«Vous réalisez que nous n’avons plus un rond, madame Valencia ? Comment espérez-vous investir alors que nos coffres sont vides ?»

Question parfaitement légitime, à laquelle je m’attendais. Je termine tout juste l’exposition de mon plan économique de large portée destiné à rétablir l’équilibre financier à Kuni. La tempête destructrice de septembre dernier a laissé des traces importantes sur les finances de notre royaume et voilà des mois que nous cherchons des solutions à cette problématique complexe. Entre l’exode de plusieurs familles vers les pays voisins, les routes dans de sales conditions qui empêchent l’accès de certains villages pour la collecte de l’impôt, la reconstruction coûteuse de plusieurs bâtiments et infrastructures de la capitale… Puis le chômage, qui a atteint des sommets depuis les dernières années ! Oh, tout ceci nous a forcé à une solution peu enviable, mettant Kuni dans une situation précaire : l’emprunt. Que ce soit à des familles fortunées du royaume cherchant désormais à tirer les ficelles de la gouvernance, ou carrément à d’autres gouvernements, les kuniois s’endettent. Sans solution à plus long terme, c’est le gouffre financier qui s’annonce. Je connaîtrais une solution aisée pour régler notre souci, soit la guerre. Très lucratif lorsqu’on peut les gagner. Or, je suis convaincue que nos «adversaires» nous botteraient les fesses misérablement. Contrairement à beaucoup d’autres, je n’ai pas oublié la terrible défaite contre nos voisins de l’Ouest, celle qui ternit encore notre histoire.

«L’écu, monsieur de Rosind,» je peux presque l’entendre grincer des dents devant mon appellation, néanmoins s’il néglige mes titres alors j’en ferai tout autant. «est une chose capricieuse. Sitôt on le désire qu’il nous file entre les doigts, et dans la prospérité se dénombre sous nos yeux. Il n’existe pas beaucoup de solutions à notre problème actuel, malheureusement. Pour créer de la richesse, il faut investir de la richesse, dans des valeurs sûres, qui nous rapporteront gros.»

«C’est insensé,» scande un autre. «nous ne pouvons nous permettre le moindre risque.»

Je conserve mon expression parfaitement neutre. Ces conseillers, tous plus embourgeoisés les uns que les autres, me font bien sourire. Certainement que mes manières de faire, jeunes et agressives, leur déplairont. Quelque part, j’ai envie de relever le défi de les convaincre, ainsi je prends mon temps, déroulant un long parchemin sur la table. Dessus, mon écriture parfaitement alignée, en pattes de mouche, difficile à déchiffrer mais propre.

«C’est pourquoi je vous propose de prendre un risque parfaitement calculé. J’ai inscrit ici une liste d’entreprises, la majorité dans l’exportation navale et la construction, qui ne font qu’augmenter en taille et en profit depuis plusieurs années. Vu les demandes croissantes du marché, nul doute que leurs activités seront d’autant plus lucratives.»

«Il faut augmenter les impôts ! C’est ce que nous avons toujours fait !»

Je ne soupire pas, extérieurement du moins. J’ai toujours peu apprécié les discours comme ceux-ci, ces sophistes dégénérés au nom du «nous avons toujours fait ainsi». J’ai envie de ressortir tous les registres poussiéreux des cinquante dernières années pour leur prouver que cette technique ne fonctionnerait qu’à court terme, après quoi elle aurait des effets néfastes sur le royaume. Il s’agit d’un sujet délicat, auprès de gens qui n’ont pas tous les outils nécessaires pour comprendre. Plusieurs membres de mon équipe de trésoriers échangent des regards. Eux comprennent l’enjeu. Ce sont les sourds que je dois convaincre. Ou du moins, une, simplement une sourde.

«Madame Dorcas de Rosfind, vous me voyez évoluer tous les jours alors que je vous présente mes rapports. Vous avez pu constater le nombre croissant de familles incapables de payer l’impôt. Si ces gens s’appauvrissent, alors le pays aussi. Je comprends que mes méthodes peuvent paraître peu orthodoxes, mais il est temps pour Kuni d’entrer dans une nouvelle ère.»

