La nausée. Depuis qu'elle avait pris cette pilule que Charlie lui avait donnée la veille, Hildùr la Canarticho était en proie à des vertiges inédits... mais aussi une force nouvelle, sourde. Comme un sens qui jusque là était resté endormi.

En cet instant, elle trouvait toutefois tristement regrettable que la nature lui ait donné des ailes mais pas la capacité de voler. Courir à travers la lande en traînant son poireau pendant aussi longtemps l'avait menée au bord de l'épuisement.

Goupelin avait lancé sa quatrième fugue de la semaine à peine après avoir été adopté par Charlie, et comme chacun des autres compagnons l'avaient intercepté avec un bilan mitigé les jours passés, c'était elle et Olrik qui s'y collaient. Le pire duo possible... Hildùr n'avait jamais supporté le Monorpale. Depuis le début, il la hantait comme il hantait Charlie, en la fixant avec son œil unique comme pour racler le fond de son âme d'oiseau. Elle qui n'avait pas l'habitude de la violence, elle ne rêvait que d'une chose: le terrasser. Hélas, elle en était incapable: ses capacités faisaient d'elle un atout au combat rapproché, mais face à un spectre c'était peine perdue. Quant à rattraper un Goupelin, c'était dans ses cordes, mais son tempérament la rendait soucieuse.

Appuyée contre son poireau, elle finit par relever le bec. Là, elle vit Olrik flotter au-dessus d'elle.

- Q... Qu'est-ce que tu me veux?

Evidemment, elle eut un silence pesant pour toute réponse. Si les spectres étaient aussi infatigables qu'on le prétendait, pourquoi faisait-il une pause en même temps que la Canarticho, si ce n'était pour la martyriser?

- R... retourne traquer le Goupelin! Glaive de malheur!

Et il s'exécuta, flottant dessus les hautes herbes. En le regardant s'éloigner, Hildùr sentit que quelque chose avait changé en elle. Jamais elle n'aurait osé l'interpeller comme cela dans le passé.

***

Après une interminable nouvelle demi-heure de course, la trace fraîche du Goupelin permit à Charlie, Hildùr et Olrik de converger vers lui pour finalement le coincer au détour d'un pré. Le ciel s'était brusquement assombri.

La chevalière s'avança vers le fuyard la première. La couleur de ses cernes avait commencé à inquiéter son entourage, en particulier son père Roden qui se demandait, pour reprendre ses termes, "si cette adoption était vraiment l'idée du siècle".

- Non, Poucet. C'était pas l'idée du siècle de t'adopter. Mais maintenant qu'on en est là, s'il te plaît. Rentre avec nous.

Le Goupelin glapit quelque chose à son attention. Elle ne le comprit pas, mais son regard était clair: ne pas fuguer lui était impossible. Elle vit en lui le reflet de sa propre incapacité à résister à l'appel de la traversée des montagnes de l'Ouest quelques mois plus tôt.

Comprendre son processus eût fait partie d'un cheminement nécessaire pour elle. Charlie aurait dû essayer de le comprendre. Mais c'était trop tard: il l'avait usée. A présent la confrontation était la seule issue possible. Et comme elle n'avait pas la force de matérialiser une roche pour lui envoyer à la figure comme elle avait une fois songé à le faire, elle s'en remit à ses compagnons.

- Hildùr, Olrik... chopez-le, s'il vous plaît, lâcha-t-elle avec désespoir.

Demander à Olrik et Hildùr de coopérer, c'était presque aussi audacieux que d'espérer que Maïken allait faire ce qu'on lui demandait sans se planter. En cet instant, leurs querelles devaient pourtant être mises de côté, car Poucet était un adversaire redoutable. Le fennec pointa son sceptre vers le glaive spectral, et s'adressa à lui dans sa langue.

- Pas de geste brusque, esprit, ou je déchaîne mes ombres sur toi.

La menace était réelle, et Monorpale le savait. Les pouvoirs magiques du Goupelin se déclinaient en une multitude de compétences. Olrik le redoutait: rien de pire qu'une force spectrale pour terrasser un autre spectre.
Hildùr, de son côté, était impressionnée par l'aplomb du Goupelin, et lui enviait son panache.

Olrik finit par sortir de l'immobilité: l'épée jaillit hors de son fourreau, et se frotta contre lui dans un Strido-Son épouvantable qui s'engouffra droit dans les immenses oreilles de Poucet, lequel fit son possible pour les boucher.

- Il est faible! Hildùr, à toi de jouer!

Mais Hildùr ne bougea pas. Son poireau était prêt à frapper, mais ses petits pieds palmés bottèrent en touche. Charlie s'indigna, mais n'eut pas le courage de la réprimander. Elle se contenta d'attendre que la canne se décide, en silence.

