Ardashnir n'en croyait pas ses oreilles. D'abord la majestueuse cloche du plus haut beffroi de Venovos qui sonne à en faire résonner les fortifications de la ville. Puis le sifflement aigu du vent balayant tout sur son passage. Le tambourinement incessant de la pluie qui s'abat avec fracas sur la terre. Pour un amateur de musique tel que lui, pratiquant le violon depuis bien longtemps, il était clair que tous ces sons faisaient partis d'une symphonie unie, avec une Nature déchaînée comme chef d'orchestre attitré. Il y avait un certain charme à contempler la symbiose de ces éléments, la rareté de ce genre d'occurrence. Oh, l'historien n'avait pas l'esprit dérangé, loin de là. Il savait très bien que la mer se soulevait pour s'abattre de plein fouet sur Kuni. Au pire, l'ordre d'évacuation de l'armée était un assez gros indice en soi. Non. Artreos admirait les circonstances exceptionnelles de cette journée. Une telle tempête ? Ce ne pouvait tout simplement pas être le fruit du hasard. Et Ardashnir aimait beaucoup fourrer son nez dans les mystères.

Même si, honnêtement, il n'y avait pas grand-chose à faire pour le moment. Les masses qui défilaient dans les rues étaient le genre d'événement d'ordinaire réservé aux parades militaires. Une population rassemblée sous le signe du partage et de la fraternité pour fêter la prospérité de leur chère capitale. Aujourd'hui, c'était tout autre. Chacun pour soi. Premier arrivé, premier servi. Adieu, solidarité et bonté. Faites donc place à la panique, aux cris, aux pleurs, aux insultes, aux coups, aux crachats. Cette catastrophe naturelle était la parfaite excuse pour mettre l'emphase sur l'unicité de la civilisation, sur leur capacité à faire front commun pour résister et sortir vainqueur. Au lieu de cela, la débandade qui se déroulait sous les yeux de l'érudit relevait plus d'un triste spectacle de cirque. Les humains se retrouvaient acculés comme des Pokémon sauvages, perdant tous leurs repaires et moyens. C'était une vision à en déchirer le coeur du Sakaien, qui ne pouvait rien faire que d'observer en silence du haut de l'auberge où il devait résider temporairement. Il n'était qu'un homme.

Bien sûr qu'il avait peur. Bien sûr qu'il fallait se mettre à l'abri. Bien sûr qu'il aurait dû être dans les rues à courir pour sa vie. Il fallait croire que les voyages dans le pays maritime ne lui réussissaient guère. D'abord des pirates, à présent une tempête. L'océan était un danger que beaucoup avait sous-estimé, et maintenant ils en payaient tous le prix. Même ceux qui n'avaient absolument rien à voir dans cette histoire. Ashar pensait évidemment aux ouvrages historiques, aux reliques des temps anciens, à tous ces témoignages du passé qui risquaient de disparaître totalement si rien n'était fait dans les prochaines heures. Evidemment, tout le monde se fichait bien de perdre quelques parchemins, si cela signifiait sauver des vies. Des vies parfois pas très méritantes, mais surtout sauver un maximum de vies. Alors que toute la ville s'apprêtait à être détruite ou intégralement inutilisable. Comment reloger les victimes ? Comment nourrir la population ? Comment reconstruire les maisons sans matériaux ? L'esprit acéré de l'émigré s'était tout de suite porté sur les conséquences, quand la majorité ne pensait qu'à l'instant présent. Mais penser à quoi, fuir ? Encore et toujours ? Quel est l'intérêt de se focaliser sur une pensée unique ?