J’y crois, plus que jamais. Surtout depuis cette lettre, cette lettre qui a formé un espoir dans ma poitrine. Je souris, une rareté au travail. Car pour une fois, je suis parfaitement sûre de moi. Peu importe la décision de la chef, je sais que j’aurai le mérite d’avoir fait un travail impeccable, digne de mention. En attendant, tous les regards se sont posés sur elle, comme des rapaces sur leur proie.

On me reprochera probablement mon audace. Tant pis. Elle est celle qui habite les convaincus et les compétents, ceux qui n’ont rien à perdre car persuadés du bien fondé de leur entreprise. J’ai fait tous les calculs, toutes les prédictions et les chiffrent, eux, ne savent pas mentir. Même qu’il n’y a pas plus honnêtes qu’eux, capables de nous ouvrir la voie sur l’avenir de notre pays. À ce sujet, tout repose sur notre économie fragilisée. Sans écu, pas de projet, pas de défense, une Kuni démunie et exposée à ses ennemis. La paix ne dure pas bien devant l’appât du gain, et la région possède son lot de denrées qui pourrait attirer la convoitise. Ses eaux sont généreuses en poiscaille, ses grandes plaines propices à la culture. Et puis ses habitants, hardis, fiers et robustes ! N’importe lequel des trois autres royaumes pour réclamer, à une nation affaiblie, une part du butin. Non. Nous devons nous saisir de ces richesses qui ne demandent qu’à être exploitées pour redorer le blason des nôtres. Pas casser les reins d’une population déjà accablée au niveau financier. Je regorge d’idées pour améliorer le sort des individus comme de la communauté. Mais pour ce faire, il faut laisser à tous le temps de se remettre de cette grande tempête du mois de septembre dont nous épongeons encore les conséquences. Ainsi je ne flanche pas devant les regards désobligeants qu’on peut m’adresser. Je me tiens, fière, dans l’adversité. La Lionne de Kuni sait rugir plus fort de toute manière.

Une voix s’élève finalement, venant, je le pense du moins, mettre fin au débat. Avec une grande satisfaction, j’écoute Dorcas me donner raison. L’inverse m’aurait fait taire pour de bon, après tout je ne suis pas ici pour m’acharner. Néanmoins je devine à son affirmation qu’elle n’est pas le fruit du hasard, et que sous ses airs naïfs se cache quelqu’un qui sait écouter – réellement écouter -. Beaucoup de choses lui échappent peut-être, mais je comprends enfin que ce n’est pas dû au manque d’effort. À ses mots, je sens un sourire timide étirer mes lèvres. Je ne devrais pas la juger si rapidement. En réalité, je n’ai encore que peu travaillé avec elle. Néanmoins, la comparer à Rafahel est trop tentant : il y avait chez son ancien collègue une force tranquille totalement inégalée. Il habitait cet espace de débat, le dominait de sa présence. Je pouvais sentir alors la gêne des conseillers, incapable de véritablement mettre un frein à son énergie sauvage et contagieuse. Il était et reste encore cette présence stimulante dans ma vie. Dorcas est bien pâle en comparaison. Mais je dois lui laisser sa chance.

Je tressaille toutefois devant l’intervention de son père, déplacée et malvenue. Je peine à croire qu’il vienne de s’adresser à sa fille de cette manière… On dirait ma propre mère à mon égard. Cette intervention aussitôt me refroidit, non pas parce que l’homme s’oppose à mon idée. De ce côté, j’ai pris l’habitude, et si je ne savais pas défendre mon point de vue je n’occuperais pas cette place au sein des trésoriers du royaume désormais. Non, c’est plutôt de dédain total du respect pourtant dû envers sa fille. Irrespect d’ailleurs qui me rappelle une autre personne dans ma vie et qui en a subi les conséquences d’ailleurs. La meneuse me scrute un instant et je me demande si elle désire mon appui. Pour l’instant je demeure silencieuse, car j’ai bien envie de voir comment elle se défendra face à lui. Elle s’adresse avec le calme et la grâce suggérée par son statut. Un sourire cette fois approbateur se peint sur mes traits. Un sourire qui s’efface rapidement face à la réponse de son interlocuteur. Aussitôt, je peux sentir mon sang bouillir dans mes veines. Je m’approche d’un pas de la table, fusillant le conseiller du regard.

