Outre le salon d'adoption et le carnaval, il y avait en marge du Grand Conseil plusieurs animations qui attiraient les commerçants du fin fond du continent. Comme elle cherchait quelque chose de très précis, Charlie se fit conseiller. De marchand en marchand, elle finit par converger vers celui qui était le plus susceptible de l'aider. Son étalage était couvert de babioles farfelues, chacune avec sa propre histoire à raconter.

Le brocanteur s'affairait à restaurer un petit dispositif en fer, vraisemblablement pour dénoyauter certaines baies. Charlie se présenta à lui, avec à sa droite Björn son Rhinocorne, et à sa gauche Poucet, fraîchement devenu Goupelin. Celui-là n'avait pas abandonné l'idée de lui fausser compagnie, il attendait juste le bon moment pour le faire. Björn, lui, s'appliquait à le surveiller du coin de l'oeil.

- Et qu'est-ce qu'un petit marchand Ranien comme moi peut pour une chevalière d'Or?

- Si vous êtes de Ran, vous connaissez sans doute Jasmeen Skandrani?

- La haute conseillère? Pour sûr!

- A tout hasard, vous avez déjà croisé Edison?

- Qui donc?

- Edison, c'est son Rhinoféros.

- Ah! Vous voulez dire son Rhinastoc?

- Rhinasquoi?

Pas spécialement au fait des possibilités évolutives de l'espèce, Charlie se montra très intéressée par le savoir du bonhomme sur la question. Elle savait qu'il existait un artefact spécifiquement conçu pour s'adapter aux carrures des Rhinoféros, mais pas que cela donnait lieu à un nouveau stade d'évolution reconnu comme tel par la communauté érudite.

- Certains appellent ça un protecteur. J'en ai un dernier en stock, ça vous intéresse?

- Absolument. Vous pensez que ça ira bien à Björn?

- Björn?

- Lui, fit-elle en lui indiquant le Rhinocorne.

- J'ai bien peur que non, il n'a pas encore évolué. Ça ne marchera que sur les Rhinoféros.

- Quelqu'un a déjà essayé sur un Rhinocorne?

- Que... Quelle drôle d'idée. Pas que je sache.

Pas spécialement inquiété par la perspective de devoir éventuellement une armure bien trop grande pour lui, Björn restait entièrement concentré sur la surveillance du Goupelin. Celui-ci, de toute sa hauteur, avait gagné en confiance depuis qu'il avait évolué. Le sceptre à la main, il donnait bien le change avec sa droiture de mage, mais son dessein n'avait pas changé et le Rhinocorne en avait été averti.

Le marchand présenta l'artefact orange à Charlie, qui sortit de quoi payer.

- Ah... malédiction. Je n'ai qu'une poignée d'écus. Vous pouvez me le mettre de côté le temps que j'aille chercher mon argent?

Le brocanteur refusa, arguant que si tout le monde lui demandait la même chose, il se retrouverait avec des dizaines d'articles oubliés chaque jour, une perte qu'il ne pouvait pas se permettre.

- A la bonne heure, je ne pars pas les mains vides. Qu'est-ce que vous pouvez m'offrir pour cette somme-là?

- Laissez-moi réfléchir...

Il l'invita à la suivre derrière le comptoir, fouilla dans une malle, et lui sortit une petite capsule.

- Voilà. Donnez cette drogue à n'importe lequel de vos compagnons, et il développera des capacités inédites.

- Pour le combat?

- Pas nécessairement. Le changement sera permanent, donc ne le donnez qu'à une bestiole qui en a vraiment besoin.

Pas pour Poucet, donc. Celui-ci avait déjà un potentiel bien trop volumineux pour l'engraisser davantage.

En songeant à Poucet, elle se retourna pour vérifier que le Goupelin était toujours là.

Evidemment, non. Mais Björn non plus.
Charlie eut un soupir.

***

Un peu plus loin, au pied d'une colline à la sortie du marché, le Rhinocorne avait fini par rattraper Pouce et lui barrer la route.

- J'espère que tu n'a pas prévu d'aller plus loin, lui fit le quadrupède.

- Ne t'avise pas de m'en empêcher. Les derniers qui ont essayé ont eu des problèmes.

- J'ai eu ouïe dire. Je ne suis pas comme eux, je suis une bête patiente. J'attendrai que tu t'épuises avant de t'empaler et de te ramener à la chevalière... honnêtement je me demande ce qu'elle te trouve pour autant tenir à te garder parmi nous.

Poucet devait bien avouer que lui aussi. Mais contrairement à ses rêves de fuite, la question ne troublait pas son sommeil.

- Je n'ai pas une seconde à perdre avec vous. Vous m'êtes insupportables!

- Et pourtant, ta place est à nos côtés. Ne fais pas d'histoire, rentrons.

- CREVE!!!

Lorsque le Goupelin pointa son sceptre en direction de Björn, ce ne fut pas une Flammèche mais un véritable Lance-Flamme que Björn reçut en pleine face. Sa constitution minérale avait beau le rendre résilient face à ce type d'assaut, le feu l'endommagea suffisamment pour le faire reculer, trébucher, et perdre le contact visuel avec Goupelin. Lorsqu'il rouvrit les yeux, ses pattes étaient endolories par la chaleur, et le fuyard avait encore disparu.