Pourtant, avec les récents événements, il y avait matière à faire chauffer sa matière grise. Mido accuse le coup de la disparition de son chef, tout ça pour retrouver un brin d'espoir à la nomination nouvelle de Ceriza Shalos qui se fait ciblée pas plus tard que pendant ce fameux Grand Conseil. Maintenant Kuni subit le chaos et la dévastation via son symbole le plus fort, sa ressource la plus riche, sa fierté régionale, la mer. Il n'y avait aucun lien entre ces deux scènes, mis à part leur étrangeté. Et pour l'ancien professeur, c'était plus que suffisant pour soupçonner quelque chose. Mais chaque chose en son temps. D'abord, il devait voir s'il pouvait sauver quoi que ce soit de la plus grande bibliothèque de Venovos. C'était fou, c'était surréaliste comme décision. Ardashnir avait tout simplement de plus en plus tendance à se laisser aller à son côté le plus rêveur, merveilleux. Le plus imprudent aussi. Ce n'était pas pour rien qu'il revenait d'une expédition dans les Iles Deija. D'ailleurs, est-ce que la tempête touche les îlots aussi ? Certainement, et même plus fort. Heureusement que le Sakaien était revenu à temps. Enfin, pour tomber de Charybde en Scylla, apparemment. Il commençait à avoir l'habitude d'alterner chance et poisse.

Une fois que les artères visibles commençaient à se désengorger, Ashar décida de passer à l'action. C'était encore les débuts de l'apocalypse, alors les soldats allaient très possiblement faire le tour des bâtiments pour s'assurer qu'il n'y ait pas de retardataire. Surtout que l'auberge était situé vers les quartiers extérieurs (c'était moins cher ainsi). Evidemment, aucune chance qu'ils écoutent l'histoire de l'érudit, alors il allait devoir agir vite et discrètement. Un sac vide attendait patiemment son moment de gloire sur le modeste lit de la chambre. Le jeune homme s'en saisit sans perdre de temps, ferma son manteau au maximum et enfonça la capuche ébène sur son crâne. Nul doute que les vents violents allaient la faire tomber en quelques secondes, mais c'était toujours mieux que rien ! Le Sakaien ne put s'empêcher de rire un bon coup. Il avait l'accoutrement parfait afin de passer pour un voleur, un comble ! Enfin, pas tant que cela en y réfléchissant, parce qu'il s'apprêtait bel et bien à aller dévaliser de précieux ouvrages. Mais c'était pour la bonne cause. Ardashnir les rendrait aux propriétaires une fois que le danger sera passé. Et surtout après les avoir lu. L'historien n'avait pas eu beaucoup le temps de traîner dans la bibliothèque de Venovos, ça tombait bien !

Dévalant les marches jusqu'au rez-de-chaussée, le Sakaien se rendit compte avec horreur qu'il n'était pas seul. La porte d'entrée était grande ouverte sur trois silhouettes inquiétantes, dont deux visiblement bien armées. Des gardes ! C'était bien sa veine ! En plus, impossible qu'ils ne l'aient pas repéré, vu comment le noiraud s'était dépêché de descendre. Oh là là, et s'ils le prenaient réellement pour un criminel ? Déjà qu'il n'avait aucune excuse sous le coude si jamais ils demandaient la raison de sa présence (encore une fois, dire qu'il voulait sauver les artefacts de la bibliothèque était difficile à avaler). Mais en plus, sous le coup de sa nervosité nouvellement trouvée, le fait qu'il recule de quelques pas était bien signe de mauvais augure. Dans quel pétrin s'était-il encore embarqué ?!

Evidemment, son comportement suspect ne tomba pas dans les yeux d'un aveugle. Ou de trois, plutôt, bien qu'une des silhouettes se démarquait largement au milieu des deux autres, beaucoup plus grandes. Ardashnir ne pouvait même pas s'attarder sur l'identité des arrivants qu'on l'interrogea d'une voix forte et assurée. Oh non, non non non ! Il était fini ! Ce ne pouvait être que des soldats faisant une dernière patrouille de sécurité avant de verrouiller toute la ville pour raison évidente. C'est que le vent qui s'engouffrait par la porte d'entrée était un assez gros indice en soi. L'érudit n'avait plus qu'à se résigner et accepter qu'il était impuissant à protéger ce qui lui était de plus cher à ses yeux : les livres antiques. Un esprit rationnel argumenterait qu'il n'y a rien à craindre pour la bibliothèque, qui est un bâtiment grand et résistant. Mais c'était plus fort que lui, l'historien devait s'en assurer personnellement pour espérer apaiser son esprit ! Voilà que l'unique chance qui s'était présentée venait de lui filer sous le nez…

