Pas un bruit ne venait perturber la quiétude de la pièce-arrière de la Grande Bibliothèque.

Ardashnir venait seulement de terminer son cours particulier, à présent il découvrait les travaux qu'avaient rendus ses élèves d'un jour. Le sujet portait sur l'étude d'une poésie bien connue de tous, puisqu'on la choisissait souvent à l'école pour apprendre aux plus jeunes à mémoriser par coeur. Si la forme était alors compréhensible de tous, l'auteur, à travers ses différentes figures de style, y avait disséminé ses attentions profondes, accessibles uniquement aux plus attentifs et acharnés.

L'ancien professeur était contenté par la majorité de ses copies. Au prochain cours, il comptait présenter sa propre interprétation, bien que certains devoirs se distinguaient déjà dans le lot. Le quotidien scolaire lui manquait un peu à vrai dire, mais l'historien contrebalançait facilement la mélancolie occasionnée par le passé en énumérant les nouvelles libertés octroyées par son second métier. Ce n'était peut-être pas le grand luxe, mais la possibilité de voyager et d'agir sans contrainte ou presque, en parfaite autonomie, représentait un véritable moteur pour le noiraud, lui qui avait toujours soif, non pas d'alcool, mais de savoir.

Or, quelque chose pesait de plus en plus dans son esprit. Artreos n'était pas très concentré sur les dernières copies, à son plus grand désarroi. Son attention était lentement attirée par une forme ovale posée sur son bureau temporaire. L'érudit avait reçu bien des questions à ce sujet, auquel il ne put répondre qu'avec un demi-mensonge. Dire que Ardashnir était tombé dessus complètement par hasard était la vérité. Mais l'histoire derrière cette trouvaille était montée de toute pièce. Parce que le corbeau avait le coeur encore trop lourd pour dévoiler les circonstances particulières qui entouraient cet œuf. Celui qu'il a pu récupérer in extremis lors du Conseil catastrophique qui résonne encore fréquemment dans les conversations les plus anodines.

Mainte fois l'historien s'est interrogé sur l'incongrue situation à laquelle il avait été confrontée. Poussé par la peur panique lors du funeste incendie des quatre nations, Ashar avait couru aussi vite qu'il le pouvait vers la sortie. Son seul objectif à l'époque fut de se mettre en sécurité, incapable de penser aux autres possibilités qui s'offraient à lui, par exemple aider à contenir les flammes ou évacuer les plus démunis, lui qui déjà n'en menait pas large. Sur son chemin, le noiraud avait aidé un vieillard à reprendre le chemin à ses côtés, bien parce que celui-ci était tout près alors qu'il reprenait ses esprits. Normalement, le duo allait s'en sortir rapidement parce que le mouvement de foule se faisait de plus en plus contenu grâce au travail des soldats et volontaires.

C'est lors d'une accalmie que Ardashnir remarqua l'oeuf abandonné au milieu d'un gradin. L'érudit n'avait pas réfléchi davantage et s'était précipité pour le sauver d'une mort accidentelle. Il n'aurait certainement pas supporté la vision dans son esprit si malheur arrivait à celui-ci. Alors le jeune homme avait délégué son rescapé à quelqu'un d'autre, luttant à contre-courant avec quelques personnes, mais heureusement il accéda à la position sans trop de difficulté. Il fallait faire vite, car un petit foyer ardent était situé non loin et menaçait de tuer l'embryon dans la coquille par la chaleur excessive, ce qui révulsait l'historien. Il n'était pas un grand amoureux des Pokémon, mais lui aussi avait un coeur et ressentait beaucoup de compassion pour les plus jeunes individus et les bébés.

