La cloche sonne au sommet du plus haut beffroi de la ville, mais il est déjà trop tard. La pluie violente s'abat sans vergogne sur Venovos. Et comme si les vents acérés ne suffisaient pas, on craint à présent qu'une immense vague de vienne ravager la côte est du continent. Kuni n'est peut-être pas à feu et à sang, mais ce n'était qu'une question de temps avant que le territoire ne subisse le choc de plein fouet. L'état d'alerte maximum était lancé.

Dans ces cas-là, c'était l'armée qui prenait le relais pour diriger la ville. L'armée militaire qui devait gérer une crise d'une telle ampleur. Qui devait gérer un putain de tsunami. Une catastrophe naturelle. De véritables génies, ces Conseillers ! Les premiers à demander à se faire évacuer, et en plus même pas foutus de s'assurer que tout se passerait bien ! Non, les ordres étaient clairs et concis. On sauve le cul des riches d'abord. Le reste vient après. Comme d'habitude.

Vladimir n'avait pas pris part à l'opération d'exfiltration des nobles et influents de Venovos. Il y avait bien assez de soldats qui se précipitaient pour pouvoir leur lécher les bottes, après tout. D'autant plus que l'épéiste n'aurait jamais pu promettre de garder son calme en présence d'un péteux hypocrite et tyrannique. Déjà qu'il avait épuisé son quota de zénitude pour les trois années à venir en une seule journée. Et si le guerrier blanc n'en avait tout aussi rien à cirer de l'idiote population, celle qui crie et qui bouscule dans tous les sens, Heisemberg ressentait un tout petit peu plus d'indulgence pour les civils. Ils étaient certes incompétents, mais au moins ils ne passaient pas leurs journées à rien glander dans leur lit de velours entre quatre murs fortifiés et avec un toit richement tapissé fixé au-dessus de leur tête. Le Chevalier d'Or n'avait jamais visité un appartement de noble, mais il aurait pu mettre sa main dominante à couper qu'il trouverait là-bas des petits-déjeuners dont la valeur devait équivaloir son saleur mensuel. Dédaigneux ? Juste un chouïa.

En même temps, le brun avait de quoi être sur les nerfs. Gérer toute une garnison d'hommes et de femmes pas ou peu préparés pour une telle éventualité est légèrement plus difficile que ce qui pourrait paraître, à première vue… C'était sarcastique. C'est LARGEMENT plus compliqué à mettre en place que n'importe quel plan d'action sur un champ de bataille. Voilà donc en direct les résultats de la 'fameuse paix' prônée de tous, si chère aux dirigeants des quatre coins d'Ekoe : la ville se retrouvait avec des troupes en pleines débandades parce que cela faisait des années que l'armée se complaisait dans le creux douillet de la vague, sans qu'aucune altercation majeure ne vienne remuer la vase croupissante. Vladimir mentirait s'il prétendait qu'il ne nageait pas en eau trouble à l'heure actuelle. Et que cela ne commençait pas sérieusement à le faire chier de faire des jeux de mots dans une situation pareille. Pour une fois qu'il avait l'esprit ouvert à l'humour, même lui n'en pouvait déjà plus tellement c'était lourdingue. Alors Heisemberg gueula sur les quatre gardes les plus proches pour avoir un récapitulatif de la situation.

Le plus gros de l'effectif avait eu pour tâche de réquisitionner charrettes et carrosses pour transporter les plus handicapés, à comprendre les vieux ou les femmes enceintes et leurs mioches, plus rapidement vers la sortie. Bien sûr, ça foutait un bordel pas possible dans les rues, avec les montures qui galéraient à avancer et qui manquaient d'écraser des gens. Vlad avait même dû intervenir une fois pour conduire l'un des fameux véhicules jusqu'à destination, puisqu'il était certifié cavalier de formation, bien que cela ne soit pas sa spécialité. Ca n'avait pas été de tout repos de mener l'engin à bon port, mais heureusement il n'y avait pas eu d'accident à déplorer. Mais pour un chariot de déchargé dix fois plus de personnes attendaient encore le même traitement à l'intérieur de Venovos. Éreintant.

Le sous-effectif des Chevalier d'Or était pourtant flagrant quand on s'arrêtait deux minutes pour observer les alentours. La situation était insoutenable, mais de ce qu'avait pu comprendre Heisemberg avant de retourner à la charge dans les rues, c'est que les civils étaient évacués encore plus loin pour être mis hors de danger, jusqu'à se rendre dans les pays aux alentours. La nouvelle ne réjouissait pas spécialement l'épéiste plus si blanc que cela après ses cavalcades, qui pressentait quelque chose de mauvais dans ses berlingots. A voir comment tournerait le vent, mais il doutait fortement que la décision ne soit pas sans conséquence pour le futur. Mais là, il y avait déjà un présent à sauver des flots. Les suspicions devront être remises à plus tard.

Alors qu'il venait à peine de repartir à l'intérieur de la capitale, Vladimir se fit intercepter par une voix qu'il reconnaissait bien, même à travers le tambour des crachins. En se retournant, il vit Artemis courir dans sa direction, essoufflé et agressé par les bourrasques. Le guerrier haut gradé sentait déjà la colère monter en lui comme la lave remontant le conduit d'un volcan. Le sévère précepteur avait été clair dans sa formulation, Fendragon resterait aux portes de la ville pour gérer l'affluence des rescapés. Un travail fastidieux, certes, mais qui ne le mettrait pas en première ligne face au danger. Le brun s'apprêtait à lui rétorquer avec véhémence que la place d'un misérable écuyer n'était pas sur un terrain aussi instable que celui-ci, mais un simple croisement de regards fut suffisant pour réduire au silence toute obscénité dans sa bouche.

