Pas la peine de vous installer trop confortablement, je n'en ai pas pour longtemps. Je n'ai que onze ans, après tout. Mais n'allez pas croire que ça fait de moi quelqu'un d'insignifiant. Je suis un Dragon, ma valeur n'a pas d'égal. [/!\ CHEVILLES /!\]

De fait, je suis issu d'une lignée de Dragons. Si vous avez grandi dans le même monde que moi, je ne vous apprends rien en vous disant qu'un dragon, ça ne se prend pas pour un Tadmorv. Le plus souvent les dragons préservent des sangs pur, mais mon père - ce voyou - a eu le toupet de se lier à une Huoku moins noble, sans écaille, mais pas sans panache. Dotée de pouvoirs psychiques, elle était d'une finesse à toute épreuve. J'ai beau avoir hérité des pouvoirs spectaculaires de mon père, c'est en grande partie la personnalité de ma mère qui m'a été transmis.

Rapidement, j'ai émis l'hypothèse que ma naissance n'avait jamais été souhaitée, que j'étais une écharde dans la vie de mes parents. Je ne me souviens pas en avoir souffert: à défaut d'amour, toute mon enfance a été bercée par la magie à laquelle j'étais régulièrement exposé. La force des dragons me fascinait, et je l'ai approchée à ma façon dés que mon âge me le permit: on m'a offert mon premier sceptre à mes huit ans, et dans les années qui ont suivi j'ai appris à en faire jaillir le dracosouffle que mes cousins dragons s'appliquent à cracher sauvagement. Je crois bien que ça n'a jamais impressionné personne à part moi-même: pour ma mère j'étais un surdoué inquiétant, et pour mon père une anomalie; en tout cas aucun des deux ne m'a réellement encouragé dans cette voie, et ma famille éloignée pas davantage. Il a fallu que ma route croise celle de Yona et Izhi pour donner un sens à tout cela.

Malgré notre différence d'âge, Yona m'avait accueilli parmi ses amis comme une personne à part entière. Il reconnaissait mes ressources et mon potentiel camouflés par mon très jeune âge, avec beaucoup plus d'ouverture d'esprit que mes parents ne l'avaient jamais fait. Avec son frère, il faut dire qu'ils revenaient de loin: leur père avait été exécuté sous leurs yeux, avec l'humaine qui avait eu le malheur de la séduire. J'avais été impressionné par l'audace de mon père de ne pas avoir épousé un dragon, mais ça m'a brusquement passé quand on m'a raconté cette histoire.

Elle m'a beaucoup fait réfléchir pendant les années qui ont suivi. Comme j'étais acharné, je me suis hissé au-dessus de mes semblables dans la pratique de la magie des dragons, ce qui m'a amené à progresser auprès des plus grands oracles. Un jour, l'un d'entre eux formula une prophétie. Il était question du retour des Bêtes.
Mais pas pour nous. Pour les humains. Pour vous autres.

Dans ma culture, il est une Bête que l'on vénère plus que les autres. Une bouche féroce et démoniaque sur deux pattes, noire comme la nuit et vaste comme les montagnes de l'Est - vos montagnes de l'Ouest à vous. Certains l'appelaient Engloutyran, et il aurait été de ceux qui avaient confié à mes ancêtres le pouvoir des Dragons. On lui dédiait de nombreux rituels, et j'étais toujours le premier à m'y exercer. Il m'était impensable d'imaginer ce dieu de la rage et du néant vous offrir à votre tour un pouvoir aussi noble, mais l'oracle était formel et sa prédiction n'était pas discutable.

Je ne sais plus qui de lui, de Yona ou de moi-même a songé le premier à m'engager dans l'expédition. Si Yona voyait en moi un véritable allié, beaucoup d'autres missionnaires s'accordèrent à dire que je ferais un parfait éclaireur grâce à ma petite taille qui me rendait facilement confondable avec un Pokémon, et mon agilité qui m'autorisait à me faufiler à peu près partout. Le poste ne me plaisait qu'à moitié, mais l'envie de faire partie de l'expédition s'était installée. Par ailleurs, s'il s'agissait là de la raison officielle de mon enrôlement, je savais qu'à terme on ne me prendrait pas à la légère: j'étais un des plus jeunes et talentueux chamanes de ma génération, je savais me battre, et je savais réfléchir. C'était de notoriété publique. [/!\ MELON /!\]
Mes professeurs m'avaient tous encouragé à partir, et mes rares amis réellement précieux faisaient partie de la mission. Quant à ma famille, ce fut tout juste s'ils ne s'étaient pas écriés "bon débarras" en apprenant la nouvelle.