- Bon. Il a réussi à m'énerver.

La course-poursuite se prolongea dans les bois, sur la colline. La trace ardente du gros Goupil n'était pas difficile à remonter, mais Björn le soupçonnait d'aller plus vite que lui, surtout en milieu forestier. Slalomer entre les arbres n'était pas de tout repos.
Aussi, à mesure qu'il grimpait, le Rhinocorne cessa de courir à quatre pattes pour se retrouver sur deux. Quant aux arbres qui avaient le malheur de se trouver sur son chemin...

Rendu au sommet de la pente boisée, le Goupelin reprit son souffle. Pas longtemps hélas: il reçut la corne de Björn en pleines côtes. Propulsé comme un vulgaire sac de céréales, Pouce roula loin dans les feuilles mortes avant de pouvoir se relever à l'aide de son bâton. La douleur dans sa cage thoracique était exquise.

- Je croyais que tu attendrais de m'avoir épuisé pour me rentrer dedans...

- Changé d'avis.

En le regardant, Gouplelin comprit avec effroi que ce n'était pas la seule chose qui avait changé chez lui.

Les larmes montèrent aux yeux du fennec, de douleur comme de colère.

- Mais qu'est-ce que je vous ai fait? Glapit-il avec souffrance. Laissez-moi partir, bon sang!

- Où donc?

- N'importe où! Et pour commencer, loin de vos sales tronches!

- Allons, ne soyons pas vulgaires...

Une nouvelle déferlante de flamme s'abattit sur Björn, qui ne prit même plus la peine de parer. Il se jeta dans le torrent de feu la corne la première, chargeant Poucet comme un Bélier. L'impact fut plus sonore mais moins violent que le précédent: le renard prit appui sur son sceptre et retrouva son équilibre contre un arbre, avant de l'agiter dans les airs sans effet apparent. Björn s'en amusa.

- On peut savoir ce que tu fabriques?

- Tes oignons!! Gronda Goupelin en expédiant une flammèche, que Björn se contenta d'éteindre d'un coup de queue.

Poucet se réfugia derrière un arbre, Björn fracassa l'arbre en question et se retrouva au-dessus de lui, prêt à l'assommer.

- Ça n'a rien de personnel, mais t... AEOUAOEUOH!!!

La Prescience avait tardé, mais elle finit par frapper. La vague d'énergie psychique emporta le Rhinoféros, le faisant chavirer entre les troncs.
Un peu sonné mais pas vaincu...

Les deux rivaux se livrèrent ainsi à un interminable jeu de sortilège enflammés, de Boule-Roc, de Rafales Psy et de toutes sortes de charges violentes qui coûtèrent la vie à de nombreux arbres... de sorte que Charlie n'eût aucun mal à les retrouver.

Lorsqu'elle se présenta à eux, le Goupelin avait son sceptre ardent braqué contre la gorge du Rhino, lequel s'apprêtait à lui planter sa corne dans les flancs. Elle hurla, plantant hargneusement son épée à deux mains dans le sol; un geste qu'elle ne faisait que lorsqu'elle était à bout. Les deux combattants s'arrêtèrent instantanément de se battre. La colère de leur tutrice, somme toute assez rare, n'en était que plus saisissante.

- Non mais vous êtes des grands malades! Regardez!

Elle les sépara de force, et posa ses gantelets dorés sur leurs têtes respective pour les obliger à observer autour d'eux. Il n'y avait plus grand chose debout. Les rares troncs d'arbre qui n'étaient pas à terre étaient en feu.

- Vous avez complètement démonté une partie de la forêt! Vous vous calmez, vu?

Björn ne semblait pas spécialement gêné par les dégâts qu'ils avaient causés dans leur fougue, mais il perçut le message. Poucet, quant à lui, comprit pour la troisième fois qu'il ne pouvait obéir qu'à Charlie.

- Et il faut vraiment que vous arrêtiez d'évoluer quand je ne suis pas là. Ça devient une manie! C'est vexant, à la fin.

Ils acquiescèrent tous les deux, mais sans comprendre un traître mot du message cette fois-ci.

Sur le retour, la chevalière songea avec amertume au poison qu'avait dû goûter le petit Poucet dans sa triste enfance de Feunnec, pour s'appliquer à se déraciner ainsi en permanence. Son empathie pour lui prit une dimension nouvelle, de même que son inquiétude à son sujet.
Chemin faisant, elle força le goupil à étouffer chaque flamme d'un coup de baguette. Björn, lui, fut condamné à la fastidieuse punition de replanter les troncs à moitié défoncés en les encastrant dans le sol, pensant innocemment que cela suffirait peut-être à annuler les dégâts et satisfaire Célébi, Sylveroy, ou toutes ces drôles de divinités forestières vénérées par les Midoyens.

Les deux bêtes n'échangèrent pas un mot. Jusqu'à ce que leur calvaire soit terminé.

- A propos de tout à l'heure...

- Oui?

- Je ne suis pas du tout désolé.

- Sans blague.

N'en déplaise à Pouce, et malgré l'apparente dureté des mots, il suffisait d'un regard pour comprendre que la complicité avait germé entre lui et le Rhinoféros. Hélas, il en fallut bien davantage pour éteindre ses ambitions de fugue.