«Bonsoir, Leonys.»

Il se tient là, dans la lueur orangée des flammes de la cheminée. Incertain, nerveux, il attend ma réaction à sa présence comme si je n’y étais pas préparée. Pourtant, ses visites se sont faites nombreuses ces derniers mois. Cette fois par contre, plus de larmes ou de supplications, plus de désespoir et de prières. Je me contente de l’observer avec résignation, avec l’espoir que cette fois, sa visite s’écourte et qu’alors je retrouve la paix. Malgré la contenance démontrée, la vision de ses prunelles couleur acier me fait frémir toute entière de sentiments contradictoires. Je ne réponds rien devant son salut, peut-être qu’ainsi il partira plus vite.

«Ô ma tendre amie, tu m’as manquée. Viens près du feu, j’ai quelques histoires à te conter.»

Ainsi il m’amadouait souvent à l’époque. Des ses récits, des aventures qu’il me promettait, de ses paroles douces, si douces, semblables à des poèmes. Et ce regard qui attisait désir et réassurance tout à la fois. Il me possédait, toute entière. Aujourd’hui, le charme s’est terni, bien que je ne demeure pas indifférente. Sa présence, comme toujours m’écrase. Cette question, revient, cruelle, destructrice. Pourquoi s’intéresse-t-il à moi ? Pourquoi moi ? Qu’ai-je fait pour mériter qu’on m’aime ainsi, de la manière dont il le décrit ?

«Viens-là, ma belle. J’ai envie de te serrer contre moi. De te souffler des mots tendres à l’oreille. Tu es ma déesse, mon ange, ma princesse.»

Il va à la pêche aux compliments, comme toujours, dans l’espoir que j’en saisirai un au vol, qu’il aura su dire ce que je désirais entendre pour effacer tout ce qu’il a pu dire ou faire par le passé.

«Pourquoi tu ne me réponds pas ? Tu ne m’aimes plus Leonys ?»

«Leonys?!»

Quelle est cette voix ?

«Leonys !»

Je m’éveille, étourdie et nauséeuse, sur le sol froid de la plaine. Pendant quelques instants, toute la lande tangue encore, ainsi je ferme les yeux dans l’espoir de me départir de ce vertige. Il s’apaise progressivement jusqu’à ce que je sois en mesure de m’asseoir, avec l’aide précieuse de Liora qui s’empresse à mes côtés.

«Par le crottin de Dialga, Leonys, je suis vraiment désolée. J’ai posé une question qui ne fallait pas…»

«Ce n’est pas votre faute. Je pensais être en mesure de vous aider, d’être assez forte pour le faire. Je réalise que j’ai encore du chemin à faire.»

«Mais diantre ! C’est que vous m’avez aidée, dame Valencia.»

Elle m’aide prudemment à me redresser. Une fois sur mes pieds, je me sens déjà mieux, bien que le poids de ce qui vient de se produire m’hante toujours. Une simple question pour me dérouter complètement, une que je devrai adresser, je suppose, dans l’intimité de mon esprit.

«Des fois il me vient de drôles d’idées, vous savez. Ce soir, j’avais envie de les réaliser ces drôles d’idées. Mais vous êtes venue me voir et… J’apprécie votre compagnie.»

«S’il vous plaît, appelez-moi Leonys.»

«Très bien alors, Leo.»

Elle s’en permet probablement un peu trop, néanmoins au sourire contagieux qu’elle m’offre, je n’ai guère le cœur de la reprendre sur ses manières.

J’ignore si sa familiarité est due simplement à sa classe sociale ou à sa personnalité de toute évidence vive et intéressante. Dans tous les cas, elle possède encore une flamme intense, un caractère accueillant et dynamique, qui je dois dire ne manque pas de charisme. Cette absence de barrières dans ses manières me rend étonnamment à l’aise. Nul doute que d’une autre vie, nous aurions pu devenir de bonnes amies. Si elle avait eu l’occasion de me rencontrer avant les dernières années bien entendu, avant que de trop nombreux traumatismes ne me condamnent au silence. Elle me rappelle l’esprit même de notre royaume, l’accueil un peu rustre kuniois. Spontanée, colorée, amusante. Je lui souris, car je suis simplement heureuse de cette rencontre n’ayant pas du tout pris la direction attendue. Comme quoi, la vie a une drôle de tendance à nous surprendre aux instants où nous croyons avoir les choses en main. Je n’ai jamais eu les choses en main à vrai dire. Mais à ce moment, ça ne m’importe peu.

