L'arc était bandé, et ma flèche encochée. L'être dont la forêt m'avait soufflé la présence était caché quelques troncs plus loin. En une dizaine d'enjambées furtives, je me révélai à elle, prêt à tirer. Pas pour chasser, mais pour me défendre: le message des arbres était clair, nous étions tous deux trop près l'un de l'autre pour nous ignorer, la confrontation était inévitable.

Je me retrouvai alors face à un être humain encapuchonné, l'arc bandé, et une flèche encochée, dirigée vers moi dans une symétrie quasi parfaite. Etait-ce mon double maléfique? Nous restâmes ainsi l'arme pointée vers l'autre pendant de longues secondes, mais le temps de laisser la sueur perler, nous nous étions reconnus.

- Cléo? C'est vous?

Cléo:

Oui, c'était elle. Cléo la "Hurleuse", Cléo la chasseuse, Cléo l'autre magicienne des plantes. Cléo, enfin, la jeune impertinente, qui avait l'air largement moins étonnée de me voir que le contraire.

- Surpris? Fit-elle en baissant son arc et en relevant sa capuche. Pour un mage de la forêt t'as encore de gros progrès à faire, petit garde. Les grands séquoias m'ont prévenu que c'était toi.

- Que...? Depuis quand est-ce qu'on se tutoie, pour commencer?

- Depuis que tu m'as appelé "Cléo", et pas "Dame Cléo" ou "Mademoiselle Cléo". Silence maintenant, écoute le bois.

Pour qui se prenait-elle? Clairement pas pour la hors-la-loi qu'elle était, de toute évidence. Elle avait baissé son arme, mais pas rangé sa flèche: ce n'était pas moi qu'elle traquait. Avais-je encore échoué à écouter les signaux de la forêt?

Il semblait que oui. En sondant attentivement, les murmures des feuillus à l'entour m'annoncèrent plusieurs autres créatures en déplacement rapide, à moins d'une centaine de mètres en direction du soleil. Parmi ces créatures, il y en avait une qui semblait bien plus massive. Plus dangereuse aussi.

-Je l'entends.

- Nos chemins se séparent ici, Teion. Cette proie est la mienne, je l'aurai abattue avant la fin du jour.

- A ta guise. Mais avant, dis-moi: tu as juste détecté une présence, ou bien la forêt t'a-t-elle révélé de quelle espèce sauvage il s'agissait?

Elle m'adressa un sourire narquois.

- "Espèce sauvage"? Tu es vraiment un débutant. Ecoute mieux.

Et elle disparut derrière les bosquets.
Forcément, son mépris m'avait mis en ébullition. J'étais certes un débutant en matière d'écoute du monde végétal, mais je n'acceptais pas qu'on me le fasse remarquer. J'en fis une affaire personnelle: il était hors de question qu'elle atteigne cette proie avant moi.

Pour cela je devais employer la voix des airs. Pas en déployant Tropius: l'enfourcher aurait grillé ma discrétion. Mais je connaissais cet portion de la jungle: la canopée y était si dense qu'une fois au-dessus des arbres, il était possible de sauter de l'un à l'autre.

- Célébi, prête-moi des bras...

Je tendis une main vers le feuillage du séquoia le plus proche, et dans un éclair vert je fis apparaître une liane qui s'accrocha à son sommet. Grâce à cette prouesse magique que je commençais tout juste à maîtriser, je pus me hisser au-dessus des cimes avec l'aisance d'un Parischu.
Désormais je dominai la jungle toute entière, mais je n'avais pas le temps de l'admirer: je traçai ma route dans les airs, bondissant d'arbre en arbre, en suivant leurs instructions pour traquer le parcours de la bête... tout en évitant celui de Cléo qui, pour une raison mystérieuse, avançait en prenant son temps, avec une prudence palpable.

Lorsque, enfin, la bête fut visible, je parvins à me placer sur sa route. Je descendis de la canopée et me dissimulai derrière les épines d'un résineux, où je n'avais plus qu'à rester planqué et attendre qu'elle se montre. Je n'avais pas l'intention de la tuer, mais seulement d'identifier la créature: d'abord pour apprendre à le faire sans m'approcher et juste "en écoutant le bois" comme Cléo le faisait avec brio, mais surtout pour pouvoir me vanter de l'avoir interceptée avant elle.