«Excusez-moi, je pense que vous n’avez pas entendu. Madame de Rosfind a pris sa décision, je vous garderais bien de lui manquer de respect de cette manière. Oubliez-vous donc que vous vous adressez à la Chef de Kuni ? S’il y a un ignare dans cette pièce, c’est vous.»

Je devrais craindre encore une fois mon audace. Pourtant dans cette pièce, je sais posséder une certaine autorité. Je suis un peu comme Dorcas : je mesure mes mots, mais lorsque je parle, on écoute. Je n'ai pas peur qu'on me jette dehors; tous ici connaissent ma compétence. Cela me rend peut-être un peu imprudente.

«Madame de Dorcas a lu tous mes rapports depuis plusieurs semaines détaillant tous les scénarios possibles. Scénarios réalisés par une équipe entière des meilleurs trésoriers de l’écu d’Ekoe. Désirez-vous prétendre davantage que les chiffres, monsieur de Rosfind ? Plus que notre Chef elle-même ?»

Je me retourne vers Dorcas. Si j’étais elle, je mettrais fin rapidement à cette réunion déjà longue. À quoi bon argumenter avec des sourds de toute manière ? Dans tous les cas, cet homme a intérêt à tenir sa langue désormais. En silence, j’adresse mon soutien à la meneuse, même si elle doit changer d’idée et me donner tort… je ne laisserai personne la traiter ainsi.

C’est la première fois que je ressens le besoin de m’interposer, pourtant ce n’est pas le premier commentaire désobligeant que j’entends à son endroit. Je me suis toujours gardée de commenter la performance de notre chef par souci de professionnalisme. Si j’ai souvent douté d’elle et que ce sera encore le cas dans l’avenir, je n’oserai jamais lui nuire ou médire à son endroit. Je trouve plutôt étroit d’esprit de vouloir la rabaisser ainsi surtout après l’avoir élu. Si son père regrette tellement son choix, pourquoi lui avoir permis d’atteindre ce poste après tout ? Oh, j’ai mes doutes. Après un meneur aussi incorruptible et sauvage que Rafahel, je crois que le conseil a voulu mettre quelqu’un en place qu’il serait plus facile de manipuler. Or, Dorcas semble à même de pouvoir se défendre, me surprenant en chassant tout le monde de la pièce avec une froideur que je ne lui croyais pas capable. Il faut dire que je ne connais presque rien d’elle hormis les idées que j’ai pu me faire à son endroit. D’ailleurs, son intervention inattendue porte ses fruits puisque tous s’arrêtent de parler pour la considérer en silence. Je me raidis un peu en m’entendant interpelée ainsi et invitée à rester. J’observe les autres quitter non sans une certaine inquiétude. Peut-être que mon audace n’a pas plu à la Chef, même si c’était dans son intérêt. Je n’aurais peut-être pas dû parler à sa place après tout.

Le silence retombe sur la pièce et je me garde d’intervenir. Une ombre dans la pièce, restée discrète jusqu’au départ de la tablée, s’avance finalement pour grimper sans ménagement sur moi en usant de ses petites griffes. De toute évidence, Napoléon n’a aucune considération pour ma peau délicate. Probablement attiré par la tension que je ressens dans la salle, il se hisse sur mon épaule pour mieux observer ma supérieure, qui s’est laissée tomber dans son fauteuil sans trop de retenue. Son comportement me fait sourciller de curiosité. Elle ne semble pas être sur le point de m’incendier, mais sait-on jamais. Une fois de plus, elle me surprend en me remerciant de l’avoir soutenu. J’ouvre la bouche pour protester, puisque c’est plutôt elle qui l’a fait à mes yeux, mais je n’ose la contredire et hoche simplement la tête à ses propos. Elle explique un peu plus en parlant de son frère, que je connais peu. Néanmoins, ce qu’elle dit vient un peu confirmer ma pensée : le conseil a probablement écarté son frère car il me semble le genre de personnes qu’on ne manipule pas facilement. Ils n’avaient simplement pas prévu que la sœur saurait se défendre elle aussi.

