Corvus devait bien l’avouer, lui aussi appréciait ces escapades loin de la capitale kunioise. En digne sakaien qu’il était, le jeune homme était adepte des grands espaces et en chérissait le silence et la quiétude. Il goûtait peu au chaos des grandes villes, bruyantes et fourmillantes … ici, perdu dans ce désert vert, le sakaien retrouvait un semblant de chez lui, vaguement, très vaguement. Les muscles roulant du Bourrinos, son souffle cadencé et le martèlement de ses sabots sur le sol lui rappelaient tout ce qu’il avait laissé à Sakai, et ce qui l’y attendait. C’était lointain bien sûr, pourtant Corvus ne pouvait se résoudre à fermer totalement les yeux dessus. Un jour, Venovos n’aurait plus besoin de lui. Un jour, Bresingra le rappellerait … et que ferait-il alors ? Le sakaien ne pouvait pas s’empêcher de se poser cette question. D’un côté, il avait au fond de lui cette loyauté envers Sakai, viscérale, profondément ancré … et de l’autre, Leonys Valencia. Il l’aimait. Corvus avait beau se l’avouer à mi- mots et faire semblant de minimiser la chose, il pouvait sentir la situation lui échapper, lentement mais surement ; rien ne l’avait préparé à cela, et maintenant qu’il y avait pris goût le soldat ne s’imaginait pas vivre sans plus longtemps. Corvus aurait aimé pouvoir s’en détacher, se sentir un peu moins à sa merci, mais il n’y parvenait pas. Il y avait, dans cette manière qu’il avait de s’y abandonner, un plaisir doucereux, qui sans doute aurait un prix un jour. Un jour.

Pour l’heure, Corvus savourait. Les gens parlaient bien sûr, comme toujours, et ils extrapolaient, comme à l’accoutumé. Bien sûr que non qu’ils n’étaient pas fiancés et – surprise – il n’était pas le père d’Aster non plus. Leonys Valencia n’avait pas été non plus infidèle à Arthur Torres dans le passé, et les deux nobles n’avaient pas vécu une romance cachée qui les avaient menés à commettre l’impensable – non, Corvus Eddaryon n’avait pas orchestré le meurtre de l’ancien conseiller kuniois – L’imagination fertiles des mauvaises langues était sans limite, mais le sakaien avait bon espoir de voir tout ça se tasser à un moment donné. Ils étaient la nouvelle attraction à Venovos et la campagne de Leonys n’aidait pas à tarir cette idée, mais comme toutes les nouvelles choses leur histoire finirait bien par être détrônée par quelque chose d’autre … ils devaient juste prendre leur mal en patience.

Skadia, elle, se posait beaucoup moins de questions. Elle avait fait du ciel kuniois son empire et de ses vastes plaines son terrain de chasse. Elle se faisait un malin plaisir d’effrayer le Bourrinos à chacun de ses passages, braillant à son encontre de son cri strident. Les deux pokémons s’en faisaient un jeu, sous le regard amusé du sakaien qui, monté sur Brutus, aurait eu tôt fait de se faire décharger si ses années de formations à l’armée ne lui avaient pas octroyé d’indéniables compétences en tant que cavalier. L’une de leur course-poursuite les mena finalement aux abords d’un village jusqu’à présent inconnu du soldat. Les Plaines de Kuni en comptaient de nombreux, tous plus pittoresques les uns que les autres et majoritairement habités par des agriculteurs et des éleveurs de bétails, en particulier des Moumoutons, endémiques de la région. Malgré sa curiosité relative, le sakaien évita singulièrement le village. Croiser des gens n’était pas dans son objectif, aussi le contourna-t-il, prenant le chemin des plaines … mais le silence de l’Airmure – synonyme de son absence – interpela bientôt le jeune homme, qui se mit alors en quête de la retrouver. Qu’avait-elle donc trouver, pour susciter ainsi son intérêt ? Corvus ne tarda pas à le savoir.

Au détour d’une colline, le sakaien tomba sur ce qui avait vraisemblablement été un pré à bétails, mais qui n’était désormais plus qu’un champ de bataille. Une boucherie convenait mieux en réalité : parmi l’herbe verte gisaient des cadavres de Moumoutons, beaucoup trop nombreux pour être dû au hasard. L’odeur des carcasses avait fait s’approcher l’Airmure et la seule chose qui la retenait d’y piocher des lambeaux de viandes était la présence d’un groupe de villageois kuniois, qui se désespéraient de ce spectacle. A la vue du tableau, les doigts de Corvus se resserrèrent sur les rênes du Bourrinos, qui s’ébroua. Bien évidemment, la présence de Skadia avait attiré l’attention des paysans, parmi lesquels se trouvait le berger qui, furieux, pleurait ses moutons. Quel genre de bête pouvait faire un tel carnage ? Le sakaien n’en avait pas la moindre idée. A l’instar de l’Aimure, l’arrivée du sombre cavalier attira un instant les regards des villageois. Allait-il passer son chemin, allait-il leur venir en aide ? La question se posait.