Ces drôles d’idées auquel elle fait référence m’inquiètent néanmoins quelque peu. Combien de fois ai-je moi-même considéré me jeter d’une falaise, m’offrant toute entière aux flots furieux de la mer en contre-bas ? Quelque chose, toujours m’a retenu. Une résignation, en quelque sorte. Il n’y avait si peu d’énergie à une époque que même l’idée ne me traversait plus l’esprit. Pourquoi désirer la mort quand de toute manière on ne vivait plus nous-même ? Je pose une main prudente sur son épaule.

«Vous savez Liora, s’il vous vient de drôles d’idées encore, peut-être pourriez-vous venir cogner à ma porte. On pourra en discuter autour d’une tasse thé.»

La jeune fille se retourne vivement, les yeux brillants.

«Vraiment ? O-oh ce serait un honneur Leonys ! Invitée chez une noble, quel honneur !»

Elle rigole avant de s’interrompre soudainement, pointant mon sac qui, dans ma chute, a fini au sol parmi l’herbe. Je suis son geste, découvrant une petite queue qui en émerge. On dirait… un chat? Un autre chat, un Chaglam, cette fois, n’est pas bien loin et prend la fuite en nous voyant nous retourner en leur direction. Je m’approche prudemment du malfrat, le tirant par la queue pour le sortir du sac. Je l’entends miauler de protestation et feuler de frustration, néanmoins la petite bouille qui émerge de là est si mignonne qu’il est difficile de ne pas éclater de rire devant sa frustration.

«Ce sont mes affaires que tu dévalises là.»

Je pose le petit chat qui va quelques pas plus loin, tâchant de lisser son poil qui s’est hérissé.

«Psystigri, quelle chance. Ces petites bêtes sont dites d’être des porte-bonheur.»

Je m’approche à nouveau, cette fois plus gentiment. Nul doute qu’il n’a pas grandement apprécié mon approche pour le retirer du sac.

«Pardon, petit chat. Ce n’était guère noble de ma part.»

Le regard du Pokémon Psy est difficile à soutenir tant il est intense. Je décèle en lui une certaine arrogance, propre à la noblesse. Il ne semble pas plus intéressé à mes excuses, boudant sans me porter plus d’attention. Néanmoins je connais assez les félins pour y reconnaître l’hypocrisie caractéristique. S’il reste là, c’est qu’il y a intérêt. Je fouille à mon tour dans le sac pour en retirer une baie, probablement ce qui l’a attiré. Avec beaucoup de délicatesse, il s’en empare et entreprend de la déguster.

La baie semble beaucoup plaire au félin qui prend tout son temps pour la déguster, sans en renverser une seule goutte. Le fruit étant pourtant bien juteux, je devine chez lui des manières rares chez un Pokémon sauvage. Son apparence me suggère en fait qu’il s’agirait plutôt d’un abandon. Je décide de tester ma théorie en venant caresser sa tête. S’il esquisse d’abord un geste de tête pour s’écarter, ma seconde tentative fonctionne à merveille. Quelques caresses suffisent à causer moults ronrons. Son repas terminé, il s’étire avant de se frotter contre mes jambes, toujours avec ce ronronnement dans la gorge. J’adresse un petit sourire amusé à Liora, qui rigole en se tapant la cuisse.

«Eh ben, par la gerbe de Kyogre, celui-là vous a carrément adoptée. Il faisait le malin, mais c’est un doux au fond.»

Les expressions colorées de ma vis-à-vis me surprendront toujours. Faisant une dernière caresse au Psystigri, j’invite ma compagne du soir à revenir en direction de l’auberge. J’ai eu assez d’émotions pour un soir et je pense qu’elle aussi. Néanmoins, sitôt nous avons esquissé quelques pas en sens inverse que je peux sentir un poids contre mes mollets. Non seulement le petit chat m’a suivi, il empiète en plus sur ma marche. Je le prends par la peau du cou pour le regarder une nouvelle fois.