- Ne ménage pas les humains, m'ordonna simplement mon père.

Je lui répondis que ça n'avait jamais été au programme, et on se quitta là-dessus.

***

En bon éclaireur, j'éclairais donc. La traversée des montagnes ne fut pas le plus insignifiant des voyages, et bien souvent je tombai nez à nez avec de fort mauvaises surprises. Mais la plus déplorable de toutes fut certainement Vorghol.

Vorghol, c'était une Solochi - à l'époque, du moins. Je fis sa rencontre peu avant que nous atteignîmes ce que les Ekoens appellent les pics de Sakaï: c'était une créature orpheline que tous les pokémons s'appliquait à malmener, et je compris bien trop tard pourquoi. Je m'attardai sur son cas: elle ne représentait aucun danger, mais je ne voulais pas l'abandonner à la solitude. Et comme les Bêtes m'avaient fait dragon, je sus lui parler.

- Ta peine prend fin ici, petit être. On m'a prédit un familier dragon, ce sera toi.

Fou que j'étais!

La jeune dragonne accepta de me suivre, mais de loin. Et puis après quelques jours, elle sortit du silence, et ce ne fut pas exactement un moment chaleureux.

- Tu es un garçon ou une fille? jugea-t-elle pertinent de me demander.

- Que... de quoi je me mêle?

- Tu es une fille.

- Non.

- Un garçon alors.

- Non plus.

- Tu te moques de moi?

- Peut-être bien.

- Ne joue pas à ça avec moi, humain. Tu ne sais pas à qui tu as à faire.

De toute évidence, elle non plus. L'effrontée m'avait traité d'humain. Comme j'ignorais l'ampleur de la cécité de la bestiole, je me figurais qu'elle m'avait bien regardé avant de me poser sa question débile.

- Tu n'as sûrement jamais vu un Huoku de ta triste vie...

- Quoi? Répète un peu ça!

- Répéter quoi?

- Tu as dit quelque chose sur mon cou.

- Sur ton...!? Non, pas du tout, je disais que tu...

- D'accord, on s'attaque au physique direct! Ça va mal se passer!

Difficile de lui donner tort là-dessus.

- Justement, je t'expliquais que je n'étais pas humain! Tu as bien regardé mes oreilles?

- Elles sont moches! Comme des Sovkipou.

Mensonge: elle n'y voyait rien, et ne faisait que médire. Je n'en étais pas moins attristé d'avoir recueilli une créature si détestable. Mes collègues Huokus les moins empathiques s'amusèrent de me voir me disputer avec elle à longueur de journée; aussi je finis par prendre mes distances avec elle. Bientôt elle prit les siennes avec notre groupe, et je la perdis réellement de vue lorsque nous nous établîmes sur l'Archipel Oublié. Hélas il était trop tard: nos destins étaient liés, et j'eus le malheur de la recroiser aux heures les plus sombre de mon existence, sur le continent.

D'abord à la mort de Yona. Lorsque j'appris son exécution, je disparus plusieurs jours me perdre dans les steppes gelées, prétextant un repérage. Mon souhait réel était de me perdre là où personne ne viendrait me chercher, mais aucune nuit ne fut assez froide pour apaiser ma colère. J'avais toujours espéré que ma civilisation et celle d'Ekoe atteignent un équilibre, mais en cet instant cet équilibre ne me semblait envisageable qu'à travers un massacre. Je voulais qu'ils souffrent, et que la fureur finale d'Engloutyran fasse disparaître tous les habitants de Ran.

Alors que je tombai d'épuisement les genoux dans la neige à force d'aller nulle part, je vis une silhouette s'approcher. C'était elle, Vorghol. Les dragons détestaient la glace, or celle-ci avait bravé le blizzard pour me retrouver.

