Il est des fruits qui vous retournent la langue. Leur sucre vous apaise, leur saveur vous ramène à une joie qui résonne avec la douceur de l'enfance... et l'instant d'après, c'est le drame. Le piment, la texture, ou un vieux goût de Gloupti putréfié vous saute à la bouche, et tout s'effondre. Si Kashaï était une baie, elle serait de celles-là.

Depuis le début de mes activités forestières, il n'est pas une seule fois où je n'avais regretté d'être rentré. Quand je ne me prenais pas le bec avec Père et mon frère, je me heurtais aux barrières de la bureaucratie Midoyenne. Or, cette fois-ci, les deux épreuves m'avaient attendues tour à tour.

Pour la famille, c'était déjà fait. Mon crétin de frère avait eu la bonne idée de me titiller sur le sujet de la tempête de septembre - ce qui n'était pas le meilleur moyen de me détendre, après quoi il avait jugé malin de fouiller mes affaires dés que j'eus le dos tourné. Forcément, ça s'était mal terminé. Je n'avais rien à cacher, c'était une question de principe.

Paradoxalement, c'était aussi par principe que je me rendais au château. Le poids des événements de septembre s'était alourdi semaine après semaine, et j'avais choisi d'en parler. Après tout, l'administration Midoyenne n'était pas étrangère au problème, j'avais déjà fait appel à eux au début de l'affaire... C'était un projet périlleux, et je risquais des formes de sanctions dont je n'avais même pas idée. Mais après avoir pris des mois pour digérer le sujet, l'heure était à la transparence.

J'avais donc fait parvenir à Amanda W. Kotori, responsable juridique et militaire, un courrier faisant état d'un grave incident diplomatique sur territoire Midoyen, sans livrer plus de détails. Une rencontre avait été fixée aux portes du Château de la Forêt qui, malgré mon aversion pour la ville, m'avait toujours évoqué quelque chose de rassurant. Pas seulement par l'épaisseur de la pierre et la solidité du bâtiment, mais par sa faculté à se fondre dans le milieu, recouvert d'une flore vaste et diversifiée. Si je n'avais pas grandi à côté, découvrir ce château aujourd'hui m'aurait certainement subjugué, en dépit de tout le mépris que je pouvais avoir pour la vie citadine.

Feuille était toujours rangée, bien au chaud dans sa Captis. Hors de question de la laisser sortir. La dernière fois, alors que nous étions à l'écart du monde et de la Place du Grand Feu, elle était tremblante comme les premiers jours. Un passant l'avait bousculé par erreur, et cela avait été la fin du monde.
Quant à Hex, je ne voyais pas trop quel intérêt j'avais à l'exhiber. J'avais beau avoir envie de les laisser respirer, la situation était suffisamment délicate pour que je me passe d'en faire la garderie.

- Promis, les cocos, dés que tout cela est terminé on s'arrache le plus vite possible et respire tous ensemble dans la jungle...

Adossé à un mur recouvert de lichens, je prenais un plaisir inavouable à regarder entrer et sortir les sujets de Mido, en me demandant s'ils avaient la moindre idée de ce qui les attendait si une tempête comme celle de l'automne passé retentissait à nouveau. Dans un fantasme extrêmement malsain, j'imaginais toute la citadelle en proie à une pénurie alimentaire et le château noyé sous émeute, alors que les communautés forestières plus résilientes passeraient leurs journées sans plus de misère que d'habitude: adaptés à la forêt, au plus proche de ce qu'elle aurait encore à offrir après un tel massacre écologique. A la dure, mais sans manquer de rien. Résilients.

Une passante m'observa. Son regard me rappela que penser cela, même secrètement, faisait très probablement de moi une crevure.

Il me fallut du temps pour comprendre que cette passante était en fait la personne avec qui j'avais rendez-vous. Une dame à la peau mate, une chevelure verte comme les prés.

- Dame Kotori? Teion Suelo, garde forestier. C'est moi que vous cherchez.

Le sort était jeté, le poids du drame s'allégerait bientôt. Concernant mon casier judiciaire, ce n'était pas nécessairement une excellente nouvelle.

- Messires, fis-je aux assistants en m'inclinant.

Les souvenirs des visages revenaient au goutte à goutte. La présence de la mante de sire Zitkato m'aida à retrouver la mémoire au sujet du chevalier, qui eut d'ailleurs la sympathie de me demander des nouvelles de la mienne.