Artemis profita de l'opportunité inespérée et expliqua que son père n'était pas encore sorti de la capitale, et qu'il était véritablement désolé de devoir transgresser les ordres et le maintien de l'organisation extérieure. Mais il ne pouvait apparemment pas rester les bras croisés sans rien faire. A l'entendre, c'est qu'il comptait bien se lancer à la recherche de son paternel en plus. Tout seul, s'il le fallait !

Vladimir ne savait pas s'il devait se sentir outré ou admiratif. Là, devant lui, il retrouvait le gamin qui avait su défier l'autorité pour défendre un pauvre Pokémon. Le gamin qui avait subi une punition sans broncher pour se dresser pour ce qui lui semblait juste. C'était ça, que l'épéiste avait toujours vu et recherché chez ce mioche-là, et pas un autre. Les deux yeux émeraudes qui le fixaient étaient suppliants, mais aussi animés d'une étincelle de volonté inébranlable. Qui était Heisemberg pour lui refuser une telle demande, franchement ? Il avait été similaire au jeunot vert, à une certaine époque, après tout. Même plus, le brun en aurait félicité l'initiative audacieuse du garçon, si cela ne signifiait pas aussi de mettre sa vie en jeu de façon irréfléchie.

Voilà ce qui irritait son supérieur. Fendragon pensait-il réellement avoir la moindre chance de s'en sortir en partant comme un voleur ? S'il croyait que la décence dont il faisait preuve en venant avertir le Chevalier d'Or allait le protéger des obstacles et des inondations, le Cornichon allait finir assaisonné et noyé par l'eau de mer plus vite qu'il ne le pensait. Et bien qu'il ne constituait qu'un maillon de plus dans la grande chaîne militaire, sa disparition laisserait irrémédiablement un vide à l'intérieur du plus vieux, que cela lui plaisait ou non. Alors pas question que Vladimir ne s'impute l'imprudence de son apprenti comme étant de sa faute. Il n'aurait pas sa mort sur la conscience. Pas aujourd'hui, ni jamais.

« Ecoute, gamin. Si tu penses que je vais te laisser partir après ta p'tite confession, tu te trompes. » Le soldat en armure complète pouvait déjà voir l'air déconfit qu'affichait la mine du pauvre garçon. Ha, il ne se lasserait jamais de le faire tourner en bourrique, ce gosse !

« Alors tu passes devant pour nous montrer le chemin le plus rapide jusqu'à la maison de ton père. Mais t'as intérêt de rester près de moi et d'écouter ce que j'dis. Sinon, je te jure que je te botterai le cul tellement fort que t'auras même pas besoin de faire la route à pied pour sortir d'ici. Compris ? »

Non non non non-Ah ! Fallait pas sourire, putain. L'objectif, c'était de lui faire peur pour être sûr qu'il écoute et n'en fasse pas qu'à sa tête. Et pas de le mettre en confiance ou de le détendre. C'est clairement pas le moment pour relâcher sa garde !

… D'un autre côté, si Artemis pouvait déstresser un coup, Vladimir serait content et soulagé pour lui. Juste un peu. Hm.

Des politesses, évidemment. Ce gamin était trop bon pour son propre bien. Au moins, il savait qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Artemis mena alors son précepteur à travers les rues et la tempête qui faisait toujours rage. Le ciel était littéralement en train de leur tomber sur la tête. Plus d'une fois Vladimir dut hurler à s'en déchirer les poumons pour avertir l'écuyer d'un danger imminent, comme une chute de tuile ou des balancements de volets. Même s'il était nécessaire de se hâter, le Chevalier d'Or ne pouvait pas négliger les dangers qui rôdaient à chaque coin de rue. Fendragon était beaucoup trop concentré sur la route à prendre et beaucoup trop inquiet au sujet de son père, certainement, pour prendre pleinement compte de son environnement. Son dévouement était admirable, mais téméraire. Exactement comme son tuteur. Sauf que si le Cornichon n'avait nullement besoin de s'assurer de la présence de son aîné sur ses talons, Heisemberg ne pouvait tout simplement pas quitter son apprenti des yeux.

S'il arrivait quelque chose à Artemis, ici et maintenant, Vladimir aurait non seulement l'armée et l'administration sur le dos, mais il devrait également affronter le regard du père du petit. Dans toute sa carrière, cela n'était arrivé que quelques rares fois. De se rendre chez la famille d'un soldat, pour lui annoncer la mauvaise nouvelle. Celle capable de briser n'importe quelle vie. Fendragon n'était qu'un gosse. Il ne savait pas encore prendre du recul sur la situation. Il écoutait son coeur avant tout, et c'était quelque chose de fondamentalement juste, dans son cas. Maintenant, si l'épéiste blanc n'était pas venu lui apporter son soutien, aujourd'hui serait certainement le dernier jour qui aurait vu battre ce coeur noble. Une fois que la tempête sera terminée, le haut gradé comptait bien réprimander l'écuyer comme jamais. Heisemberg avait peur. Pas pour lui-même, mais pour celui qu'il considérait comme son compagnon d'infortune. Celui qu'il considérait bien plus qu'un simple apprenti. Mais inutile de le montrer au grand jour.