Je vis d'abord une épaisse fourrure, semblable à de l'Ursaring. Mais rapidement, je compris pourquoi Cléo m'avait ri au nez quand je lui avais demandé de quelle "espèce sauvage" il s'agissait. Car sous la fourrure, c'était un humain. Avec l'allure et l'énergie d'une bête sauvage, certes, mais un humain tout ce qu'il y avait de plus humain, avec deux bras, deux jambes, deux y... un seul œil. Et des armes.

Me croyant caché et en sécurité, je l'observai en silence, sans bander mon arc.
Mais l'homme me vit à travers les épines. Il avait levé la tête à la manière d'un Garhyena et regardé en l'air droit dans ma direction, comme s'il m'avait senti de la manière dont nous l'avions senti Cléo et moi. Étais-je donc le dernier naze de la jungle à ne pas avoir un "flair" aussi précis?

Une autre chose me gênait. Cléo avait manifestement senti que cet homme n'était pas un pokémon, mais bien un homme. Et pourtant, elle avait continué à le traquer, avec une prudence redoublée. Humain ou pas, elle le voulait mort. Pourquoi? Rivalité entre chasseurs? Les "Hurleurs" étaient-ils cannibales? A moins que Cléo ne soit tout simplement une psychopathe?

Malgré tout le mépris que j'avais pour le genre humain, je n'avais aucune intention de la laisser abattre un homme sous mes yeux. Je dégainai la Captis Ball de Feuille et la laissai sortir, avant de m'adresser au borgne en contre-bas:

- Ne reste pas là, vagabond. On t'en veut. Je te couvre.

Quand à mon Insécateur, c'était elle qui me couvrirait.
Une nouvelle fois, je préparai ma flèche. Elle était encore pour Cléo, mais cette fois-ci j'étais prêt à tirer. A moins qu'elle ne se calme, et vite.

HRP:

Un taciturne, robuste et prêt à en découdre. Ce borgne avait du sang froid, et son chiot semblait fiable...

Pourtant, une flèche traversa l'espace si vite que Feuille eut à peine le temps de bouger. J'entendis quant à moi le son de l'impact bien avant de voir la pointe, beaucoup trop proche de moi. Le projectile s'était logé sur la branche où j'étais perché, précisément entre mes deux sandales. C'était beaucoup trop précis pour être une flèche perdue: il s'agissait d'un avertissement. "Si je veux toucher son front, j'y arriverai". Dans une sorte de soupir végétal, le cèdre sur lequel je m'appuyais sembla me confirmer le message de Cléo:

Dégage du chemin. Tu gênes.

Par esprit de contradiction, je fis donc l'inverse. D'un bond je sautai de l'arbre pour rejoindre le chasseur sur la terre ferme, suivi de près par Feuille qui se plaça devant le Rocabot, sans le menacer ni baisser sa garde.

- Elle ne plaisante pas, camarade! Proie ou chasseur, aucune importance: ton armure ne te servira à rien contre elle, et ton ami à quatre pattes est vulnérable. Faites-moi confiance, foutez le c...

Une chose me vola devant le nez et me déroba mes derniers mots, avant de se poser sur le cèdre d'en face en lançant des regards inquisiteurs. Je mis du temps à identifier le volatile, et c'était légitime: avait-on déjà vu une Bridibou au plumage bleu turquoise? Elle était furieuse, et furieusement magnifique. La couleur de ses feuilles m'intrigua, et pendant un bref instant je fus saisi d'un émerveillement inédit.
Un sifflement inquiétant me ramena sur terre. La précipitation de cette belle chouette s'expliquait facilement, puisqu'un affreux Seviper était après elle.

Encore une chasse, un chasseur de plus. Il y en avait déjà trop.

Par ailleurs, les crocs de la bête venimeuse étaient bien trop proches de ma jambe pour que je reste immobile. Je lui tirai immédiatement ma flèche dans la queue, quasiment à bout portant. Le serpent cracha de douleur: il était désormais cloué au sol, jusqu'à ce qu'il trouve le moyen d'arracher la flèche du sol.

En m'éloignant de quelques pas, j'encochai une nouvelle munition et écoutai le murmure des arbres.

