Les sphères toutes neuves que j'avais posées au sol firent leur effet. Comme à chaque fois, les créatures concernées jouèrent avec, et essayèrent en premier lieu de manger la chose. La Bulbizarre semblait avoir compris plus vite que son camarade chenille que ce n'était pas comestible, peut-être parce que sa précédente expérience avec moi l'avait rendue plus prudente.

J'avais placé des espoirs en ce Lépidonille: s'il m'avait vraiment distrait volontairement pour orchestrer son action en convaincant cette Bulbizarre de le suivre dans cette entreprise, il y avait fort à parier pour qu'il devienne un papillon tout à fait efficace et fédérateur. C'était précisément de cela que j'avais besoin pour mes activités. Quant à la petite reptile... je n'avais pas spécialement envie qu'elle m'accompagne, mais j'avais encore moins envie de la séparer de son camarade de chapardage. S'ils avaient l'habitude d’œuvrer ensemble, la laisser seule était peut-être le meilleur moyen de l'abandonner à un sort de proie véritable, ce qui aurait été dommageable au regard de la couleur exceptionnelle de ses écailles.

En parlant de proie, le grand borgne semblait avoir fait une croix sur les siennes. Pas de commentaire pour le souper, évidemment. Tant mieux, il en resterait plus pour Feuille et moi.

L'Insécateur se rapprocha prudemment de la Seviper aux reflets de mers du sud, pendant qu'elle se faisait inspecter par l'homme. Je les rejoignis lorsqu'on me demanda mon matériel de secours. Je procédai à mon tour à un bref examen de la bête. Le Mangriff ne l'avait pas épargnée. Une bonne désinfection des plaies était de rigueur. Je déployai mon matériel.

- Quelques bandages, tout au plus. Pour le reste, la forêt fournit toujours ce qu'il manque.
Feuille, j'ai repéré des baies Sitrus au premier endroit où nous avons croisés Cléo tantôt. Tu pourrais aller les chercher?

- Iin, répondit-elle promptement en prenant son envol, accompagnée de la Brindibou qui semblait bien décidée à la suivre partout.

En attendant son retour, je n'avais qu'à me pencher pour ramasser quelques fruits d'eucalyptus que je broyai contre une souche à l'aide de ma serpe. J'ajoutai de l'écorce de baie Myrte dont les propriétés compléteraient celle de la plante aromatique.

- Voilà qui devrait servir d’antiseptique...

En appliquant la pommade au reptile, je me heurtai à sa résistance: elle se contorsionna nerveusement, et nous n'étions pas trop de deux avec le chasseur pour la maintenir au sol. Mais en se retournant, elle nous révéla une plaie plus large encore, un gros coup de griffe qu'elle avait encaissé au milieu du corps. Ce n'était pas une zone vitale, mais les saignements étaient encore abondants.

- Là en revanche, désinfecter ne suffira pas. Il faudrait cautériser.

Je dégainai sans grands espoirs ma fiole d'alcool de baie Kuo, mais comme à chaque fois que j'en avais besoin, il n'en restait plus une goutte.
En désespoir de cause, je me tournai vers le Ouisticram rouge sang.

- A voir si le feu de ce gaillard peut nous donner un coup de main.
Je te laisse lui parler, les ravitaillements arrivent.

Insécateur revenait les pattes chargées de grosses baies Sitrus, bien mures pour la plupart. Brindibou, qui volait à ses côtés, en portait également une dans son bec, et deux dans chaque serre. Elle les déposa directement entre mes bras, avant de retourner se percher sur l'épaule de la mante. Il s'était produit quelque chose de rarissime: Feuille s'était faite une copine. Il fallait croire qu'elle les choisissait bien.

- Merci, petite chouette.

Je voulus la remercier en lui grattant affectueusement la tête, mais elle esquiva habilement mon geste. A sa guise.

Aidé de Feuille, je préparai une purée de Sitrus pour requinquer la vipère, une fois que ses plaies seraient nettoyées. La Brindibou ne voulait pas être en reste, et se servit de ses belles plumes pour hacher les fruits en imitant la vigueur d'Insécateur. Même si c'était un Seviper qui avait failli la croquer, elle n'hésitait pas à mettre l'aile à la pâte pour en sauver un autre, si cela pouvait nous être utile. Il ne faisait aucun doute que nous n'avions pas fini de voir ce petit hibou couleur d'émeraude nous voler autour.

Grâce à nos efforts combinés, la pâte était prête à être avalée par le Seviper. Stopper l’hémorragie restait prioritaire, mais le grand blond l'avait bien compris, il savait ce qu'il avait à faire. La bête sauvage qui était en lui s'était apaisée, il ne restait que l'humain. Même si je ne connaissais toujours pas son nom.