Bien assez vite, l'équipe finit par arriver sur le seuil d'une modeste maison. Le Chevalier d'Or ne se souvenait pas vraiment de la rue, pour ce qu'il en avait à faire des patrouilles, de toute façon. Sans surprise, Fendragon se précipita à l'intérieur, manquant même de se rétamer sous la force du vent. Vlad lui aurait bien crié son imprudence, mais voilà que le sale gosse était déjà monté à l'étage. Le brun se retrouvait tout seul dans une sorte de boutique délabrée par le déchaînement des événements. Le plafond gouttait par plusieurs endroits, l'une des vitres avait été brisée probablement par un projectile. Beaucoup de statues de bois étaient tombées des étagères, et la pièce était plutôt exiguë. Artemis n'avait jamais vraiment évoqué sa famille auprès de son précepteur, certainement par le fait que le grand guerrier donnait constamment l'impression de se foutre totalement de la vie du jeune homme, en dehors des heures de boulot. Mais c'était évident qu'ils vivaient dans la pauvreté la plus misérable. En y réfléchissant, le Cornichon n'avait mentionné que son paternel. La mère était-elle morte ? Avait-elle foutu les voiles ailleurs ?

Les bourrasques balayaient l'extérieur, ainsi Vlad ne comprenait pas l'échange qui prenait place à l'étage. Il distinguait bien la voix de l'écuyer aux cheveux verts, une voix agitée et suppliante. Quelque fut la réponse de son père, l'enfant redescendit à la va-vite les escaliers sans accorder un regard à son supérieur. La situation devait être plus compliquée que prévue, si Fendragon n'avait pas encore donné le signal du départ. Le petit soldat est parti en direction d'une autre salle en appelant quelqu'un… Ou plutôt, quelque chose à en croire le surnom ridicule. Sir Purr, sérieusement ? L'épéiste aguerri en aurait rigolé s'il n'était pas autant frustré par l'attente et l'inaction. Chaque seconde qui passait rapprochait le danger à leur porte. Vu l'état de la maisonnette, elle avait peu de chance de s'en sortir indemne après le passage de l'ouragan. Et Vladimir préférerait bien ne pas être à l'intérieur quand la charpente se décidera à exploser et s'écrouler. Oui, non, il avait d'autres plans que de mourir ici. Alors tant pis pour la politesse et la délicatesse. C'était à son tour de rentrer en jeu. Et ça allait bouger.

Le Chevalier d'Or commença par relâcher de sa Captis Ball sa petite Leena, qui se mit immédiatement à feuler en constatant le bordel pas possible dans lequel on la balançait sans préavis. Mais son humain n'avait pas de temps à perdre avec ces conneries. La Chaglam ne risquait rien tant qu'elle ne sortait pas dehors. Et cela tombait bien, car le militaire lui confia la tâche d'aller aider Artemis à retrouver ce qu'il avait perdu. Certainement que le petit chat arriverait bien à flairer quelque chose malgré l'odeur de pluie qui imbibait le bois de la maison. Sinon, tant pis. Il faudrait évacuer sans ce fameux Sir Purr dans le pire des cas. Le paladin, lui, avait une autre mission à accomplir. Et ça consistait déjà à marteler chaque marche de l'escalier pour annoncer sa présence. Il entendit du bruit en direction d'une pièce au bout du couloir, certainement une chambre où le paternel s'était retranché. S'il ne voulait pas bouger son cul, le guerrier allait l'y obliger.

Ouvrant la porte en fanfare, Vladimir n'attendit même pas pour l'autre homme de s'insurger de cette intrusion, « C'est vous le père du Cornichon ? »

La question ne trouva aucune réponse, parce que le brun reprit immédiatement en haussant le ton, « Vous savez pas que c'est, genre, l'apocalypse dehors ? Je sais pas ce que vous fichez encore ici à l'heure actuelle, mais c'est certainement pas plus important que votre foutue vie ! »

Le pauvre commerçant voulut répliquer quelque chose, mais l'officier en armure leva un bras inquisiteur, « Stop ! J'en ai rien à foutre ! Si ça ne tenait qu'à moi, j'aurais même pas pris le temps de vous prévenir avant de vous balancer par la fenêtre. Mais vous êtes le père de mon apprenti. Mon apprenti qui a tout risqué pour venir jusqu'ici. Sa position, son métier, et même sa vie dans cette putain de tempête ! Ca ne vous fait rien, peut-être ? »

A ce stade, le Chevalier d'Or était en train de fulminer sur place, claquant même du sol pour appuyer ses propos. Il ne comprenait pas pourquoi cet homme n'était pas déjà dans les rues, en train de courir pour sauver son cul.

« Alors maintenant vous allez vous bouger et rejoindre votre gosse. Imaginez un peu ce qu'il a dû endurer pour venir ici. Si vous n'aviez ne serait-ce qu'une once de responsabilité, vous devriez déjà être en train de le remercier pour vous avoir ouvert les yeux au lieu de vous laisser crever tout seul ! »

Le militaire aurait pu se surprendre par son éloquence, mais il était déjà en train de dévaler l'escalier pour retrouver son écuyer. Ils avaient déjà perdu trop de temps ici. Si le père refusait de les accompagner avec une telle gueulante, plus rien ne pourrait le pousser à le faire.

Des bruits de pas sur ses talons, bien. Finalement, le vieux fou pouvait être raisonné. Franchement, qu'est-ce qui pouvait bien être si important qui méritait de se cloisonner en pleine catastrophe naturelle ? Non pas que Vladimir connaissait l'homme en personne, mais si son fils avait intégré l'armée, c'est qu'il devait soit avoir un esprit pratique, soit être très conciliant envers son gosse. Et dans les deux cas, il aurait dû se rendre compte que sa vie valait bien plus que n'importe quelle babiole ou autre du magasin.