- Mieux que depuis la dernière fois que vous l'avez vue en territoire Sakaïen, assurément. Feuille et moi avons construit des liens solides, mais nous traversons actuellement quelques turbulences qui ne sont pas étrangères à notre affaire, racontai-je avec sérieux en adressant un petit signe à Illidan et l'Efflèche de dame Kotori.

Encore dans l'ombre de sire Ryska à l'époque, Amanda avait également été présente au sombre épisode de la menuiserie. Elle s'était illustrée par un professionnalisme dont je n'avais probablement pas perçu toute la lueur, désœuvré que j'étais par la situation déplorable de l'établissement. Nous ne nous étions pas réellement parlés, seulement côtoyés dans un cadre qui n'enthousiasmait pas l'un plus que l'autre. Désormais, elle était en charge. Sans la connaître, je ne savais trop quoi en penser. J'espérais me tromper mais redoutais sous cette apparente bienveillance une fonctionnaire appliquée, trop peut être, facilement à fleur de peau. Si c'était le cas, les choses pouvaient aisément déraper en ma défaveur.

Quant à Taima, sa discrétion n'y faisait rien: je voyais en lui l'archétype du bureaucrate avec lequel j'avais du mal, juste assez relax pour m'agacer. C'était là un jugement tout à fait gratuit: peut-être était-ce sa démarche, ou ses petites lunettes, mais c'était viscéral. Dans l'optique de remplacer rapidement cette image par celle d'un expert dans son domaine, je me hâtai de les suivre jusqu'aux portes de leur cabinet.

- Par Shaymin, mais qu'est-ce qui est arrivé à ce bureau!?

La forêt ne se contentait donc plus de ramper sur les façades, elle investissait également les intérieurs! L'endroit avait été pensé pour boire la lumière du jour, pour le plus grand bonheur des feuilles. Je déchantai un peu en remarquant qu'elles étaient en pot pour la plupart, déconnecter une plante de son sol nourricier n'était jamais une belle façon de la remercier pour son travail. Mais il fallait bien reconnaître que la pièce était remplie d'énergie et de beauté, bien au-delà du critère purement décoratif.
Par ailleurs, nous n'étions qu'en hiver et les événements d'Avril étaient encore loin devant nous, mais je n'avais pas besoin d'entendre ces plantes me parler pour les savoir plutôt heureuses de leurs conditions: elles avaient pris leur place, et imaginer cette pièce sans elles eût été bien triste.

Quant au senecio... Je m'accroupis devant pour tâter le haut de l'arbuste, plonger le bout des doigts dans le substrat et le remuer un peu. Pour des raisons évidentes je n'avais jamais été à l'aise avec les plantes sur-domestiquées de la sorte, mais j'avais quelques réflexes. Et j'étais là face à un cas d'école.

- Il est assoiffé, votre bébé. Je ne parle pas des feuilles du dessus, celles-ci elles n'en peuvent plus! Comme le feuillage est dense, elles gardent tout pour elles, ça piège l'humidité et ça pourrit un peu. Rien de bien méchant, mais à surveiller.

Je soulevai le pot. Le fond de la soucoupe était sec, presque poussiéreux.

- Si j'étais vous, proposai-je sans quitter la plante des yeux, je l'hydraterais plutôt par le bas. L'eau remontera de la soucoupe par capillarité et mouillera la motte plutôt que la surface... vous pouvez compléter en arrosant un peu les feuilles et le haut du substrat, mais mollo, sans la noyer. Faites-la tremper dans quelques centimètres de flotte une bonne heure - pas plus, ça étoufferait les racines - puis déplacez-la sur autre soucoupe pour absorber.

Je me redressai en m'étirant un peu le dos, sans m'arrêter:

- Et quand la terre est bien sèche, attendez encore deux ou trois jours, et recommencez. En suivant la recette, votre petite vous remerciera, et avec un peu de chance l'hiver prochain elle vous fera de belles fleurs jaunes. Les Prismillons en raffolent.

Je n'avais pas la moindre envie de passer aux choses sérieuses. Ni d'abîmer ce bel et curieux endroit avec des idées sombres comme celles qui imprégnaient ce sujet poisseux. Et encore moins d'avoir la tronche molle de Taima dans mon champ de vision. Pour ce dernier élément de tension, j'avais toujours la possibilité de m'adresser à eux en continuant de contempler la flore de la pièce, il y avait encore de quoi faire.