«J’ai assez peu de tolérance envers l’abus, peu importe sa forme. Pardon si le terme paraît fort, or à bien des égards la manière de vous traiter le conseil y ressemble. J’espère au moins que mon intervention aura su réfréner le désir de votre père de vous rabaisser. Je connais ce qu’il fait d’avoir un parent insatisfait; je sais aussi ce que ce n’est pas facile d’y répondre. J’espère ne pas avoir paru trop déplacée.»

Je demeure d’une neutralité exemplaire, toutefois un certain feu règne dans mon regard ambré. Je commence à peine à répondre à ma mère, même si elle le mérite amplement pourtant. Difficile de se détacher des critiques quand on les a intégrées en soi, quand on espère encore avoir d’autres types de commentaires. J’ai bien vu le regard qu’a lancé Dorcas à Adam. Elle semble entretenir une colère profonde effritant le respect qu’elle peut avoir pour cet homme. Je redresse les yeux alors que mon interlocutrice poursuit ses éloges, cette fois au sujet de mes idées. Ce qu’elle suggère me laisse dubitative. Voilà que deux personnes l’ont suggéré, dont la chef de ce pays ! Moi, conseillère économique… Je me sens me raidir à cette idée, angoissée et un peu gênée aussi. Si je suis élue, Dorcas espère-t-elle trouver en moi une alliée ? Car si nous nous trouvons du même côté aujourd’hui, rien n’indique que ce serait toujours le cas. Je suis loyale à ma tâche et au peuple de Kuni, pas à elle.

«Merci de vos compliments. Pour ce qui est de la place de conseillère, c’est un peu plus compliqué qu’il n’y paraît. Je ne suis pas exactement la personne la plus appréciée à Vénovos après tout. Or je…»

Lui avouerais-je que l’idée flotte à mon esprit, tentatrice ? À quel point puis-je lui faire confiance ? Je me rétracte derrière mes retranchements, comme à mon habitude.

«J’y réfléchirai. Dans tous les cas, je m’efforcerai de faire mon travail de manière exemplaire tant que je le puis. Je ne suis pas ici pour plaire mais pour veiller sur les finances du royaume. Puis sauf respect, j’aime bien remuer les idées un peu dépassées de votre géniteur. C’est plutôt amusant.»

Un léger sourire étire mes lèvres. Me réchauffer auprès d’une personne que je connais peu s’avère difficile, pourtant je tente de faire un effort. Je me sens un peu coupable d’avoir moi-même précipité mes jugements à son endroit. Peut-être devrais-je apprendre à la connaître avant de le faire.

«Et vous, comment vous trouvez… Enfin votre nouveau poste? Ce doit être bien différent du travail de scribe.»

Je ne pourrais m’imaginer à sa place. Si une position au sein du conseil m’apparaît intéressante, gouverner est une toute autre paire de manche. J’imagine sans mal à quel point ce doit être lourd plus souvent qu’autrement, sous le regard d’autrui, en proie de tous les jugements…