Ou peut-être pas, tout compte fait. Une nouvelle voix, plus limpide et féminine, s'éleva dans l'auberge pour le sortir de sa torpeur. Une voix que le noiraud ne reconnut pas immédiatement, bien que l'inverse était exact. Son interlocutrice connaissait son nom, ce qui était étrange pour un présumé garde, mais demanda tout de même confirmation par pure prudence. Ashar maudissait ses yeux légèrement myopes dans le grand rez-de-chaussée de l'auberge, ainsi que la luminosité externe qui faisait apparaître les trois personnages à contre-jour. Il allait devoir se rapprocher pour savoir à qui il avait réellement affaire. L'intellectuel avança donc de quelques pas incertains, mais il ne put s'empêcher d'inspirer subitement, surpris par la vision qui s'offrait à lui. Mila. Mila Valni lui faisait face ! La chevelure bleutée et le regard soucieux étaient formels, c'était bien la jeune érudite qu'il avait rencontré il y a quelques temps de cela à Enogen ! D'ailleurs, l'homme à côté d'elle lui ressemblait drôlement malgré son air intimidant. Quelle cocasse coïncidence de se retrouver ici !

Si Ardashnir aurait été bien heureux de répondre à la question de la demoiselle en premier, il n'eut même pas le loisir de prendre la parole que la dernière personne, un homme blond et baraqué, alla à son encontre. L'épée qui se découpait dans son dos fit frémir le pauvre érudit qui se recroquevilla légèrement sous l'air inquisiteur du très probable guerrier. C'est qu'il n'était pas commode dans ses paroles, et, à l'instar de ses deux autres compagnons, il posa une énième question au Sakaien qui était de plus en plus mal à l'aise. Seule Mila semblait de son côté, tandis que les deux bonhommes jouaient la carte de l'autorité, à la limite de l'hostilité dirait-même l'érudit, s'il ne craignait pas pour sa vie. Mais quelque chose avait fait tiqué le frêle corbeau, qui lança malgré lui un regard empli de curiosité vers la seule connaissance du groupe. Que pouvait bien faire Mila auprès de l'armée ? La jeune femme ne l'avait jamais frappé comme correspondant au profil militaire. Mais après tout, beaucoup de choses pouvaient se passer entre deux rencontres.

Seulement, le groupe assez hétéroclite, pour vulgariser l'ensemble, n'avait fait que de lui poser des questions pressantes depuis le début, et sans être très aimable qui plus est. Ashar avait lui aussi des interrogations, et l'ancien professeur ne comptait pas se laisser secouer par quelque costaud que ce soit sans avoir obtenu des réponses. Même s'il était heureux et soulagé de retrouver sa collègue intellectuelle, le noiraud ne pouvait s'empêcher de vouloir lever le mystère qui planait sur elle et ses camarades. Ils étaient drôlement atypiques pour des soldats ! Sans compter que leur présence posait un frein à l'élaboration de son plan. Oh, Artreos n'allait certainement pas tenter de passer en force. Mais s'il pouvait au moins convaincre la Milady de le laisser filer, il aurait peut-être une chance de se sortir de ce pétrin indemne. Peut-être. Ce n'était même pas dit que Valni ne soit d'accord avec sa vision des choses. C'est vrai, quel être humain sain d'esprit irait braver une tempête pour de vieux bouquins ? Cela sonnait absurde, et pourtant Ardashnir ne pouvait s'amener à mentir à la seule personne qu'il a jamais considérée comme proche. Quitte à passer pour un lunatique ou un fou.

L'érudit ne faisait certainement pas le fier dans cette situation déséquilibrée et injuste. Pourtant, cela ne l'empêcha nullement de reprendre aplomb et contenance. Il s'était fait surprendre, c'est vrai. Mais Artreos était habitué à argumenter ses motivations contre des forces supérieures et à s'acharner pour répandre la vérité, après la soudaine déchéance de sa carrière d'enseignant. Ce n'était qu'un jour comme les autres, somme toute. C'est pourquoi, lorsqu'il s'exprima pour la première fois depuis le début de cet interrogatoire un peu musclé, sa voix était calme et claire, ses yeux étaient animés d'une étincelle de détermination et sa posture était droite. Le Sakaien ne comptait pas se faire avoir sans se battre en retour.