Sûr, abandonner son foyer et son commerce devait être douloureux. Pour être honnête, le Chevalier d'Or n'en avait aucune idée, lui qui avait fugué de son plein gré de sa propre maison. Alors il pouvait tenter d'imaginer ce que cela faisait ressentir. Mais il n'avait jamais été doué pour réfléchir, ni pour les sentiments d'ailleurs. Alors tant pis pour ce pauvre type. Le brun n'avait aucun remord à lui secouer les cocotiers, si cela signifiait pouvoir sortir de ce tombeau d'ébène avant que le couvercle ne se referme en plein sur leur gueule et ne les condamne.

Fendragon était toujours en train de chercher Sir Purr, ou quelque chose comme ça, quand le guerrier arriva au rez-de-chaussée. La tempête rugissait de plus en plus dehors, commençant même à faire trembler et grogner les murs de la modeste demeure. Aller, gamin. Me dis pas qu'il faut aussi te rentrer dans le lard pour que tu te bouges le cul ?! Vladimir s'apprêtait vraiment à le faire. Et vu l'échange houleux qui venait d'avoir lieu deux minutes auparavant, l'écuyer pouvait être assuré qu'il allait recevoir les bouchées doubles s'il ne se ramenait pas immédiatement.

Arceus dut prendre pitié de la pauvre famille, parce que juste avant que l'épéiste ne laisse couler son flot de remontrances, l'adolescent ouvrit un énième placard avant d'en sortir… un Chaglam. Le coup du sort passa pourtant complètement au-dessus de la tête du Kuniois une fois que le jeunot confirma leur départ imminent, la grosse bête sous le bras. Sans perdre plus de temps, Vladimir rappela son propre Pokémon à l'intérieur de sa ball avant de sortir. Il se serait bien offusqué du manque de logique de son écuyer, à retourner à l'extérieur sans avoir mis son chat à l'abri, mais la puissance de la tempête lui claqua immédiatement le bec.

Artemis proposa alors à son supérieur de passer devant, une bonne idée. Le mioche prenait de l'initiative, et en temps normal le paladin aurait eu une bouffée de fierté qu'il aurait réprimé sans concession. Mais là, au vu de la situation, il n'y avait pas le temps de s'attarder où chaque seconde pouvait signifier la vie ou la mort. Un regard en arrière était bien suffisant pour savoir que M. Fendragon n'allait probablement pas donner son maximum dans cette course contre la montre. Et si le Chaglam s'échappait par inadvertance, c'était la dernière fois qu'on le reverrait. Une bien situation critique, somme toute.

Vladimir avait passé des années et des années à patrouiller la ville. Sans se souvenir par coeur de l'emplacement de telle ou telle échoppe, il savait largement se repérer à travers les grandes et les petites artères. Même si le quartier actuel n'était pas des plus familiers, il suffisait de rattraper les rues les plus connues ou de reprendre le chemin en sens inverse. Problème, le guerrier avait davantage prêté attention à l'intégrité physique de son disciple plutôt qu'à là où il mettait les pieds. Mais ça allait le faire. La Foudre Impériale s'en sortait toujours. Il n'avait qu'à compter sur la chance.

C'est ainsi que le groupe hétéroclite se mit en route, l'allure tout de même ralentie. Heisemberg entendait bien l'écuyer vert parler à son paternel, certainement pour lui murmurer des encouragements ou des mots de réconfort. Vlad ne pouvait pas en être certain, il ne comprenait pas avec le hurlement du vent dans ses tympans. Courir, courir, encore et toujours courir. Il faut prendre telle avenue, emprunter cette ruelle. Là, à droite ! La pluie battait la pierre et le corps des malheureux. L'épéiste sentait lentement l'angoisse qui montait en lui. Ils avaient affaire à un ennemi invincible. Fuir n'était pas dans ses habitudes, et mener une retraite stratégique était beaucoup plus compliqué que de mettre en place un plan sur le champ de bataille. Mais pour l'instant, ils s'en sortaient plutôt bien.

Jusqu'à ce qu'ils tournent à nouveau, dans une rue plus dégagée. La sortie n'était plus très loin, et déjà le paladin considérait le succès de la mission comme acquis. C'est un bruit strident, et surtout se rapprochant à toute allure, qui le fit faire-volte face, alors même que les Fendragon venaient à peine d'émerger d'un sombre couloir entre deux maisons. Une enseigne décorative de magasin fonçait droit sur eux, malmenée par les vents terribles. Vladimir n'avait pu compter que sur ses réflexes de guerre pour dégainer le bouclier à temps et se placer sur la trajectoire du projectile.

La puissance qui résultat du choc de l'impact l'envoya voler en arrière, en plein dans le père d'Artemis et les deux hommes glissèrent sur la pierre mouillée pendant deux ou trois mètres. C'était évident que recevoir en mec en armure en pleine poire allait tirer au pauvre commerçant un cri de souffrance. L'épéiste était lui-même sonné, ayant lâché son bouclier plus loin pendant son vol plané. Mais un grognement inconfortable lui fit ouvrir les yeux, pour tomber nez-à-nez avec le visage crispé de M. Fendragon.

