la vallée en contre-bas, sur ses habitants, dont deux Pachirisu joueurs qui s'amusent non loin. Elle pose alors une question qui m’atteint de plein fouet, une question que je refuse d’adresser depuis des mois, voire des années.

«Vous l’aimez encore ?»

Je frémis, toute entière. C’est trop. Beaucoup trop. Je me dérobe, le souffle affolé, de plus en plus rapide. Je tâche de respirer normalement, mais l’air m’échappe, mes poumons se vident, je ne parviens plus à m’oxygéner. Ma tête tourne et tourne, si bien que je dois m’accroupir, cherchant toujours mon air, le cœur battant dans un tumulte inégal. Je lève les yeux vers elle, j’ai la sensation atroce d’être en train de mourir.

«Leonys !»

C’est la dernière chose que j’entends avant de tourner de l’œil.