- Je vais être bref, commençai-je en faisant glisser mes doigts sur une vaste fougère, les menuisiers ont remis ça. C'était au moment où la tempête a éclaté en septembre: je les ai surpris en pleine jungle, scies passe-partout en main, prêts à abattre un Séquoia pluri-centenaire. Quand je les ai sommé d'arrêter, ils m'ont ignoré sous prétexte que ma juridiction officielle se limitait au Bois des Croisements, et justifié leur action par la qualité du bois ancestral. Quant à la reconversion de leur activité qui était censée avoir lieu au cours des dernières années pour les écarter du marché de luxe, ils m'ont bien fait comprendre qu'ils s'étaient... comment le dire en restant poli... allez, séché le dos avec. Pas assez rentable.

Avant de continuer, je pris brusquement acte de la présence de créatures non végétales et non humaines dans mon auditoire. Que ce soit la belle Evangelyne aux plumes gorgées de chlorophylle, ou l'inquiétant Illidan à la solide peau rouge et luisante que je m'étais juré de ne jamais faire porter à Feuille, le jugement collectif auquel je m'apprêtai à me soustraire comprendrait également le leur: aussi vif et sanguin que celui de leurs maîtres, et pourtant aussi authentique et silencieux que celui des plantes qui occupaient l'espace, avec cette droiture de tous les instants qui leur était propre.

J'effleurai les pétales d'une belle orchidée près de la fenêtre, déglutis, et choisis soigneusement mes mots en me les repassant chacun plusieurs fois en tête avant de les prononcer.

- L'intégrité de la forêt était en jeu, j'avais en face de moi six hommes armés, dangereux et prêts à tout, et la pluie s'intensifiait avec une violence inquiétante. Avec l'aide de Feuille, poursuivis-je avec un regard furtif à sire Zitkato, nous avons donc entrepris de les neutraliser, un par un, avant qu'ils ne posent le moindre doigt sur l'écorce de l'Ancêtre. Grâce à Célébi, nous y sommes parvenus. Un torrent de boue s'est chargé de disperser leurs dépouilles. Après quoi nous nous sommes mis à l'abri, et nous sommes rentrés au Croisement.

Un regard lourd à dame Kotori.

- J'ai tardé, et c'était une erreur, mais je n'en ai parlé à personne. Je m'en remets à vous.

La lumière de fin d'après-midi d'hiver était belle. Par la fenêtre, on pouvait distinguer un petit zéphyr faire danser les branches et virevolter des bouts de feuilles mortes. Même au plus profond de leur décrépitude hivernale, les arbres étaient d'une beauté édifiante.
Pour moi le plus dur était fait, il n'y avait plus qu'à assumer. Rester droit, comme eux. Quitte à finir coincé dans un pot en terre cuite.

- Un peu trop organique, le terreau du senecio, fis-je le regard perdu dans le  paysage extérieur. Mélangez-y quelques poignées de sable la prochaine fois, ça drainera mieux. Les plantes succulentes apprécient, en général.

A quelques minutes près cela aurait pu ne pas être complètement hors-sujet, mais c'était plus fort que moi, je venais seulement d'y songer.

HRP:

Voir la machine administrative se déployer de l'intérieur avait quelque chose de perturbant: hors des murs du château, il est parfois aisé de croire que les délais qui accompagnent le traitement des affaires les plus urgentes s'explique par le fait que les fonctionnaires du royaume sont des incapables. Mais passé la porte de leurs bureaux, la cruelle réalité vous rattrape: vous comprenez alors que chaque parchemin a son importance, et qu'une brigade entière d'experts n'est pas de trop pour naviguer dans cet océan de papier.

A ce titre, même si je ne pouvais toujours pas sentir la tronche de sire Taima, j'avais à présent une estime beaucoup plus marquée pour sa personne. Le bonhomme était une machine, et j'admirais l'efficacité avec laquelle il avait remis la main sur la fameuse missive. Comme je manquai de vocabulaire spécifique, j'avais eu du mal à suivre l'ensemble de ses échanges avec Dame Kotori et sire Zitkato, mais le message final était limpide: les hautes sphères du château avaient également quelque chose à se reprocher.