Elle est là. Elle tourne. A l'Ouest.
Dégage, tu gênes toujours.

Je respectai les instructions de Célébi en ignorant celles de la Hurleuse, et suivis du regard sa position présumée.

- Comprends-moi bien, chasseur, fis-je au borgne sans me déconcentrer. Je suis le gardien de cette jungle, tout ce qui s'y passe me regarde. Je me fiche que cette jeune femme te tue, mais si elle le fait je veux que ce soit pour une bonne raison, et que ça ne nuise pas à l'équilibre de la forêt. Quand j'en serai certain, je vous laisserai régler vos comptes.
C'est cette saleté de Seviper que tu pourchassais? Si oui, donne-lui le coup de grâce sans délai, et disparais.

Feuille surveillait la vipère, et la distrayait en l'attaquant par de petits coups de lames pour l'empêcher de se libérer. La Brindibou, satisfaite d'avoir retrouvé son intimité, nous observait avec curiosité, en penchant la tête à quatre-vingt-dix degrés comme seules ces volatiles nocturnes savaient le faire. Cela m'eût amusé si je n'avais pas été sur le qui-vive.

Je remarquai d'autres spécimens, dont un primate à la peau couleur de chair. A force d'être exposé à la prédation et à la violence, je crus un bref instant qu'on l'avait écorché vif. Heureusement pour lui, il avait juste une mutation chromatique, et de toute évidence il était loin d'être le seul dans le périmètre. En tout cas, il n'avait pas intérêt à faire l'imbécile: il allait bientôt pleuvoir des flèches... et peut-être bien des lances.

Sous ses airs bourrus et sans merci, le grand borgne m'avait donné la preuve qu'il était sensibilisé aux problématiques complexes du réseau trophique de la jungle, et de l'interdépendance de la nature au sens large. Je lui accordai cela, même s'il n'avait pas l'air d'avoir bien compris que si j'avais planté une flèche dans cette vipère, c'était surtout pour sauver mes propres plumes... bien que celles de ce Brindibou méritaient plus de soin, à certains égards. La pertinence de l'existence du Seviper n'était pas à remettre en question, mais je n'étais pas mécontent de le voir retourner dans les profondeurs de la jungle.

Cléo guettait toujours. Voyant le chasseur se camoufler, Feuille fit de même. De mon côté je m'approchai des cèdres, en leur murmurant à l'attention de la jeune femme:

- Va-t'en. Qu'as-tu à gagner ici?

Une brise se leva, faisant chanter et danser les feuilles.

Regarde autour de toi.

Autour de moi, il y avait la flore, et parmi elle la faune. Et de toute évidence, la faune était particulièrement en beauté ce jour-là: la plupart des créatures que nous pouvions observer avaient des teintes étranges. Entre le Cacnea qui se précipitait le long d'une branche de cèdre et le Vortente qui rampait à sa poursuite, je commençais à croire que j'étais pris d'un fulgurant syndrome de daltonisme: aucun des deux n'était vert. Je dus regarder Feuille plusieurs fois pour m'assurer que le problème ne venait pas de moi. Quant au Ouisticram, au Brindibou et au Granipiot qui circulait entre les racines, ils n'étaient clairement pas nets non plus.

Une migration? C'était donc ça, elle laissait un chasseur humain lui dégoter les trésors les plus éclatants de la forêt, dans le seul but de lui ôter son gibier après lui avoir laissé le sale boulot? Si c'était le cas, on pouvait dire que j'avais tout gâché.

Un bruit me tira de mes pensées, à l'opposé de là où était supposée se trouver Cléo: une grosse bête bête blanche et rouge avait jailli des bois, et se dirigeait tout droit vers le chasseur. Cette bête, je l'avais déjà vue: c'était Toni, le Mangriff de la Hurleuse. La forêt avait omis de me révéler sa présence, probablement parce que je n'avais pas songé à lui demander.

Pourtant, le Mangriff fut stoppé dans sa course: sa route avait été barrée par un autre Seviper, son ennemi naturel. Je crus d'abord que c'était le même que tantôt, mais à bien regarder, les motifs habituellement jaunes de sa peau étaient ici d'un beau vert amande, ce qui en plus de laisser suggérer un venin encore plus toxique, semblait confirmer ma théorie. Nous étions sur le chemin d'un phénomène écologique très spécial.