Je dois refréner l’envie grandissante de sourire avec satisfaction devant les mots de la meneuse. Non, certainement que mon intervention n’a pas laissé le conseiller indifférent, très loin de là d’ailleurs. Ce n’est guère la première fois que je lui fais l’affront de le contredire, majoritairement d’un ton neutre et désagréable, avec une approche basée sur les faits. Hausser le ton en sa présence n’a pas été une habitude dans les derniers mois, pourtant cette fois je ne pouvais simplement pas rester silencieuse devant ses paroles blessantes envers une autre femme. Alors oui, qu’Adam se frustre. J’ai eu des ennemis auxquels je tenais davantage. Tant pis s’il a du pouvoir, je peux me montrer un adversaire de taille sur des sujets qui me tiennent à cœur, moi aussi. C’est drôle. J’ai l’impression que cette altercation a marqué le début d’une… loyauté ? Là où je doutais moi-même, où j’avais tant de mal à me sentir appartenir ou interpelée. Il semblerait que Dorcas possède un charme qui s’installe lentement, qui s’insinue et s’installe : avant de le réaliser il est trop tard. Ce n’est pas moi de me faire avoir si facilement. Je dois rester sur mes gardes même si, force est de constater, nous avons plus de points communs que nous l’avons cru. Toutes deux avec des familles difficiles, toutes deux les Moumoutons noirs de la Forteresse. Dans nos misères, il semblerait qu’un improbable partenariat se soit tissé. Aussi réservée sois-je à l’idée, une part de moi demeure curieuse. Où cela nous mènera-t-il ?

«Oui, vous avez raison. Les gens peuvent réellement nous surprendre des fois.» je marque une pause en levant les yeux vers elle. «En bonne pessimiste, j’ai tendance à croire que la surprise ne peut être que du point de vue négatif et pourtant, à l’occasion, je découvre que je peux avoir tort à ce sujet.»

Je l’observe avec un peu trop d’intensité pour qu’elle ne comprenne pas l’allusion. Elle-même a déjoué toutes mes tentatives de la détester, pour autant de raisons puériles. Tant pis, il est tout de même préférable de trouver des alliés dans ce milieu si difficile. En tout cas, de son côté, elle semble placer une confiance en moi que j’ai toujours trouvée exagérée. Non pas que je lui ai offert une raison quelconque de douter de moi ou de mes intentions, néanmoins il faut avouer que jusqu’à présent je ne lui ai réservé que très peu de chaleur. Je souris un peu timidement. Carte blanche hein ? J’espère qu’elle ne regrettera pas son audace. Je ne manque pas de projets un peu impopulaires, il faut le mentionner.

Je sursaute en voyant la porte s’ouvrir, pourtant il ne s’agit que d’un Pokémon, un Lippouti que j’ai vu traîner avec la chef. En le voyant, je me crispe pourtant, connaissant la nature affectueuse de ces créatures. Je n’ai absolument aucun intérêt à la voir me bécoter, ainsi je me recule quelque peu, la surveillant du regard alors que Dorcas répond à mes questionnements. Alors qu’elle évoque son prédécesseur, je ne peux m’empêcher de m’assombrir. Je reste un peu trop longuement silencieuse en me demandant ce que je devrais dire et surtout omettre. Finalement, je décide d’être simplement honnête, peut-être un peu trop.

«Je vous avoue que… J’ai beaucoup douté de vous. Pour des raisons peut-être différentes que d’autres. Rafahel est un ami proche et quelqu’un que j’estime énormément. Le voir partir a été difficile pour moi, même je comprends absolument sa décision de prendre du temps pour lui et sa famille. Au départ, je ne pouvais que vous comparer à lui. Je réalise progressivement que vous êtes vraiment, vraiment différents. Que vous avez des qualités qu’il ne possède pas et vice versa. En tout cas, vous êtes une personne qu’on gagne à connaître.»

J’ai prononcé mes dernières paroles d’un ton pensif. Peut-être me suis-je permise un peu trop d’honnêteté ici, néanmoins j’ai le sentiment que nous nous trouvons en quelque sorte à la croisée des chemins. Pour qu’une nouvelle alliance se forme entre nous, il faut qu’elle le sache.

«Les critiques, je peux comprendre qu’elles soient dures. Tant qu’elles sont constructives, elles ne peuvent que vous faire avancer. Néanmoins, que je n’entende plus le genre de commentaires que votre père pouvait avoir envers vous. Ça ce n’est pas de critique, mais de l’acharnement.»

Je fais la moue, toujours remontée contre le conseiller. J’espère qu’il aura retenu sa leçon.