En alternant mon regard entre Feuille, la Brindibou et l'homme en passe de sauver un nouveau compagnon de prédation, je reconnus un goût commun pour le fait de ne pas gâcher les gestes ni les mots. De fait, il y avait chez cet inconnu une authenticité aussi déstabilisante que confortable: quand il parlait, c'était pour le strict nécessaire. Ses humbles remerciements entraient dans cette catégorie, aussi je les acceptai d'un simple signe de tête.

En lui prêtant son feu, le Ouisticram semblait s'être également offert la sympathie et les soins du chasseur. Lorsqu'il me demanda s'il pouvait garder ses nouveaux compagnons de fortune, je choisis de l'imiter et de répondre par le silence. Au pire, cela serait perçu comme une approbation. Je venais de proposer ma protection à deux locataires de la forêt, peut-être même trois si la chouette restait collée à Feuille: envisager d'interdire la même chose à ce gaillard eût été une drôle d'injustice. Soustraire ces créatures éclatantes à leur milieu naturel n'était peut-être pas le meilleur moyen de les mettre à l'abri des hommes, mais je voyais dans ce borgne un être responsable. Pour leur offrir un avenir honorable, il avait ma confiance, et j'avais confiance en moi également.

Les jours de la Seviper n'étaient plus en danger. Je fis signe à Feuille de me suivre, il était temps de passer à une activité moins dramatique: je rassemblai un peu de bois, en gardai la moitié pour le feu. Le reste, j'entrepris de le tailler pour en faire de petits pics sur lesquels nous pourrions embrocher toutes sortes de baies. Comme d'habitude, Feuille fut beaucoup plus efficace que moi... Quant à Brindibou, elle n'avait pas l'air contente que je ne lui aie pas préparé son propre tas.

Comme elle ne voulait pas être en reste, il s'agissait de la mettre à contribution d'une autre manière: je sortis une baie Remu de ma poche à baies pour l'exposer sous ses grands yeux.

- Tu es allée chercher des Sitrus tout à l'heure, tu sais donc reconnaître les baies. A présent, si tu arrives à m'en trouver des comme ça, je te laisserai en manger la moitié.

Elle ne comprit pas tout de suite, mais il avait suffit que j'approche la baie de son bec pour qu'elle prenne son envol. Peut-être plus pour me fausser compagnie que pour se mettre au travail, d'ailleurs: ma main était sans doute passée trop près de ses plumes. Feuille me regarda avec insistance, je venais de faire partir sa copine. Elle ne me ferait pas pleurer: si la chouette s'était éloignée, c'était son choix. Idem si elle finissait par revenir.

Qu'à cela ne tienne, j'avais d'autres baies en réserve. Elles s'empilèrent bientôt sur les pics en d'élégantes brochettes qui ne demandaient qu'à rôtir. Mais pour cela, il manquait encore un élément essentiel.

- Chasseur, on va encore avoir besoin d'une "prodigieuse flamme" pour lancer le feu de bois, si ce n'est pas trop demander.

Une façon subtile d'insister pour qu'il se joigne à moi pour la dégustation de baies rôties. Contrairement aux proies de la zone et leurs peaux multicolores, il y en avait pour tout le monde.

SENECIA



Des Remus. Des Remus. Je lui en ficherai à la gueule, moi, des Remus, à ce remu-eur de plumes!

Il n'avait pas bien compris à qui il avait affaire. Sans doute ne m'avait-il pas bien regardé. Enfin, pouvais-je reprocher à un primate aux yeux si minuscules d'avoir un sens de l'observation défectueux? Après tout il n'en avait peut-être pas vu tant que ça, des chouettes. Alors qu'elles aient une belle robe émeraude comme moi ou plumage parfaitement banal, qu'est-ce que cela pouvait lui faire?

J'avais très bien compris sa demande, avant qu'il me prenne pour une imbécile en me secouant la baie sous le bec. PAS TOUCHE, j'ai dit!

Il fallait remettre les pendules à l'heure, j'aurais pu le planter là et ne jamais revenir. Mais j'aurais été bien sotte, je venais de rencontrer une créature extraordinaire! Cette Insécateur savait trouver les gestes justes, la bonne distance, le bon ancrage au sol pour affronter chaque forme de défi. Elle était plus grande, mais mes ailes étaient plus habiles: nous avions à apprendre l'une de l'autre. Et elle, je ne pouvais pas la laisser tomber.