- C'est pas le moment. Qu'est-ce que tu me veux?

- Tu as l'air malheureux. Au fond du trou.

- Et donc?

- Je n'aurais manqué ça pour rien au monde.

J'aurais voulu en rire, mais la bestiole était beaucoup trop sincère pour cela. Elle ne m'apporta ni chaleur ni réconfort, et se contenta de m'enfoncer jusqu'à ce que je la sème à nouveau.


La fois suivante fut plus déplaisante encore. Comme promis par notre oracle, les Bêtes revinrent pour vous, humains d'Ekoe. Du jour au lendemain, vous étiez des mages. De piètres mages, certes, mais des mages tout de même. De là à dire que nous étions à égalité, il y avait un gouffre, mais les plus sages d'entre nous savaient qu'en une génération ou deux, votre retard en sorcellerie serait rattrapé. Votre "Jour du Chaos", c'était la négation même de notre existence: elle vous offrait une légitimité incompatible avec notre passé. Et ni moi ni les autres chamans n'avaient pu l'empêcher. La défaite était dégoûtante.

Ce jour-là plus que les autres, Yona me manqua. J'ignorais tout des arts spectraux, mais le simple fait d'imaginer que son frère Izhi puisse continuer à le consulter à travers ses pouvoirs me rendait vert de jalousie. Par ailleurs, malgré mon affection pour Nita j'étais écœuré par sa désinvolture, je m'étais disputé avec Astal qui me sortait par les yeux, et de façon générale je désirais très simplement que le monde s'arrête de tourner jusqu'à ce que j'aille mieux.

Cela fit sans doute jaser mes semblables, mais je m'isolai donc encore une fois sur le continent, seul, pendant plusieurs semaines. Arrivé aux pics de Sakaï, je me hissai au sommet de l'un d'entre eux. Mais alors que je me croyais au sommet du monde et de mon chagrin, je vis à nouveau surgir Vorghol sur le pic juste à côté du mien, et comme si ce n'était pas une nouvelle assez mauvaise: il lui était poussée une deuxième tête. Déjà qu'elle était difficile de la supporter quand elle n'en avait qu'une seule...

- Hé! Tu sais quoi?

- Non et je m'en fiche, hors de ma vue...

- J'ai parlé à un humain l'autre jour, et il était aussi stupide que toi.

- Allons, fit sa seconde tête, ne soyons pas si rude, ce petit n'est pas bête! Il est juste un peu limité.

Je l'aurais étranglée, deux fois si nécessaire. Cette salle bête remuait le couteau dans la plaie: j'étais limité. Ne plus avoir le monopole de la communication avec les dragons sur le continent d'Ekoe faisait de moi quelqu'un d'extrêmement banal. Mais j'avais encore ma dignité.

- Limité? Ne t'avise pas de sous-estimer, double-andouille. La magie n'est plus exclusive à mon peuple, mais Engloutyran est à mes côtés. Je prie pour lui chaque jour.

- Ringard!

- Autant qu'inutile.

Sans lui prêter attention, je plongeai un regard sombre vers l'Ouest, sur cette Ekoe gorgée d'une magie nouvelle et moqueuse à l'image de cette Diamat. J'étais chaman: cela n'avait rien de ringard ni d'inutile, et j'étais décidé à le prouver à cette vicieuse créature bicéphale... Mais surtout à moi-même.

A compter de ce jour, je commençai à travailler de nouveaux rituels, puisant ma force dans ces flux magiques inédits du continent Ekoen qu'aucun Huoku n'avait exploité avant nous. Nuit et jour. Jusqu'à aujourd'hui.

Voilà.

En face du petit Huoku, de l'autre côté du feu de camp improvisé dans les collines de Mitka, se tenait un voyageur humain un peu simplet qui n'avait pas manqué une miette de son récit. Comme il était persuadé d'être en train de rêver, l'histoire de ce petit lutin semblant sorti tout droit sorti d'un conte pour enfant l'avait captivé, sans le paralyser d'incrédulité pour autant.

- C'est fini? Demanda-t-il naïvement.

- Pour l'heure. La suite de mon histoire reste à écrire.