Ce n'était pas la première fois que j'entendais des propos si acides concernant le premier conseiller Apikan, et je ne fus pas étonné qu'on le critique au sein même du Château de la Forêt. Ce vieux débris cumulait un peu trop de responsabilités pour avoir ma confiance. Dame Kotori occupait elle aussi deux mandats de conseillère différents, mais il m'était bien plus difficile de l'imaginer en tirer un bénéfice personnel. Je m'expliquais l'acceptation de ce double-rôle autrement: il suffisait de voir la rage et l'application avec laquelle elle avait ressuscité le dossier de la menuiserie pour comprendre à quel point elle était droguée au travail.

J'avais toujours le regard perdu au dehors lorsqu'il fut question de ma bavure, et qu'elle plaida la légitime défense. Je ne retins pas un soupir de soulagement. En mon for intérieur je redoutais qu'elle m'accordât le bénéfice du doute pour ne pas s'engluer dans cette histoire plus qu'elle ne l'était déjà et s'épargner l'éventualité d'une lourde charge mentale supplémentaire, mais je préférais croire qu'elle avait un sens de la justice à la hauteur de sa fonction. Cela brossait aussi ma conscience dans le sens du poil: en cet instant, le Teion qui regrettait d'exister n'était plus. Seul le professionnel demeurait.

Lorsqu'elle eût terminé je m'inclinai avec un respect authentique auquel personne, y compris dans ma plus proche famille, n'était habitué.

- Dame Kotori... merci pour la confiance.

En me redressant, je remarquai Evangelyne l'Efflèche sur son épaule, son regard sans jugement et sa noblesse immobile. Amanda et elle faisaient définitivement la paire, et je me sentis presque rougir face à la confiance inébranlable que cette image m'inspirait. Il était bon de savoir que dans les méandres de la bureaucratie, on pouvait compter sur quelques visages, quelques mains, quelques plumes.

Pour moi, le calvaire s'arrêtait là. Mais si j'étais libéré de l'essentiel de ma colère et de ma honte, c'était avant tout parce que Dame Kotori les avait absorbées. Le dossier se trouvait chez elle désormais, et les ennuis n'allaient plus s'accumuler sur ma conscience, mais sur son bureau. Je n'avais pas mis le pied dehors que la culpabilité me rongeait déjà.

L'inquisiteur allait passer un sale quart d'heure sous peu, mais je n'avais aucune envie de le voir se faire tirer les Larveyettes du nez. Si je n'avais pas choisi une vocation plus citadine, c'était justement par dégoût pour le vice humain, et je me serais bien passé d'en voir une illustration supplémentaire. Seules les conclusions de l'interrogatoire m'intéresseraient.

Au-delà de ça, et même si cela me crispait, j'avais toutefois le sentiment que j'aurais encore un rôle à jouer.

- En ce qui concerne le marché noir Sakaïen, mon intuition vaut ce qu'elle vaut mais je pencherais également pour cette hypothèse. Si tel est le cas, cette menuiserie n'était qu'un Taupiqueur dans la galerie. Lorsque vous creuserez plus profond, il y a fort à parier pour que cela débouche en terrain boisé une nouvelle fois. Vous pourrez alors compter sur ma franche coopération.
Vous savez où me trouver.

En adressant mes salutations respectueuses à chaque être présent dans la pièce, de Sota à Cléophée en passant par un regard discret au Senecio, je réalisai que je n'avais aucune envie de sortir d'ici. "Qu'est-ce qui t'arrive, Teion? T'es malade? Va donc gambader au-dessus de la canopée, ça te fera du bien", songeai-je naïvement. Mais mon désir de liberté et de chlorophylle se heurtait à la terne réalité du monde.
Amanda n'était pas seule, si l'énergie venait à lui manquer elle pourrait s'appuyer sur la solidité de Zitkato, l'esprit encyclopédique de Sota, sans parler de la fidélité de ses créatures. Mais je voulais donner à Dame Kotori l'assurance qu'elle pourrait, au même titre, s'appuyer sur Feuille et moi.
Car en lui livrant les clés de l'affaire je m'étais, bien malgré moi, attaché à elle et à la dynamique de sa petite équipe. Même s'ils passaient le plus clair de leur temps derrière un bureau, ils étaient en permanence là où j'évitais d'être: face aux hommes, à l'épreuve de leurs plus odieuses facettes.

HRP: