KAION SUELO, frère aîné de Teion

Près de la place du Grand feu, il y avait un grand panneau sur lequel étaient affichés divers parchemins. On y trouvait toutes sortes de choses: cela pouvait aller de l'avis de décès aux petites annonces les plus cocasses. Je le consultais régulièrement, plus par amusement que pour assouvir une réelle curiosité, ou dans quelque espoir qu'on ait besoin de moi ailleurs qu'à l'écurie.

Ce matin-là, en allant le lire, je reconnus une touffe verdâtre très familière, avec un grand sac à dos. Je me rendis à son niveau.

- On cherche du boulot? fis-je d'un air amusé.

- Pas franchement. Mais je viens de voir cette annonce pour aider une certaine Madame PotdeBeurre à préparer un repas de fête et une tonne de tartes aux pommes. Je trouve cela à la fois drôle et un peu triste.

- Pourquoi triste?

- Parce qu'on est en mars. Et que son repas devait être prêt pour la fête des feux, en décembre. Mais si le parchemin est toujours là, c'est qu'elle attend toujours, non?

- T'es bête.

J'étais content de le revoir.
Cela faisait des lustres que Teion n'était pas passé nous voir à Kashaï, Père et moi. Depuis sa prise de poste dans le secteur du Bois des croisements, nous n'avions plus eu l'ombre d'une nouvelle. Il fallait dire qu'il avait pris très tôt l'habitude de se comporter comme un hermite.

- Feuille n'est pas avec toi?

- Je ne la sors pas de sa Captis en ville.

- Je me souviens, tu m'avais dit qu'elle était un peu agoraphobe...

- Psychorigide au sens large, c'est plus exact.

Feuille... je n'avais jamais été très à l'aise avec elle, les rares fois où je l'avais vue. Tant mieux si elle était rangée.

- Tu viens d'arriver? Tu dois être fatigué. Tu veux rentrer à la maison maintenant?

- Je dois d'abord passer au château. Une petite course à faire.

Lui, une course?

- A la bonne heure, je devais faire un saut à l'écurie pour m'occuper des Bourrinos, une femelle a mis bas la semaine dernière.

- Alors à tantôt.

Il s'éclipsa sans transition. C'était à peine si on s'était dit bonjour qu'il était déjà reparti. Pas un regard, pas une tape dans le dos. Pas de doute, c'était bien lui.

Après un long détour par les écuries, je rejoignis la maison via les ponts suspendus, où Teion rattrapait déjà le temps perdu avec Père autour d'une infusion. Père lui demandait s'il était bien installé, si les récoltes s'annonçaient bien pour la saison prochaine, si son Insécateur s'était bien acclimatée... il répondait soit complètement à côté de la plaque, soit avec le mépris qu'on lui connaissait.

- Bien sûr qu'elle s'est adaptée. Elle est comme nous, c'est une débrouillarde.

- Je me permets de m'interroger, fit Père, car en Septembre on s'est un peu fait du souci. La tempête n'a pas dû t'épargner...

- Non, je confirme, soupira-t-il avec dédain.

Il commençait déjà à m'agacer.

- Pour ton information, fis-je, ici c'était le branle-bas de combat. Des ponts entiers se sont effondrés.

- Sans blague. C'était la même partout, frère.

- Que l'on se soit un peu inquiétés pour toi, je comprends que ça te passe au dessus de la tête. Mais de grâce, tu pourrais entendre que la tempête a été très difficile à vivre pour nous aussi?

- Oh, les pauvres citadains! Un seul arbre tombe, et le monde s'écroule avec? Bienvenue dans le monde réel.

Sa suffisance était déplorable. Je voulus m'isoler, mais Père me demanda de faire chauffer la marmite avec l'aide de son Ouisticram, et de m'occuper du dîner. Pendant toute l'heure qui suivit, je dus subir en silence son ton péremptoire, qui était à l'épreuve de la patience de Père.
Celui-ci n'avait jamais réprimandé son insolence. Voilà le résultat.