«Je pense que ce petit a bien envie d’une noble comme vous pour s’occuper de lui. J’ai vu comment il regardait vos affaires.»

Vraiment ? Peut-être je lui rappelle ses anciens maîtres, leur mode de vie ? Je n’ai que des suppositions à faire, néanmoins on dit que ces Psystigri peuvent lire l’âme grâce à leurs grands yeux. Il a probablement vu quelque chose qui lui plaisait. Et moi, je n’ai tout simplement pas le cœur à le chasser. J’ai toujours rêvé d’avoir un chat.

«Très bien alors.»

Je souris en ouvrant mon sac, où il se glisse sans la moindre hésitation.

Le chat semble parfaitement à sa place dans mon sac. Je l’observe avec un petit sourire, me disant tout de même que cette soirée a pris une tournure complètement inattendue. Cette rencontre avec Liora d’abord m’aura appris énormément sur moi-même. J’ai été naïve de croire que je pourrai aider quelqu’un en proie avec le même vécu que moi pour le moment. Je dois encore progresser et apprendre. Impossible de venir en aide à quelqu’un qui se noie si moi-même je manque énormément d’expérience à la nage. Cette crise d’hyperventilation menant à un évanouissement m’effraie. La jeune femme a posé une question à laquelle je n’étais pas du tout préparée. À vrai dire, j’ai gardé tant de secrets ces dernières années que de me confier n’a absolument rien de naturel. Je parviens difficilement à croire que j’ai été en mesure d’en parler, même à demi-mots, de manière dissimulée, sans véritablement le formuler en mots. Cela viendra probablement plus tard. Si j’ai progressé sur cette voie de la guérison, il me reste encore du chemin à parcourir. C’est décourageant à ce stade-ci. Je suis pressée de retrouver un état normal, de vivre de nouvelles choses, de tourner la page. Sauf que ce genre de choses ne peuvent être vraiment précipitées. Je travaillerai dur pour accélérer le processus, sans toutefois me brûler les ailes.

Je suis aussi bien heureuse d’accueillir dans ma petite famille un nouveau membre, un chat qui plus est, un Pokémon qui somme toute me représente plutôt bien. Un félin s’apprivoise, mais conserve toujours une certaine méfiance. Il sursaute, il est nerveux, et à l’affût. Je lui caresse la tête avant de replacer mon sac sur mon épaule, prenant le chemin vers l’auberge. Liora se montre particulièrement silencieuse. Probablement qu’elle a beaucoup à penser elle aussi suite à nos lourdes discussions. J’espère au moins que ma main tendue lui aura apporté un peu d’espoir. C’est drôle comment nous avons vécu la même chose et pourtant… Son attitude est bien différente de celle à laquelle je pouvais m’attendre. Comme quoi je devrai éviter de mélanger les choses à l’avenir. La rouquine reste sa propre personne avec ses émotions, sa personnalité, ses projets, ses faiblesses et ses forces. Elle est complexe dans sa simplicité, et une personne qui, j’en suis certaine, je serai amenée à connaître davantage à l’avenir. Je fouille dans mon sac pour en retirer une broche toute simple. Un Lamantine y est sculpté.

«Voici qui devrait vous assurer la confiance de mes employés. En ville, demandez pour la résidence de Leonys Valencia. Il s’agit du manoir dans la petite crique au-dessus des falaises, non loin de la Forteresse. Vous ne pouvez pas la manquer.»

Elle tend les doigts avec hésitation, caressant la broche timidement. Je l’encourage d’un regard à la prendre. Elle le fait, ouvrant la bouche pour parler avant de la refermer.

«S’il y a quoi que ce soit, je serai à votre service. Je veux que vous sachiez qu’il y a un échappatoire.»

Elle hoche simplement la tête, incapable d’esquisser un mot ce qui me fait sourire. Ses yeux en disent pourtant long sur son ressenti. Ils expriment de la gratitude. Ensemble, nous revenons vers l’auberge, alliées, un peu plus fortes qu’hier.