« Très chère Mila, jamais je n'aurais pensé vous retrouver en de telles circonstances. Néanmoins, cela fait du bien de vous revoir en pleine santé. » L'homme de lettres lui adressa un doux sourire l'espace d'un instant.

Malheureusement, Ashar ne pouvait pas attarder son attention plus longtemps, de peur de déclencher des réactions impatientes. Il se retourna alors en direction de celui qui lui avait parlé en premier, les sourcils légèrement froncés pour montrer qu'il était sérieux. Une démonstration initiale d'hostilité ne pouvait déclencher que deux réactions, après tout : baisser la queue entre la jambe, ou échauffer les esprits. L'intellectuel se trouvait dans le deuxième cas, aujourd'hui. Il commençait simplement à en avoir marre de se faire balader dans tous les sens.

« Mon nom est effectivement Ardashnir Artreos, historien de Sakai. Pour votre gouverne, je suis parfaitement au courant de la situation actuelle à l'extérieur. Ce qui me fait justement questionner votre présence en premier lieu. Vous ne semblez aucunement faire partie du corps de l'armée, sans attirail réglementaire. Du moins, je doute que mon amie ici présente se soit engagée volontairement dans ce genre d'entreprise. »

Oh oh. De deux choses l'une : c'était la première fois que l'historien reconnaissait l'amitié qui le liait à Mila, et de haute voix qui plus est ! Voilà qu'il se laissait emporter dans le feu de la situation, Ashar n'avait plus toute sa tête ! La preuve était juste là, critiquer le domaine de l'armée s'ils en faisaient tous les trois bel et bien partie, était assurément la pire des tactiques à adopter ! L'intellectuel aurait dû se poser en voix de la raison et de la rationalité afin de désamorcer la tension montante au sein du groupe, mais c'était tout l'inverse qui se produisait. Diantre !

Et voilà que l'ancien professeur pivota en direction du dernier personnage pour lui répondre, non sans une sévère pointe d'exaspération.

« Si j'ai mon mot à dire, vous n'avez aucun droit de me menacer. J'espère tout de même, si c'est réellement l'armée de Venovos qui vous envoie, que celle-ci n'opère pas avec violence similaire sur le reste de la population civile. Si votre devoir est de nous protéger, vous faites certainement un mauvais travail à cela. »

Aïe aïe aïe. Ardashnir n'avait jamais voulu sortir cela comme du sarcasme ou une accusation. D'ailleurs son ton était tout à fait plat et correct, aussi neutre que ses intentions ! C'est vrai, il ne faisait que pointer ce qu'il constatait, ce qui semblait être évidence à ses yeux analytiques, même si cela pouvait être difficile à entendre. Mais si l'homme en face se faisait la mauvaise idée de prendre ses paroles comme attaque personnelle, la situation allait dégénérer d'une seconde à l'autre. C'est pourquoi l'historien prit sur lui de corriger le tir avant de laisser quelqu'un d'autre réagir avant lui. Artreos voulait bien concéder quelques informations de rigueur, si cela pouvait quelque peu apaiser les esprits à vifs.

« En ce qui concerne le motif de ma présence ici-même, je comptais me rendre à la bibliothèque de la ville afin de m'assurer que les ouvrages les plus précieux ne périssent pas par la main de cette étrange tempête. Je vous saurais donc gré de ne pas interférer avec ma façon de procéder. »

Effectivement, le Sakaien n'avait aucune envie d'embarquer ces personnes dans ses histoires, et surtout pas Mila. Il n'y avait plus qu'à espérer que sa demande en soit satisfaite et qu'on lui fiche la paix, même si ce n'était probablement qu'un doux rêve. Peut-être qu'après avoir pris ces messieurs à rebrousse-poil, ceux-ci penseraient alors 'bon débarras' et ne poursuivraient pas leur intervention… Pitié, Mila, ne vous opposez pas à sa décision !