Mais enfin, par tous les divins oiseaux, pourquoi Cléo voulait-elle ôter la vie au chasseur? S'il n'était là que pour empiler les cadavres de bêtes multicolores pour elle, rien ne l'obligeait à ajouter sa tête borgne au tableau de chasse!

Elle veut sa peau.

Au moins c'était clair... Tant pis pour elle. Elle finirait par le regretter, d'une manière ou d'une autre.

Pendant que le Mangriff était au prises avec le Seviper et se livrait avec lui à un combat sanglant, le flair du Rocabot sembla verrouiller la position de la chasseuse: il lui fondit dessus à travers les hautes herbes. Mais avant qu'il n'atteigne sa cible, une flèche partit et se planta sur sa trajectoire, juste devant lui. Ayant de ce fait révélé sa position, Cléo sortit de sa cachette.

Enfin, elle rejoignait la lumière. Allait-on arrêter cette déplorable plaisanterie? Rien de moins sûr, elle préparait une nouvelle munition.

Aussitôt, Feuille vola au secours du Rocabot et se positionna à ses côtés, prêt à fendre les flèches. De plus, une nuée de plumes-feuilles se plantèrent au sol, pour faire barrière entre eux et la chasseuse. C'était la Brindibou qui les avait tirées: elle avait choisi son camp, celui d'Insécateur qui avait donné du fil à retordre à son venimeux prédateur. Après avoir tiré, elle vint se poser sur l'épaule ronde de la mante pour lui signifier son soutien... Feuille n'était pas friande des contacts physiques, mais se laissa attendrir par la chouette, sans relâcher son attention.

La hurleuse baissa finalement son arc, et me regarda avec dédain.

- Les plantes n'ont peut-être pas été assez claires, petit garde? Je te le dis de vive voix: casse-toi, tu nous gênes. Dernier avertissement.

- Explique-toi d'abord.

- Tu n'as pas ton mot à dire dans cette histoire. Vos pokémons non plus, d'ailleurs. C'est entre lui et moi.

Elle rangea sa flèche et son arc, et dégaina une épée moyenne dans une main, une dague dans l'autre.

- Je t'attends, l'Alpha. Approche.

Je voulus préparer une flèche, mais j'étais trop lent. L'affrontement des chasseurs était imminent.

HRP:

- Voilà ce qui va se passer. Je ferai diversion, et pendant ce temps tu te faufileras derrière pour lui chiper discrètement son sac.

- Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, Lépi...

- C'est toi qui a bloqué sur le sac de ce bonhomme à la crinière verte. Tu as l'air certaine qu'il est rempli de baies à ras-bord, et j'ai une confiance absolue en ton odorat.

- Si tu le dis. Mais je suis trop petite, le sac pend à sa taille, c'est trop haut! Comment je l'attrape sans me faire remarquer?

- Avec tes lianes!

- Ah oui, suis-je bête., soupira la Bulbizarre. Il a quand même l'air pas très avenant, je ne suis pas confiante. Tu as vu les prédateurs avec qui il traîne? Et les bâtons pointus qu'il a derrière le dos? Si on se fait prendre, on est mal, vraiment mal!

- Raison de plus pour ne pas rater le coup. C'est juste un moment un peu périlleux à passer, après on aura de quoi manger pour tout le printemps.

Le Lépidonille scruta la scène avec soin, attendant un moment de calme pour agir.

- J'y vais. Attends bien que j'aie attrapé son attention avant de sortir.

- Ce sera quoi, ton signal?

- Quand je tirerai deux petites sécrétions en l'air!

- Entendu. Bonne chance, Lépi.

- Toi aussi, Bulbinette.

***

J'avais fini par ranger mon arc et embrasser mon rôle de spectateur.
Après un moment de chorégraphie barbare qui me laissa totalement impuissant, une entracte se dessina enfin. Cléo en profita pour attraper la branche du cèdre le plus proche et se percher dessus avec l'agilité d'une Capumain, prenant un peu de hauteur. Le grand borgne se montrait robuste autant qu'elle se révélait intrépide, et comme aucun des deux combattants n'avait physiquement pris l'avantage sur l'autre, le pugilat glissait sur le terrain verbal. Mais Cléo n'était pas dupe: une Chétiflor, aussi agitée fût-elle, pouvait faire vaciller un Ursaring...
Qu'ils se battent avec des armes ou des mots, c'était un duel d'usure.