Plutôt que de leur fausser compagnie, ou de me pointer les serres vides, j'optai donc pour le zèle. Je n'étais pas revenue chargée de baies Remu, mais d'une avalanche de baies Remu ET de baies Framby. Peut-être comprendrait-il que je n'avais pas besoin qu'on me cajole pour que je comprenne ce que signifiait un travail bien fait! Encore que, ce malotru aurait pu être capable de me croire assez bête pour avoir confondu les deux baies... Si toutefois il arrivait à les différencier lui-même, car de toute évidence reconnaître les couleurs n'était pas son fort.

Il respecta sa part du marché. J'eus droit à la moitié des baies que j'avais raportées, mais cela en faisait un tel paquet! Même après qu'il les aie grillées pour moi, je ne pus en avaler que quelques-unes... L'adrénaline m'avait creusé l'appétit, mais je devais rester svelte et habile. J'avais une réputation de tireuse de plumes à tenir!

Enfin. Que cela ne me dispense pas d'un peu de politesse. Après avoir englouti la dernière baie qu'il m'était possible d'avaler, je me perchai à nouveau sur l'épaule de l'Insécateur que l'autre appelait Feuille, et m'inclinai vers elle en lui murmurant:

- Merci encore pour tout à l'heure. La flèche de ton maître n'aurait pas retenu le serpent bien longtemps, sans toi il m'aurait poursuivie jusqu'au cœur de la nuit.

- Ne me fais pas rire, répondit Feuille. tu as tiré de belles plumes dans le sol face à l'archère de tantôt. Le Seviper n'avait aucune chance face à toi.

- Penses-tu! Être dissuasive est parfois peine perdue face aux prédateurs, la force des Seviper leur monte souvent bien trop à la tête.

- Je ne vois pas de quelle force tu parles. Regarde celle que l'on vient d'aider à sauver, elle revient de loin.

Je tournai mes gros yeux vers la femelle concernée. Ses motifs, presque aussi éclatants que les miens, en disaient long sur la vie extraordinaire et complexe qu'elle avait dû vivre parmi les siens: j'étais la mieux placée pour le savoir. Mon regard fut magnétiquement attiré par la flamme du singe rougeoyant qui partageait la protection du grand borgne. J'adressai au petit primate un salut discret et silencieux... quant au grand primate blond, je n'osai pas.

- En cet homme, je reconnais une force véritable.

Je jetai ensuite un oeil au dénommé Teion.

- Quant au tien... c'est moins évident.

- Je t'arrête immédiatement, ce n'est pas le mien. Je suis assez grande pour me débrouiller sans lui. Il se répand parfois en futilités, mais c'est un compagnon agréable, et un bon médiateur quand il s'y met.

- Je ne sais pas si j'aurais la force de le supporter longtemps.

- Moi non plus, pour être honnête. Mais à ce jour, je n'ai rien trouvé de mieux.

- Rien de mieux que ce gringalet prétentieux? Qu'est-ce que tu as bien pu traverser d'assez horrible pour t'en remettre à lui?

- C'est une longue histoire... et vu la quantité de baies que tu viens d'absorber, il est physiquement impossible que je la termine avant que tu ne t'endormes.

- Parfait. Cela me donne une excuse pour rester avec toi, baillai-je en frottant doucement les plumes de mon crâne contre sa tête.

Feuille ne bougea pas d'une écaille, totalement hermétique à mon affection. Mais je l'avais assez observée pour savoir que c'était là sa manière de ne pas me rejeter.

Les deux hommes avaient fini par unir leurs gestes pour effacer les traces de leur passage. Comme Teion m'avait rôti les baies que je lui avais rapportées, il eut pour droit à un petit regard moins dédaigneux que d'habitude en guise de remerciement. En réponse, j'eus droit à un léger sourire, et une absence de tentative de caresse, ce qui en soi était une forme de caresse.

Quand le grand blond au Seviper le salua en laissant planer l'éventualité d'un autre repas, Teion lui répondit avec le même sourire qu'il m'avait adressé, et un silence plus approbateur que n'importe quelle interjection fatigante dont les humains avaient l'habitude. Le bonhomme n'avait pourtant pas manqué de salive plus tôt, lui et l'archère avaient été si bavards qu'on aurait dit deux Nirondelles en perdition.

Toujours était-il qu'il avait réussi sa mission: éviter la boucherie. Même s'il avait gaspillé son énergie avec une ardeur formidable, il avait obtenu gain de cause, et contribué à annuler les rapports de force en jeu dans ce sinistre échange. Je n'avais encore pour lui qu'une estime toute relative, mais j'étais décidée à l'étudier d'un peu plus près.

Je commençais à m'endormir sur l'épaule de Feuille, qui souffla un petit rire.

- On ne se débarrassera pas de toi si facilement, pas vrai?

- ... Moui. Je suis lassée par la vie sauvage. Trop de chasseurs.