La comparaison peut s’avérer violente. Si je ne l’ai jamais vécue en tant que chef de nation, j’en connais tout de même les dangers. J’ai passé ma vie à me faire ombre de gens plus resplendissants, ceux qui se couvrent de gloire pour vous laisser avec un simple sentiment de vide. Or, il y a dans le discours de Dorcas une forme d’assurance et d’optimisme que je ne peux qu’admirer. Je l’ai d’abord prise pour trop niaise, peut-être l’est-elle un peu. Mais elle tient. Dans l’adversité et la critique, elle se permet ces pensées sans toutefois les laisser la submerger. Peut-être n’est-ce qu’un acte ? Dans tous les cas, plus je découvre cette femme, plus je m’avère confuse et curieuse. De toute évidence elle n’est pas aussi simple que tout le monde aime le croire. Je craignais qu’elle se laisse manipuler par les plus expérimentés de ses conseillers. Force est d’admettre qu’elle se débrouille bien mieux que je ne le pensais, et qu’elle n’a peut-être pas besoin de ma protection au final. Est-ce normal que cette pensée ne me donne qu’encore plus envie de me montrer protectrice à son endroit cependant ?

«Vous auriez pu. Ce n’est pas ma place de juger. Je suis une servante de cette nation après tout, je connais ma place.»

Je souris, puisque ma mère aurait tôt fait de réagir à mes propos. Car la matrone me connaît bien mieux que Dorcas de Rosfind. Elle m’a mis au monde, a tenté de me façonner selon une image docile. Un peu comme ce qu’a vécu mon interlocutrice au final. Sauf que ma mère n’a jamais réussi à apaiser mon côté curieux, elle n’a jamais dompté mon sens de la justice ni mon aventurisme. Si ces traits se sont dilués avec le temps, entre les mains d’Arthur surtout, ma liberté retrouvée a su mettre à la lumière du jour cette caractéristique qui m’est propre, particulièrement au boulot. Adam n’a pas fini d’entendre parler de moi. Au moins je ne suis pas seule à m’opposer à ses idées dignes de l’avant-guerre.

Je jette un coup d’œil toujours aussi prudent envers la Lippouti, un peu plus confortable maintenant qu’elle s’est éloignée et réclame sa part d’attention à sa maîtresse. Cet échange me tire un petit sourire, tout comme les mots prononcés par Dorcas. Elle attire les Pokémon de type Psy hein ?

«Je n’en ai qu’un dans mon équipe et je peux vous affirmer que les types Psy sont de fabuleux alliés, capables de grandes prouesses. C’est une chance pour vous d’avoir des affinités spécifiques avec eux; je suis certaine qu’ils pourraient vous être utiles dans les pires situations. Ce n’est probablement pas pour rien qu’ils sont attirés vers vous.»

Je prononce ces derniers mots presque de manière réflective, toujours préoccupée par cette étrangère que j’ai jugée trop rapidement. Qui est-elle réellement ? Dans tous les cas, je devrai garder un œil sur elle, de plusieurs manières. Elle n’est pas aussi innocente qu’elle ne le laisse paraître. Sa patience a aussi sa limite et son père semble l’avoir atteint. Ce qu’elle affirme ensuite, presque innocemment, me glace le sang un instant. Destituer Adam de Rosfind ? Aussi séduisante soit l’idée, je ne suis pas certaine de la manière dont cela pourrait se produire. Qu’est-ce que la meneuse a en tête ? Je fronce les sourcils et penche la tête sur le côté de manière assez évidente pour témoigner de ma confusion. La jeune femme à la chevelure sombre ne relève toutefois pas. Elle aussi a droit à ses secrets après tout. La conversation est terminée de toute manière, je devrai m’armer de patience pour voir ce qu’elle prépare.

«O-oui, madame, bien sûr.»

Je m’incline brièvement avant de prendre congé, plus confuse que jamais. Dame Dorcas n’a peut-être pas besoin d’un chevalier en armure pour la protéger, mais dans tous les cas je la suivrai avec intérêt dans l’avenir. Quelque chose me dit que je viens de me trouver une alliée tout à fait inattendue.