En l’apercevant, la cheffe de Kuni l’interpella et le questionna concernant le sanglant tableau qui se présentait à eux. Corvus avait déjà eu l’occasion de rencontrer Dorcas, peu de temps après son arrivée à Venovos, et déjà à ce moment, face à cette étrange dame la question s’était posée : quelle attitude adopter, quel titre usiter ? De toute évidence, le temps n’avait pas répondu à cette question, car aujourd’hui encore le sakaien se la posait. Foutues convenances !

« — Madame » la salua-t-il, choisissant finalement la simplicité. Avait-il vu quelque chose ? « Hélas, j’ai bien peur de ne pas vous êtres d’une grande aide, j’arrive tout comme vous. Mon Airmure a été attirée par cette … boucherie et... » expliqua le sakaien, mais il fut coupé par l’arrivé d’un paysan, sans nulle doute le berger.

« — Madame de Rosfind ! Madame de Rosfind ! » l’interpela l’un des paysans, le propriétaire du troupeau, du moins ce qu’il en restait. Quittant le groupe de villageois, il s’approcha de la cheffe, non sans jeter une œillade emplie de méfiance à l’intention du sakaien « Vous êtes venue, Arceus vous êtes venue ! Ce … c’est terrible ! Mes … mes Moumoutons, regardez. Un tel saccage, ici à Kuni ? » s’étonna-t-il « Ce … c’était une bête madame, j’ai entendu son cri dans la nuit ! J’ai entendu mes Moumoutons bêler de terreur, et je l’ai vu emporter le plus jeune d’entre eux ! Mon Maximus, mon beau Maximus et sa toison noire ! La fierté de ce troupeau, cette bête l’a pris en l’a emporté dans les airs ! » s’exclama le berger, désemparer comme jamais « Je l’ai vu partir vers le nord, en direction des côtes ! Je vous en prie, ramenez-moi mon Maximus ! »

Le paysan geignit encore un moment, mais Corvus ne l’écoutait déjà plus. Du regard, il observait les cadavres de Moumoutons … une bête volante, vraiment ? C’était insensé, même le plus cruel des prédateurs ne décimait pas un troupeau entier. Que s’était-il passé ? L’animal semblait avoir tué pour le plaisir et non pour se nourrir, et Corvus ne connaissait qu’une seule créature capable d’une telle bestialité : l’homme. Pourtant, les traces qui marquaient les moutons étaient bien l’œuvre d’une bête … après tout le berger ne l’avait-il pas aperçu ? Alors que, déjà, les paysans s’agglutinaient autours de Dorcas dans l’attente d’une réponse, le regard du sakaien fut attiré par l’éclat d’une couleur vive, que le vent venait de faire danser doucement. Il fronça un instant des sourcils, perplexe.

« — Dorcas, regardez » l’interpela Corvus, dominant le brouhaha des paysans. Tant pis pour le protocole. D’un bond, le sakaien mit pied à terre et, au détour d’un cadavre, il se pencha pour attraper quelque chose, qu’il montra à la meneuse de Kuni. C’était une plume d’un bleu azur, plutôt petite … si le cavalier ne reconnut pas l’espèce à laquelle elle appartenait, il en connaissait l’emplacement : c’était une plume d’aile, plutôt raide. La créature avait dû la perdre dans l’action « Vous reconnaissez cette plume ? » lui demanda le jeune homme en la lui tendant.

Après tout, c’était son pays et non le sien et sans doute en savait-elle plus que lui sur la faune qui l’habitait. Si Corvus connaissait la plupart des oiseaux parmi les montures habituellement utilisées par les hommes, le jeune homme avait encore du chemin à faire avant de les connaître tous. Les villageois s’étaient tus, les yeux rivés sur la plume désormais tenue par leur cheffe. En attendant une réponse de sa part, le cavalier observait du coin de l’œil Skadia, qui lorgnait l’air de rien les carcasses de Moumoutons. Corvus pouvait voir son regard reptilien briller d’envie, et il voyait aussi celui du berger qui, de son côté, surveillait les mouvements de l’Airmure. Hérésie que cela serait, si d’aventure l’oiseau d’acier venait à croquer un bout de ses bien-aimés moutons ! Et pourtant, quel autre avenir ces cadavres avaient-ils, si ce n’était finir dans un estomac ?