« Merde ! »

Le militaire se mit immédiatement à rouler hors du chemin pour libérer le pauvre homme du poids de son équipement. Artemis se précipita au chevet de son père pour l'aider à se relever tandis que le brun tenta de reprendre un instant son souffle, complètement frappé d'horreur et de pluie.

Putain de merde ! Si l'autre type ne s'était pas pété une côte ou foulé la cheville avec ça, ils auraient bien de la chance ! Pourquoi il fallait que ça cloche toujours au pire moment ?! Et-non mais… Sir Purr ! Espèce d'enfoiré !

En rassemblant toutes ses forces, Vladimir réussit à plier les jambes pour bondir sur le Chaglam qui avait eu l'audace de traverser son corps inerte ! Le guerrier fit un deuxième plongeon dans l'eau montante en moins d'une minute, sécurisant l'animal affolé entre ses bras pour se relever. Aïe, son dos avait morflé !

Du côté des Fendragon, la situation n'avait pas d'aller mieux. Le paternel avait réussi à se remettre debout, mais quelque chose clochait. L'expression de souffrance sur son visage était bien suffisante pour remplir de culpabilité la conscience du Kuniois. S'ils étaient encore plus ralentit, c'était de sa faute. Reste calme. Ne montre pas ton désarroi, sinon ils vont vraiment perdre tout espoir.

Presque en balançant le félin à son apprenti, le pas très digne Heisemberg passa un bras derrière l'homme blessé, sous l'une de ses épaules, pour le soutenir. L'eau dégoulinait de son visage, aussi le sourire serré qu'essaya d'offrir Vladimir se transforma instantanément en grimace. Et pourtant, sa voix n'a jamais été aussi douce qu'en ce funeste jour

« Aller mon vieux, on est plus très loin. J'm'excuse pour l'attaque surprise, mais faut qu'on continue. Faut qu'on avance. »

Le Chevalier d'Or entama donc la marche, s'assurant au passage que le Cornichon suivait bien derrière. Si jamais le groupe ne s'en sortait pas vivant, l'idiot ne pourrait blâmer que lui-même.

La sortie n'était plus très loin. Vladimir était certain que si le vent n'était pas aussi puissant, il aurait été capable d'entendre le fond sonore de l'évacuation, entre les ordres des militaires et les plaintes des citoyens. Mais la pluie continuait inlassablement de battre le pavé, les nuages noirs obstruant la moindre parcelle de ciel. Aucune accalmie en vue, somme toute. La tempête allait-elle s'étaler sur plusieurs jours ? Venovos allait-elle finir noyée sous les flots ? C'était peu probable, la cité était tout de même en partie fortifiée. Mais entre les dégâts matériels et les dommages collatéraux, sur les espaces de culture par exemple… Sans compter les pertes humaines. C'était inévitable, avec ce genre de situation. Mais justement, quelle était la nature de cette situation ?! Inédite et dévastatrice, sans doute.

Du jamais vu auparavant de mémoire d'homme. Le Chevalier d'Or avait écumé assez de tavernes dans sa vie pour faire le tour des ragots ou vieilles histoires et en être sûr. Peut-être qu'il y avait des traces d'une catastrophe similaire dans les ouvrages du passé. Heisemberg n'était pas du tout versé dans les études, alors il était bien incapable de ressortir une époque ou une circonstance précise qui pourrait correspondre au problème actuel. Tout ce que le soldat savait, c'est qu'il n'y avait eu aucun signe avant-coureur, et par conséquence aucune préparation en amont. La ville s'était transformée en un champ de bataille, et les humains étaient en pleine débandade, gaspillant ressources, énergie et vies. Si le beffroi n'avait pas sonné l'alarme, c'est toute la nation de Kuni qui aurait perdu cette perfide guerre contre… Contre qui ? Le hasard ? Une divinité ? Peu importe, parce qu'il n'y avait aucun vainqueur dans cette confrontation. La nature pleurait tout autant que la civilisation. Quel gâchis.

L'officier en charge du groupe disparate secoua la tête pour chasser l'humidité excessive de son visage. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas ressenti une aussi grande fatigue, et surtout qu'il ne s'était pas senti aussi morose qu'aujourd'hui. Il n'y avait rien à faire, à part fuir. Aucun moyen de contre-attaquer, aucun moyen de se défendre. Ses mains le démangeaient de se battre, de s'agiter dans tous les sens pour couper à travers le rideau de pluie, aussi inutile que cela pouvait paraître. L'inaction mettait Vladimir sur les nerfs, mais il n'y avait pas que cela. Il y avait pire encore. La sensation d'avoir fait une erreur tactique lors de cette crise sans précédent lui tordait les boyaux. Bien sûr, si le Chevalier d'Or n'avait pas agi pour dévier la course du projectile, le résultat aurait pu être bien plus dramatique. Mais cela n'empêchait que par son action, le Kuniois avait handicapé l'un des membres de cette escouade. Un non-initié, qui plus est. Un civil ! Vladimir avait échoué à son rôle de Chevalier d'Or. Et pour couronner le tout, son apprenti avait tout vu. Artemis avait vu son père se faire malmener par son propre mentor.