Lorsque l'immonde bruit s'acheva, elle n'avait toujours pas bougé. Goupelin reprit alors l'initiative, et fit jaillir de son sceptre une Ball'Ombre qui se logea droit dans l’œil du Monorpale. Le glaive, blessé et fragilisé en son cœur, voltigea et trembla comme jamais Charlie ne l'avait vu trembler.

- Arrête!! Cancanna finalement Hildùr à l'attention du Goupelin.

Le renard se tourna vers elle, l'air navré.

- Je n'ai rien contre ton ami, mais vous ne me laissez pas le choix...

- Non, arrête. Lai... Laisse-le moi.

- Pardon?

- Laisse-moi le glaive. Ce n'est pas... ce n'est pas mon ami. J'en fais mon affaire.

Les yeux du Goupelin manquèrent de sortir de leur orbite. Incrédule, il n'osait plus dire quoi que ce soit, et tandis que la Canarticho se remit à bouger, il s'étonna de la voir charger non pas lui-même, mais bien le Monorpale.

Olrik, affaibli mais toujours vif, la regarda foncer vers lui stoïquement, sans la craindre. Ses assauts rapprochés ne pouvaient pas l'atteindre.

Et pourtant, elle fit mouche. Son poireau s'abattit sur le Monorpale dans un fracas bien plus délicieux que le Strido-son qui avait précédé, et ce à tous les égards.

Goupelin était complètement dépassé. Il était décidément tombé dans une belle équipe de cinglés. Quelle Mimitoss avait pu la piquer pour frapper son allié avec tant de violence? Et surtout, par quel miracle arrivait-elle à infliger un Casse-Brique à cet ectoplasme? L'acier du glaive, fantomatique ou non, venait de subir une blessure qu'il n'oublierait pas.

Olrik se releva de cette attaque. L'épée rentra dans son fourreau, et se durcit fortement comme un Mur de Fer, mais la Canarticho était de nouveau prête à frapper. Elle le Taillada avec son légume, comme l'aurait fait un insecte: le mouvement se heurta à l'immense résistance structurelle de l'acier, mais il n'en restait pas moins que l'oiseau l'avait esquinté cinq fois. Sur les cinq, l'un des coups avait laissé une griffure visible sur le métal.

Charlie observait tout cela de loin, avec certes beaucoup de frustration, mais aucun jugement. Cet affrontement entre Hildùr et Olrik, elle le redoutait depuis longtemps. Il tombait mal, et néanmoins il ne fallait pas l'interrompre. Même Poucet était si subjugué par les événements qu'il en oubliait la fuite.

La bravoure de l'oiseau avait fini par prendre le pas sur son malaise. Elle se sentait capable de tout, et surtout de le vaincre. Pourtant, le Monorpale se livra à un rituel étrange: les humains appelaient cela l'Astuce-Force, un sortilège qui consistait à convertir le potentiel de protection en potentiel offensif. La défense blindée du fourreau se mua alors en une lame plus épaisse et plus puissante encore que celle qui était logée en son sein. Hildùr, un peu paniquée, ne baissa pas son légume pour autant, et le fit même danser dans les airs comme pour en aiguiser la lame. Les prochaines frappes seraient les dernières.

On vit le Monorpale s'abattre sur l'oiseau en Tranchant la Nuit. On vit l'oiselle parer l'attaque avec son poireau, résistant aux ténèbres dont l'assaut était gorgé. On la vit enfin prendre appui dessus, pivoter dans un bond spectaculaire et enfoncer le blanc du poireau droit dans l’œil d'Olrik, l'emportant au sol. Le glaive mordait enfin la poussière. Hildùr avait gagné.

L'orage éclata enfin. Charlie et Poucet s'étaient approchés. La Canarticho, vaillante, maintenait son ascendant sur le spectre qui n'avait plus grand chose d'un spectre et tout d'un vieux bout de ferraille rouillée. Son œil luisait encore, et Charlie savait qu'il continuerait à les hanter, mais une ère nouvelle commençait.

- Je suis fière de toi, Hildùr, murumra-t-elle. Merci pour ce que tu as fait, nous en avions tous besoin.

Pour le Goupelin, la confusion était totale, même si le spectacle l'avait impressionné. Hildùr avait gagné son respect.

- Pourquoi? Osa-t-il simplement lui demander.

- Je... Je ne sais pas. C'était la bonne chose à faire... je crois.

Il y eut un éclair aveuglant. Lorsque le tonnerre s'évanouit et que les regards se posèrent à nouveau sur Hildùr, elle était elle-même: un oiseau vaillant, dotée d'un esprit hésitant mais précis. Une chevalière d'Or.