C'est ainsi que Artreos déboucha à l'air libre, un fragile paquet dans les bras. Tout de suite le noiraud avait fui la scène, désirant à tout prix retourner chez lui, à Sakai, en sécurité. Ashar avait toujours eu une peur bleue du feu, et cet événement avait ravivé des souvenirs pas vraiment plaisants. L'érudit retourna donc à Enogen tout entier, et surtout l'oeuf en un seul morceau, assez désorienté. Il ne pouvait tout simplement pas abandonner la pauvre chose à son triste sort après avoir risqué gros à sauver la coquille de l'enfer. D'un autre côté, Ardashnir ne se voyait pas dans le rôle de nourrice et refusait d'élever un Pokémon par lui-même, conscient qu'il ferait un piètre parent. Dans l'attente et le doute, il avait quand même décidé de garder l'oeuf et d'attendre qu'il éclose avant d'essayer de le refourguer à une association ou ce genre de chose.

Depuis, de nombreuses questions tourmentaient son esprit. Qu'est-ce que cet œuf faisait au Grand Conseil ? A qui appartenait-il ? Qu'est-ce qui en sortirait ? Combien de temps restant avant l'éclosion ? Que faire une fois face au petit Pokémon ? Face à ce funeste souvenir d'une journée maudite pour toute Ekoe ?

Ashar serait-il capable de faire face aux conséquences de sa décision ?

Il n'était pas dupe. Il savait qu'une fois que le nouveau-né aura posé ses yeux sur l'humain, il le prendrait automatiquement comme figure paternelle. C'est pourquoi l'érudit transportait l'oeuf partout avec lui, même dans l'illégalité de la bibliothèque. Si le Pokémon venait au monde tout seul, il pourrait lui arriver plus d'une tuile. Ardashnir devait donc être présent à chaque instant pour être sûr que malheur n'arrive pas à son protégé.

Quant à savoir si l'historien désirait réellement se débarrasser de l'oeuf, il devait passer à l'action le plus tôt possible. Mais était-ce vraiment sa volonté ? Plus les jours défilaient, plus la réticence du Sakai s'ébranlait. Il s'était même récemment surpris à éprouver de la curiosité quant à l'espèce qui sortirait de la coquille.

Seulement, une partie de son cerveau était pourtant beaucoup plus sceptique : et si l'embryon n'avait pas survécu ? Entre le feu et le voyage, la chose avait été baladée dans tous les sens, alors Artreos craignait d'avoir malencontreusement écourté la vie d'un être innocent, vu l'attente et l'absence de signe qui se prolongeait…

L'ancien enseignant soupira en se relevant de son siège. Il pouvait conserver l'intégrité de la pièce pendant encore au moins une heure. Le noiraud décida d'aller chercher de la lecture plutôt que de ressasser des pensées aussi sombres. Il sortit donc pour aller se perdre entre les centaines d'étagères de la Grande Bibliothèque, inconscient qu'il était en train de rater un des plus beaux événements au monde : une naissance.

Son absence dura une poignée de minutes. Ashar revint doucement dans la pièce, un ouvrage dans les mains et les yeux qui s'agrandirent sous l'effet de la surprise. Un grognement animal l'accueillit, et avec cela un Ptyranidur à la peau bleue se mit à le fixer intensément, Afelan sautillant joyeusement à ses côtés. Immédiatement l'historien parcourut la distance en grandes enjambées et posa le bouquin sur le bureau, ressentant un étrange mélange de joie et de fierté malgré sa réticence initiale.

A son approche, le fossile tenta de mordre la main de l'humain mais pas assez rapidement. Le geste instinctif arracha un rare rire à l'historien qui couvait le bébé du regard.

« Eh bien, quelle vivacité ! Bienvenue parmi nous, mon cher ami. »

Le Ptyranidur ne comprenait apparemment rien à la situation, beaucoup plus occupé à essayer d'attraper la petite tique hirsute qui ne tenait pas en place. Alors Ardashnir s'installa à nouveau dans son fauteuil de bois, débarrassant les morceaux de coquille autour du dinosaure chromatique avec un air déterminé.

« Je vais t'appeler Bolarg. J'espère que cela te convient ? »

Oui. Le noiraud avait finalement décidé de garder le bébé Pokémon depuis le départ !