Non. La situation était déjà assez stressante comme ça pour pouvoir se permettre de rajouter des conflits émotionnels par-dessus. L'armée apprenait aux hommes et aux femmes à réfléchir pragmatiquement, pas à s'interroger sur ce qu'ils ressentaient face à un adversaire. Sinon, on ne faisait pas de vieux os dans ce métier. Cette vision avait très certainement du mauvais. Mais en ce qui concerne la Foudre Impériale, c'était amplement suffisant pour se raccrocher à la réalité. L'objectif premier était de sortir de cet enfer maritime, tout le reste pourrait être géré après. Une étape à la fois, c'est ce que conseillait les plus grands stratèges de la caserne. Et si le paladin en blanc était assurément une tête brûlée, il se devait de savoir garder son sang-froid dans les moments les plus exigeants. Cette journée-ci était particulièrement éprouvante pour le mental. Mais ce n'est pas une simple douche qui allait étouffer la flamme de la résolution du guerrier. Vladimir n'avait pas peur de défier la mort. Ni maintenant, ni jamais.

Avec une concentration renouvelée, le jeune homme manqua presque la voix grave de M. Fendragon. Et pour peu, la déclaration du commerçant lui fit l'effet d'une baffe. Alors même que Vladimir pensait avoir raffermi sa détermination, les remerciements inopinés le déstabilisèrent tellement qu'il s'en retrouva sans voix, la gorge soudainement sèche. L'ombre du doute plana sur le visage du brun, qui refusa catégoriquement de croiser le regard du paternel. L'attitude du civil contrastait tellement à ce à quoi s'était attendu l'épéiste gradé que cela en était déroutant. L'autre homme aurait dû s'énerver contre l'incompétence du Chevalier d'Or, en toute logique. Mais non. Heisemberg avait mis un innocent dans une position délicate, et voilà qu'on le gratifiait de reconnaissance. Pourtant, le parent du Cornichon n'avait pas l'air de s'être cogné la tête en tombant. Il ne semblait pas délirer. Incompréhensible.

Le Cornichon. Vlad décida de regarder par-dessus son épaule, n'importe où pour se détourner de l'attention du sculpteur sur bois, tant qu'à faire. Le pauvre gamin était trempé jusqu'aux os, ça, ça n'était pas une grande nouvelle. Mais sa mine était pensive, grave. Et dans ses bras, ce stupide Sir Purr, et- oh, son bouclier ! C'est vrai que l'instructeur avait oublié de récupérer son précieux écu après l'accident, et voilà que Fendragon s'était chargé de le ramasser. Bon, l'engin était amoché, mais merde. Beau boulot, gamin ! C'est certainement ce qu'aurait dit son mentor, s'il n'était pas actuellement en train de soutenir le paternel blessé. Heisemberg ne voulait pas paraître hypocrite, pas avec eux deux et surtout pas maintenant, en tout cas. Il y aurait toujours du temps pour féliciter la présence d'esprit de l'écuyer, plus tard. Sans compter que Artemis semblait ailleurs, non pas que le guerrier pouvait l'en blâmer. Ce travail n'avait pas été de tout repos pour l'adolescent. Et ils n'étaient pas encore tout à fait à l'abri d'un coup de pute du destin, comme précédemment.

Mais quand même, le paladin en armure blanche ne put retenir un sourire traître de fleurir sur son visage. Il se dépêcha de pivoter la tête pour regarder droit devant lui, sentant une bouffée d'espoir l'envahir en apercevant l'une des grandes portes de la ville. Ils y étaient. Ce calvaire allait enfin s'achever.

La première chose que constata Vladimir en arrivant sur les lieux, c'est que l'espace était beaucoup moins engorgé depuis son dernier voyage dans la cité. Bon nombres d'habitants avait été évacués, les charrettes et carrosses divers défilant sur les routes dans une cadence effrénée et parfois pas très sûre. Mais l'armée faisait de son mieux pour guider et diriger les couloirs de sorties, une mission vitale pour assurer la continuité et l'efficacité de l'exode. Mais il restait tellement de mouvements tout autour qu'il était difficile de savoir où donner de la tête. Le Chevalier d'Or en avait presque oublié sa charge actuelle, tellement il était pressé de se poster en renfort dans l'une des garnisons, quand Artemis se mit à crier à travers le vent. Mince ! Le paladin ne pouvait pas laisser le modeste commerçant se débrouiller, même si son fiston était présent. D'un geste de main, Vladimir interpella un soldat dont la mission consistait à charger les véhicules. Dans quelques minutes, l'affaire serait réglée. Et les Fendragon pourraient enfin prendre un peu de repos.

Hm ? Ah, voilà qu'on lui pose des questions. C'est bien typique des civils, de croire que l'armée avait la solution à tous les problèmes et toutes les interrogations. Aller Vlad, reste diplomate. Ne roule pas des yeux, et n'envoie pas chier ce pauvre homme. Il en a assez bavé aujourd'hui, vous en avez tous bavé alors commence pas à faire le con. Il suffit de re-glisser dans ton rôle d'agent de l'ordre, et tout ira bien. Commence pas à stresser, ne regarde surtout pas le Cornichon qui rigole, reste stoïque !

… Quelle journée moisie.

« Toute la ville est en pleine évacuation d'urgence. La météo est tellement détraquée que de nombreuses parties de la capitale sont vachement touchées. C'est un putain de bordel ! On est en train de dégager le plus gros des habitants vers l'intérieur des terres, et même dans les pays voisins. Enfin, je crois. »

L'officier qu'il avait appelé arriva entre-temps avec une petite calèche dirigée par un cocher volontaire, prêt à assurer le transfert. Le Chevalier d'Or hocha la tête avant de se retourner vers M. Fendragon en prenant une inspiration. Rassurer les victimes n'a jamais été son point fort, et sa voix manque en conséquence de conviction.