La kunioise sembla reconnaître la plume que lui rapporta le soldat et lorsqu’elle mentionna l’Aéroptéryx, les sourcils du jeune homme se froncèrent. Si Corvus n’en avait encore jamais rencontré, le cavalier aérien qu’il était en avait déjà entendu parler, plus en mal qu’en bien. Carnassiers, ils avaient la réputation d’être de piètres montures du fait de leur capacité plus que limité en matière de vol : leurs plumes étaient trop fines, leurs muscles trop faibles … pourtant, la couleur de celle que tenait encore Corvus parlait d’elle-même. Un Aéroptéryx avait-il vraiment emporté le mouton noir ? C’était peu probable, pourtant le jeune homme n’était pas sans savoir que beaucoup de choses, ces derniers temps, sortaient de l’ordinaire.

Silencieux, le sakaien acquiesça lorsque Dorcas l’invita à le suivre pour résoudre cette affaire. A son tour, il se hissa sur le Bourrinos et sans attendre, ils s’éloignèrent tous deux des villageois qui, toujours rassemblés, les observèrent longuement prendre la direction des côtes. A regret Skadia abandonna les carcasses des Moumoutons, et dans un bruissement métallique elle prit le chemin du ciel, planant au-dessus des deux cavaliers. Lorsqu’ils furent suffisamment éloignés, Corvus reprit enfin la parole.  

« — S’il s’agit réellement d’un Aéroptéryx, je ne partage pas votre confiance quant au fait de pouvoir ramener le Moumouton. Pas vivant du moins, et surement pas en entier » déclara-t-il en homme pragmatique qu’il était.

Bien qu’il préférait se dire réaliste, Corvus manquait parfois d’optimisme et Dorcas ne manquerait pas de le remarquer. Par la suite, la cheffe de Kuni s’étonna quant à l’idée de cheminer avec lui et sa remarque lui arracha un sourire. Qui l’aurait cru, oui ? Lui qui avait été envoyé ici pour espionner, le hasard lui accordait aujourd’hui une occasion en or d’en savoir un peu plus.

« — Le destin a parfois bien des tours dans son sac. J’espère que vos Chevalier d’Or ne m’en voudront pas d’usurper leur place en tant que protecteur » répondit le sakaien, non sans un sourire sur le coin des lèvres « Ne vous en faites pas trop pour Kuni : j’ai appris à en apprécier les charmes – oui, sans doute le savait-elle déjà – bien que sa température gagnerait à perdre quelques degrés et son soleil à être moins ardent » affirma le jeune homme d’un ton qui se vouait léger. Dernièrement, il avait d’ailleurs expérimenté les coups de soleil, jusqu’alors étrangers à sa peau blafarde de sakaien ; une découverte dont il se serait assurément bien passé « Il m’en faudra plus pour renoncer à la Nation Bleue » assura finalement le soldat.

Oui, il allait falloir bien plus qu’un troupeau de moutons morts pour faire partir Corvus ; chaque nation avait ses monstres et le jeune homme ne voyait pas pourquoi Kuni ferait exception à la règle. Leurs montures respectives avaient gagné le trot et bientôt, leurs pas les menèrent aux abords d’un amoncèlement rocailleux qui, semblable à une muraille, se dressaient haut devant eux. Ralentissant l’allure de son cheval, Corvus avisa un instant la paroi rocheuse, chercha à en percer les secrets. Leur prédateur se cachait-il ici ?

« — Vous sortez souvent sans escorte, Dorcas ? » demanda le jeune homme « Cela me paraît peu avisé en ces temps qui courent, pour autant que mon avis vous intéresse » affirma-t-il.

Est-ce qu’il se mêlait de choses qui ne le regardait pas ? Bien sûr, comme toujours. Loin d’être vicieux, Corvus restait un protecteur dans l’âme et savoir une femme aussi importante errer seule au milieu des plaines le dérangeait. Que se passerait-il si d’aventure Dorcas venait à se faire attaquer ? Les récents évènements ne leur avaient-ils pas enseigné la méfiance ? En haut du ciel, soudainement, un cri strident attira l’attention de Corvus. C’était Skadia qui, de son regard perçant, semblait avoir vu quelque chose au-delà du mur de roche. L’oiseau d’acier s’était mis à décrire des cercles au-dessus de sa trouvaille.

« — Mon Airmure a trouvé quelque chose » déclara le sakaien, quittant enfin le ciel des yeux. Le jeune homme jeta un regard sur la droite, sur la gauche, cherchant un endroit, un passage pour traverser cet obstacle qui se tenait devant eux « Vous connaissez un endroit pour traverser ce relief ? » questionna le soldat.

Un couloir dans la roche, un sentier escarpé, n’importe quoi leur permettant d’atteindre l’autre côté de cette falaise dressée au cœur des plaines. Choisir la voie des airs était une option mais … Corvus ignorait quel genre de créature accompagnait la cheffe kunioise, quant à la faire monter sur Skadia … c’était là un luxe qu’il n’accordait pas à n’importe qui.

Ainsi donc, cette sortie en solitaire n’était pas la seule, et Corvus n’était pas le premier à les juger malavisées. Cela empêchait-il Dorcas de sortir quand même sans garde pour la protéger ? Non de toute évidence, et une part de lui plaignait le reste du conseil kuniois qui devait constamment craindre pour elle ; eux, ainsi que ses proches et sa famille. Dorcas avait-elle une famille ? Comme tout le monde sans doute, et le sakaien se demandait bien à quoi elle devait ressembler. De quels genres de privilèges jouissaient-ils dans l’ombre ? Etaient-ils craints ou au contraire désavoués ? La place de ceux qui étaient proches des chefs était un mystère pour le sakaien qu’il était : Corvus avait toujours eu en guise d’exemple la très solitaire Bravoure Bresingra, qui n’était aimée par personne et qui n’aimait personne et encore moins ce traitre d’Assam Eddaryon, qui n’en manquait pas une pour dépeindre d’elle un tableau fort peu élogieux. Loin d’avoir le désir de se mêler des affaires de Kuni, Corvus se garda bien de commenter d’avantage, tout en se promettant de ne rien oublier de ses discutions avec de Rosfind.

Leur chemin obstrué par un conséquent obstacle, en guise de solution Dorcas les mena aux abords d’un très étroit sentier. La falaise elle-même semblait s’être écartée pour permettre à la crevasse d’exister et pendant un instant, Corvus l’avisa d’un air peu rassuré, pour ne pas dire septique. Si Dorcas n’aurait aucun problème à passer par là, les choses étaient bien différentes pour lui, son mètre quatre-vingt-dix et ses quatre-vingt-cinq kilos passés. Encore perché sur son Bourrinos, le soldat observa longuement le passage … c’était l’endroit parfait pour une embuscade et Corvus n’avait pas la naïveté d’écarter la probabilité qu’un piège les attendait dans cette crevasse. Et si Dorcas était de la partie ? Et si, ayant depuis longtemps vu clair dans son jeu d’espion amateur, elle tentait par cette occasion de se débarrasser de lui ? Le manque de place l’empêcherait de se défendre convenablement et le risque était grand, un peu trop à son goût.

« — Vous êtes sûre de vous, Dorcas ? » lui demanda Corvus, loin de cacher son hésitation.

Le sakaien mit pied à terre, observa le sentier de plus près. Après réflexion, peut-être qu’un Bourrinos pouvait passer … pas un gros bien sûr, mais finalement le chemin n’était pas si étroit que cela. Abandonnant sa monture aux côtés du Zéblitz de la kunioise, Corvus tira son épée. On était jamais trop prudent, pas vrai ? Pendant un instant, le jeune homme fut tenté de menacer Dorcas : si d’aventure il s’agissait d’un piège, cheffe de Kuni ou pas la femme ne manquerait pas de le regretter ; mais à la place il se contenta de lui jeter un regard entendu. De la personnalité de Dorcas Corvus ignorait encore tout, mais le jeune homme n’était pas né de la dernière pluie et par ce regard, le sakaien comptait bien le faire comprendre à la cheffe.

Pour ouvrir le chemin, Dorcas fit appel à l’un de ses pokémons. Devant eux évolua bientôt un Ramoloss qui ne payait pas de mine et loin d’être rassuré Corvus lui emboita le pas, son épée pointée vers l’avant. Tandis qu’ils cheminaient à travers la crevasse, la voix de Dorcas s’éleva … le cœur des plaines hein ? M’oui, Corvus était surtout pressé de sortir de là ; de loin, le sakaien préférait l’immensité du ciel aux sombres galeries de la terre. Après un moment qui lui parut être une éternité, le chemin déboula enfin sur un sentier à ciel ouvert, escarpé mais à découvert. Suivant les cris de l’Airmure, ils découvrirent bientôt le nid de la bête qu’ils étaient venus trouvés et, bien évidemment, en son cœur, le mouton noir tant recherché.