***

HEX

Aujourd'hui, monsieur Teion nous a appris le mot "Chambre". Cela consiste en un espace où les arbres sont tellement, tellement rapprochés qu'ils ne laissent pas passer les rayons du soleil. Aussi, le sol est plus dur, moins accueillant, sauf sur l’endroit qui s'appelle le "lit", où tout est chaud est agréable. Nous aimons le lit. Nous nous serrons, tous les six, sur le lit depuis des heures.

Seulement, "Chambre", c'est un espace clôt. Un grand morceau de bois nous permet d'entrer, mais nous empêche également de sortir lorsqu'il obstrue le passage. Il semblerait que cela s'appelle "Porte". Et quand "Porte" est "Fermée" et que nous sommes seuls dans "Chambre", il faut se rendre à l'évidence: nous y sommes bel et bien coincés.

Mais voilà que notre solitude prend fin: "Porte" s'ouvre! Et rentre un homme. Ce n'est pas Teion, mais il en a l'âge et il en porte les traits; il ne nous remarque pas. Il se promène dans "Chambre", les mains dans les poches, il ne semble pas réellement chercher quelque chose, il erre dans cet étrange espace. Il inspecte un peu le sac de monsieur Teion, examine un objet posé sur un autre grand bout de bois sur quatre pieds.
L'objet est rond et blanc, comme une grosse baie, mais avec un embout rougeâtre. Et il n'y en a pas une, mais trois.

Ça y est! Le monsieur parle!

- Des Captis Ball? Qu'est-ce que...

Saluons-le!

- Oe Oe!

Voilà. Il nous a vus. Il a l'air avenant.

- J'hallucine... Depuis quand Teion se trimballe avec un Noeunoeuf?

Je crois qu'il parle de nous! Tenons-nous à carreaux! Un beau sourire des familles, hop!
Ça fonctionne! Il sourit à son tour!
Il s'approche de nous?

- C'est vrai que vous avez l'air sympas. Mais qu'est-ce qu'il lui prend à attraper des pokemons sauvages, tout d'un coup...

Il nous parle?

- Dites, les petits oeufs, désolé d'être si intrusif, mais pourquoi vous voyagez avec mon frère?

On ne comprend pas un mot. Désolé, monsieur!

- La première Balle est pour vous six, la deuxième est pour Feuille... et la troisième, vide? Toute neuve, qui plus est... Il a dû l'acheter ce matin au château!

Le monsieur a l'air fort surpris. Accompagnons-le! Ayons l'air ébahis également!

- Qui l'eût cru... un poképhobe comme lui, qui ne supporte personne à part sa tarée d'Insécateur...

- Tu fouilles ma chambre, Kaïon?

Monsieur Teion! Il entre dans la chambre. Bonjour bonjour!!!

- Je m'absente trois FOUTUES minutes, et tu fouilles mes affaires?

- Tu t'absentes toute l'année, alors qu'est-ce que ça change?

- Si je ne m'absentais pas, ta ville crèverait de faim à l'heure qu'il est! J'ai passé tout l'automne à soigner la forêt pour qu'elle continue de produire de quoi nourrir le pays, pendant que toi tu brossais des culs de Ponytas!

Ah, ça alors! Monsieur Teion est tout rouge! L'autre aussi! Il hausse la voix, il... il...
Il envoie son poing sur la figure de l'autre monsieur.
Et l'autre monsieur fait pareil.
Ah. Quel spectacle étrange.
Nous qui sommes habitués à assister à des pugilats entre pokémons sauvages, voir deux humains se battre entre eux a quelque chose de surprenant.
Quelque peu désolant, à fortiori...

***

- Ton frère est déjà reparti?

- Oui, Père.

- Comment se fait-il?

- Il doit avoir d'autres Miaouss à fouetter. Apparemment ce n'est pas nous qu'il venait voir à Kashaï.

- Qui ça, alors?

- Il n'en a pas parlé.

- Qu'est-ce que tu as à l'oeil? Vous vous êtes battus?

- A votre avis?

- Tu commences à parler comme lui.

- ...