« Vous en faites pas, on va vous conduire à l'abri. Vous avez de la famille dans le coin ? Quelqu'un chez qui vous pourrez crécher le temps de quelques jours ? Parce que là, ça va pas être possible de retrouver votre magasin avant un bout de temps, mon vieux. Désolé. »

Si l'un de ses collègues dorés avait été présent, il aurait assurément repris Vladimir sur son manque de tact. Mais, eh. Le paladin n'était pas prêt à mentir à quelqu'un qui venait de subir de plein fouet la catastrophe, même pour soulager sa conscience. Inutile de déformer la dépressive réalité en mascarade. Ca ne ferait que plus de mal au moral, après coup. Ce n'est certainement pas ce que devait souhaiter M. Fendragon à l'heure actuelle. En tout cas, ce n'est pas ce que la Foudre Impériale aurait voulu qu'on lui dise, s'il avait été à sa place.

L'agitation était encore dense aux portes de Venovos. Nul doute que l'évacuation prenait du retard, même si l'armée pouvait déjà s'estimer heureuse de ne pas avoir déjà eu d'accident grave sur les bras. Vladimir tournait parfois la tête par-ci par-là, histoire de se faire une idée de la situation actuelle. Même s'il n'avait pas forcément envie d'abandonner le père du Cornichon, surtout après l'avoir blessé, le Chevalier d'Or avait un devoir à accomplir. Un devoir exténuant mais nécessaire. Il en allait de même pour Artemis, mais son précepteur imagina bien que le pauvre gosse avait besoin d'une pause après toutes ces émotions. La Foudre Impériale elle-même n'était pas contre un instant de répit, alors au diable ses responsabilités pendant cinq minutes ! Assurer le bien-être de la population faisait aussi partie de son contrat, après tout. Et Vlad comptait bien faire ce qu'il pouvait pour aider un homme qui venait de tout perdre à redresser la tête. Bon, il n'était clairement pas le plus doué à ce petit jeu, mais l'attention était là. N'est-ce pas ? Et tant pis si les Conseillers ou le Chef de Kuni lui adressaient un blâme ! C'était clairement le cadet de ses soucis aujourd'hui.

Problème, plus le citoyen Fendragon parlait, plus il avait l'air démoralisé. Et cela serrait inextricablement le coeur du guerrier blanc, même s'il ne laissait rien paraître à la surface. C'est vrai quoi, pourquoi devrait-il partager la résignation du brave gars ? Ou plutôt, de quel droit pouvait-il réagir ainsi ? Vladimir n'avait plus de famille proche lui non plus, mais ce statut était presque plus un soulagement qu'un fardeau, contrairement au commerçant qui semblait souffrir autant physiquement que psychiquement. En plus, son intuition de tout à l'heure se révélait exacte. Artemis n'avait plus de mère, et son père n'avait plus de femme. De la bile amère commençait à remonter le long de l'œsophage de l'épéiste, qui aurait immédiatement craché son mécontentement par terre s'il n'avait pas autant de respect pour le villageois. Il était difficile pour Heisemberg de ne pas faire le rapprochement avec son propre cas : sa mère qui l'a abandonné dans ses premières années d'existence. Evidemment, la possibilité que Madame Fendragon soit décédée était présente, et même plus que probable. Mais l'injustice qu'il avait subi il y a bien longtemps de cela, son écuyer en était victime lui aussi. Et dans cette situation, il n'y avait personne à blâmer directement. Ce qui révoltait Vladimir plus que tout.

Mais le Kuniois devait rester calme. Sa position tendue l'avait peut-être déjà trahi, mais si le militaire gardait le contrôle de sa voix, il lui serait plus facile de balayer les suspicions de la famille. Ce n'était certainement pas le moment de repenser à des événements passés, surtout que ce genre de réflexions avait la nette tendance à le faire sortir de ses gonds. Ce n'était pas à lui de s'apitoyer sur le sort actuel, pas après avoir passé sa vie à répugner ses parents et l'entièreté de sa carrière à critiquer la ville qui l'a vu naître. Vladimir pourrait toujours exprimer sa fureur sur quelques mannequins d'entraînement quand la catastrophe sera passée. Si il reste quelque chose, soit dit en passant. La caserne militaire était robuste… Mais jusqu'à quel point ? Pendant combien de temps encore ? Le moment était mal choisi pour s'interroger là-dessus, le Chevalier d'Or le savait. Tout le code de la chevalerie en lui hurlait qu'il devait reprendre son boulot au plus vite. Mais ses jambes refusaient d'obéir. Son cerveau bloquait face à ces deux yeux fatigués et misérables. Face à Herald. C'était plutôt sympa comme nom. Le brun en aurait bien fait la remarque, tout comme il aurait voulu réconforter maladroitement son interlocuteur (… attends, quoi ?). Mais la seule chose qu'il eut la force de sortir fut sa propre introduction.

« Vladimir. »

Sa gorge était aussi sèche que le Grand Canyon de Ran alors que tout son corps gelait sous la pluie. Le silence s'étira quelques secondes, avant que le Chevalier d'Or ne se rende compte qu'il avait été un peu vite en besogne. Huh, depuis combien de temps ça ne lui était pas arrivé de perdre les pédales devant un civil ? … Bof, qu'est-ce que ça pouvait faire, de toute façon ? En temps normal, Heisemberg aurait déjà crié quelque chose pour en imposer de sa personne, que ce soit sous le coup de la colère, ou non. Mais la situation actuelle était bien trop délicate pour s'arrêter sur ces choses triviales. Et la délicatesse, ça ne le connaissait pas.