- Ce que je veux? Que tu quittes la forêt, tocard, et que tu n'y remettes plus jamais les pieds. Mais nous savons tous les deux que ce n'est pas envisageable: tu es un mâle dominant, tu n'en feras qu'à ta tête. Donc je te tue.

Toujours à l'affût, je ne retins pas une petite moue.

- Sans vouloir te vexer, ça me semble un peu expéditif.

- On t'a pas sonné.

- Rien à cirer! Grognai-je avec rage. C'est ça ton explication? Un simple conflit de territoire? Je croyais les Hurleurs moins primitifs que ça, j'aurais dû me fier au nom!

- Tu as la mémoire courte, petit garde... Je te l'avais déjà dit, je ne chasse que de nuit. Je ne lui dispute pas ses proies, je les défends.

- C'est ça, pour mieux les embrocher par la suite? Tu n'es pas moins chasseuse que lui!

- De toute évidence je suis plus observatrice. Les vrais savent reconnaître les espèces trop rares pour être tuées. Ouvre les yeux, sans bouger de là où tu es tu peux déjà en voir des dizaines, ce qui est en train de se produire dans cette zone est exceptionnel! Et toi tu le laisses chasser impunément, en osant te prétendre garde forestier?

C'était donc ça. L'exode chromatique sauvage que nous étions en train d'interrompre était bien au centre du sujet: Cléo ne voulait pas récupérer les dépouilles multicolores du grand borgne, mais leur épargner un sort de gibier. A quelle fin? Était-elle aussi sensible à la préservation du biotope qu'elle prétendait l'être? Je redoutais malheureusement une explication plus sournoise.

Nous avions parlé trop longtemps, les deux chasseurs avaient repris leurs forces. La conclusion de leur altercation approchait, et il était hors de question que j'y assiste sans avoir mon mot à dire.

Autour de nous, le Seviper éclatant était toujours aux prises avec le Mangriff, tandis que la Brindibou turquoise se tenait à l'écart des chasseurs avec Insécateur et Rocabot, tous prêts à se couvrir les uns les autres. Le Ouisticram couleur chair faisait sa vie, embêtait toujours le Ceribou.

Ce n'est qu'alors que je remarquai une Lépidonille d'un beau gris cendre qui se dandinait sur une souche, semblant désespérément vouloir attirer mon attention. Cette chose-là était une larve de Prismillon, un pollinisateur pour qui j'avais la plus grande estime. L'insecte cracha deux petits jets de toile en l'air, ce qui n'était absolument pas un comportement naturel chez ces bestioles. Je commençais à flairer l'entourloupe.

Derrière toi, me murmura la forêt.

En faisant volte face, je surpris un magnifique Bulbizarre vert pomme en flagrant délit, en train de subtiliser ma poche à baies avec ses deux grandes lianes. En voyant que je l'avais grillée, elle se figea. Je saisis ses lianes fermement, l'empêchant de fuir. Pas question que je me laisse détrousser, même dans une situation pareille.

Je n'avais jamais aimé les Bulbizarres, la symbiose entre leur corps moite et le bulbe qu'ils portaient sur le dos m'avait toujours dégoûté. Le reptile essayait de s'enfuir en tirant sur ses lianes de toutes ses forces, mais je le maintenais captif tant bien que mal.

- Cléo, cet homme sait ce qu'il fait. Pour l'heure il n'a pas exécuté une seule créature ici, il a même sauvé un Seviper aux couleurs tout à fait régulières. Tu as raison sur un point: le seul qui fait mal son boulot ici, c'est moi. A force de contempler la flore, j'ai tendance à ne pas voir à quel point la faune peut être remarquable... jusqu'au moment où elle me rentre dedans, fis-je en lâchant finalement les lianes du joli Bulbizarre, le laissant s'écraser contre un tronc dans son élan.

La pauvre bête n'était pas sonnée, mais elle ne marchait plus droit. Le Lépidonille, qui était de mèche avec lui depuis le début, vint à sa rencontre pour l'aider à se remettre.