Alors il inspira un grand coup, comme s'il s'apprêtait à dévoiler une sombre vérité au grand jour. En fait, le brun recherchait simplement une bouffée de courage. Sa voix était rauque, il était fatigué. Et il savait qu'il allait devoir reprendre son rôle de haut-gradé dans très peu de temps. Mais pour l'instant, le jeune homme pouvait se permettre d'être Vladimir, et rien d'autre.

« Vous pouvez m'appeler Vladimir. »

Il lui tendit une main gantée dans un geste fraternel. Herald dévisagea l'action un instant, s'étant certainement attendu à ce que le plus jeune réponde à ses questions ou élabore un peu plus sur son identité. Mais non. Cela ne l'empêcha pas de lentement lui rendre la pareille. Immédiatement, une alarme retentit dans l'esprit du guerrier. Le contact ne dura que quelques éphémères secondes, et une fois que la symbolique du moment figé commença à perdre de son éclat, Vlad n'hésita pas à retirer son bras un peu trop hâtivement. Lui qui détestait les contacts physiques, il n'avait pas fait ça par politesse ou par respect. Le militaire l'avait fait pour soutenir un homme démuni, pour lui transmettre un message qu'il était incapable de sortir oralement, 'On est dans cette galère, ensemble'. Lui-même sentait son coeur se réchauffer sous sa carcasse immaculée lorsqu'il constata, à travers les échanges de regards, la réciprocité de Herald.

Un homme brisé et un autre prêt à exploser sous n'importe quel stimuli, quel duo de choc… L'épéiste aurait pu en rire tant cet instant d'émotion était ironique. Et pourtant, c'était tout l'inverse. Vladimir se sentait étrangement contenté, satisfait, à propos de cette constatation. Il se trouvait peut-être en plein milieu d'une catastrophe naturelle et d'un chaos humanitaire sans nom. Mais il se sentait, bien. Il ne savait même plus depuis combien de temps cela ne lui était pas arrivé, de se sentir normal. Sans rang, sans rivalité, sans camaraderie (même si c'était beaucoup plus rare). Sortir un instant du monde militaire était… reposant. Ce que son esprit pouvait être fatigué.

Mais voilà. Son instant de répit lui fut soudainement arraché lorsque le conducteur informa du départ imminent dans une petite ville reculée de Kuni, à la frontière avec Mido. L'interruption était prévisible, c'était logique. Mais la pointe d'agacement et de frustration que ressentit le guerrier était bien présente. Et pourtant, au lieu de froncer les sourcils comme il savait si bien le faire, ou se mettre à hurler sur l'incompétent comme il aurait fait habituellement, Vlad entreprit instinctivement un léger sourire d'encouragement en direction de Herald. Le commerçant allait enfin pouvoir se réfugier après toutes ces épreuves... Attends voir une seconde.

Mais le Chevalier d'Or n'eut même pas le temps de s'interroger sur son action saugrenue (lui, sourire ?!) que le Cornichon reparut dans son champ de vision, ayant certainement senti que la situation se débloquait. Ah, c'est vrai. Heisemberg avait complètement oublié son apprenti. Une négligence bizarre de la part du militaire, mais comportement tout aussi étrange en provenance de l'écuyer qui ne lâchait jamais d'une semelle son précepteur. Finalement, le Kuniois se mit quand même à froncer les sourcils, parce qu'il ne comprenait pas trop la situation. Enfin, tout ce qu'il avait compris, c'est qu'il était temps qu'il dégage de la scène familiale père-fils. Ca, c'était facile à voir.

Alors le guerrier blanc s'éclipsa discrètement, une fois que les Fendragon étaient trop absorbés dans leur échange. Un grand vide s'installa soudainement en lui, et Vladimir s'arrêta quelques pas plus tard, au milieu de tout et de rien, incapable de réfléchir efficacement. Il se contenta de regarder l'avancement de l'évacuation, et il fut agréablement surpris de constater que cela se déroulait plutôt bien. En finissant de balayer les alentours du regard, le militaire fut attiré par un éclat lumineux au milieu de toute cette journée maussade. Son bouclier ! La pièce n'était plus intacte, à cause de l'accident de la pancarte, mais un sentiment de sécurité se répandit dans le jeune homme lorsqu'il repassa l'écu dans son dos, se sentant à nouveau complet. Il devra remercier Artemis plus tard. Plutôt que des paroles (qu'il ne voulait pas assumer), un bonbec devrait faire l'affaire. Même si le Cornichon comprendrait rien.

« Monsieur Heisemberg ! Monsieur ! »

Vladimir se retourna pour voir débarquer un fantassin pantelant, la visière de son casque lui tombant inextricablement sur ses yeux. Le soldat ne prit même pas la peine de régler le problème qu'il en dévoila un beaucoup plus gros et urgent. Apparemment, une famille serait restée coincée au niveau du quartier marchand avec plus aucune nouvelle depuis le début de l'exode.

« Fait chier ! »

C'était en quelque sorte le signal départ. Immédiatement, toute l'attention et la réflexion du militaire se concentrèrent sur la tâche à l'oeuvre alors qu'il courait en direction des portes de la ville. La tension de son esprit était telle qu'il en oublia de rediriger le fantassin vers une mission adaptée. Qu'il en oublia d'avertir son écuyer. Qu'il en oublia le départ de Herald. Il n'avait qu'une seule chose en tête, et ce n'était pas la tempête qu'il allait l'en empêcher.