- Je concède que vu l’événement naturel qui est en train de se produire sous nous yeux, continuer à chasser ici n'est pas défendable. Aucune de ces jolies bestioles ne sera abattue, j'y veillerai... si tu t'en vas immédiatement avec ton Mangriff.

- Tu es en train de me donner un ordre, Teion? Tu n'es pas en position de négocier.

- Détrompe-toi, fis-je en lui indiquant du regard son partenaire Mangriff.

Celui-ci avait finalement pris le dessus sur le Seviper éclatant, en résistant à son poison. Il le dominait, et semblait prêt à lui porter le coup de grâce. En sentant le souffle de Cléo s'arrêter, il retint pourtant son geste.

- A présent la plus proche de piétiner l'oeuvre de Célébi, c'est ton pokémon. Disparaissez tous les deux sans tarder.

La Hurleuse lâcha un ultime soupir, et rappela finalement son compagnon. Toni se retira avec regret pour la rejoindre sur sa branche, avant d'échanger avec le serpent un dernier regard furieux. Ces deux-là n'avaient pas fini de régler leurs comptes... Et en dépit de mon arbitrage, Cléo et le blond non plus. La Hurleuse en avait fait une affaire personnelle.
Cela étant, j'étais toujours préoccupé par ses motivations profondes.

- On ne sait pas encore pourquoi tu tiens tant à la survie de ces beaux spécimens. Par amour du vivant, j'ose espérer?

- Ça t'arrive de te mêler de tes oignons? M'aboya-t-elle avec agacement avant de tourner les talons.

- Tu l'as dit, je gêne. C'est un peu mon métier. Pour les gens comme vous, du moins.

Je la laissai s'éloigner. Elle n'avait aucun intérêt à faire semblant de partir: si elle rebroussait chemin la forêt m'en informerait et Cléo le savait très bien, même si elle me prenait pour un débutant.

Le grand borgne et moi étions désormais les deux seuls humains du périmètre. Je ne pouvais plus compter que sur moi pour affronter son tempérament bestial, mais la pression et l'odeur de la mort s'étant évaporés, cela me semblait moins insurmontable.

- En ma qualité de garde forestier, je te demande d'interrompre tes activités dans la zone pour aujourd'hui... en dédommagement, je t'offre le souper si tu l'acceptes.

Bourru et fier comme il était, je m'attendais à essuyer un refus.
Feuille s'était détendue, elle s'adossa près d'un arbre. La petite Brindibou ne l'avait pas quittée. Près de moi, le Lépidonille et la Bulbizarre qui avaient conspiré contre moi rôdaient toujours, et quelque chose me disait que je n'avais pas fini de les voir. A ce stade, mieux valait forcer le destin.

- Inutile de préciser que ce sera végétarien aujourd'hui, insistai-je auprès du chasseur avec une touche d'humour, pendant que je vérifiais combien de Captis Ball vierges il me restait.

***

- Bon, ça s'est pas franchement passé comme prévu.

- Et comment, j'ai cru qu'il allait m'arracher les lianes! Ce type est pas net.

- En attendant il s'est montré plus malin que nous. Il m'intrigue, je veux le suivre.

- Suis-le sans moi!

- Comme tu voudras. Je profiterai de ses baies tout seul.

Le ventre de la Bulbizarre se mit à gargouiller.

- Je... tu crois qu'il nous en donnera si on lui demande gentiment?

- C'est évident. Tu as vu comment il nous regarde? Il n'est pas aussi mauvais qu'il en a l'air.

- Mince, se résigna-t-elle. Pas le choix alors.

- Hey, qu'est-ce que je disais? Il nous en donne déjà! Il vient de les poser au sol, c'est pour nous. Toutes rondes et blanches, dis donc... jamais vu des comme ça.

- Peut-être parce que ce ne sont pas des baies?

- Tu as raison, fit Lépidonille en posant sa petite bouche dessus, ça n'a pas l'air fameux. Mais c'est plus fort que moi, ça m'attire...

- Pas moi.

- Il y en a une pour chacun. Prends la tienne, tu ne le regretteras pas.

- Comment se fait-il que même persuadée du contraire, j'arrive encore à te faire confiance?

- Parce que j'ai toujours raison. C'est pour ça que tu traînes avec moi.

- Sans doute.