Le voyageur se demanda comment il allait raconter ça à ses amis. Qui le croirait de toute façon? Un horde de lutins - Hoku? Hukouku? Houkakou? Comment c'était, déjà ? - venus de l'autre côté des montagnes de l'Ouest, avec pour seul but de nuire aux humains. Un conte, ni plus ni moins!

- Je vais peut-être vous paraître abrupt, mais vous êtes vraiment certains de vouoir nous éradiquer?

- Certains d'entre nous, oui. En ce qui me concerne je suis moins prononcé sur le sujet, je crois plutôt à un rééquilibrage. Dans le sang ou non, ça dépendra d'un tas de choses.

- Je comprends, répondit le voyageur alors qu'il n'y comprenait rien du tout.

Comme le lutin ne le lâchait pas du regard, il se risqua à lui demander:

- Pourquoi m'avoir raconté tout ça, au final?

- Pour que vous sachiez à quelle sauce vous alliez être mangé.

Sur ces mots, le jeune Huoku se leva et fit danser son sceptre. Une lueur bleutée s'en échappa, et bien vite un cercle de feu aux reflets turquoise les entoura.
Tout s'assombrit, et dans une fumée noire avec une voix solennelle et sérieuse, Oogwan se hissa en haut d'un menhir et entama les incantations. Au bout de ses petites mains, son sceptre tournoyait comme une hélice.

Ô Dragon des monts et des nuits!
Que ton jugement s'abatte sur le monde!
Reprends ce qui a été donné à tort!
Que soient dévorés les espoirs sorciers
de ce déplorable peuple barbare!

Viens à moi Engloutyran
Et fais disparaître la magie de cet usurpateur!

Puis il hurla un cri que seuls les dragons pouvaient imiter, brandissant son sceptre vers le ciel. Un rayon de flammes bleuâtres s'en échappa, fusant droit vers les nuages.

Une silhouette gigantesque répondit à son appel. Hélas pour lui, ce n'était pas celle de la Bête qu'il avait invoquée.

- Oh non, pitié, pas toi...

De toute évidence, son rituel demandait encore un peu de travail. Il avait demandé Engloutyran, on lui avait envoyé Vorghol, qui avait pris soin d'évoluer entre temps pour n'être plus seulement méprisable, mais tout à fait dangereuse. Le désarroi du Huoku atteignit des sommets.

- Et pourquoi? Tu t'attendais à quoi, pauvre crotte?

- Je ne t'ai pas demandé, retourne d'où tu viens!

- Pas avant d'avoir savouré ta délicieuse défaite de nos propres yeux, fit la seconde tête.

- Et ta mine déconfite plus délicieuse encore! Renchérit la troisième.

Ne sachant lequel des trois regards affronter, Oogwan finit par se dire que si son incantation avait fait venir cette dragonne, ce n'était peut-être pas si anodin. Elle n'avait pas les pouvoirs d'Engloutyran, mais elle partageait avec lui des points communs. "Noire comme la nuit, vaste comme les montagnes"... toutes proportions gardées, bien entendu.

Il n'y avait plus qu'à tirer profit du caractère odieux de la dragonne pour bénéficier de ses services.

- Va-t'en!

- Jamais, minable! Répondirent les trois têtes en chœur, comme il s'y attendait. Ton malheur est exquis! Tout ce qui te déplaira, nous le ferons!

Oogwan sentit la fierté draconique de son père et la finesse discrète de sa mère l'animer pendant qu'il jetait volontairement de l'huile sur le feu.

- Respecte-moi! Je suis un dragon! Même avec trois têtes, tu m'es inférieure! [/!\ COMBO MELON /!\]

- Toi, un dragon? Tu délires, minable! Continue et tu vas finir par te faire bouffer...

- Arrête de m'insulter!

- Minable! Minable! Minable!
- Avorton!
- Croûte de pied!

Le voyageur humain qui n'avait pas bougé, subjugué par le spectacle sans rien comprendre aux paroles du dragon, était toujours persuadé d'être en plein rêve, bien que celui-ci eût pris des airs de cauchemars depuis quelques minutes.
Oogwan lui adressa un dernier regard.

- De grâce, ne dévore pas cet humain! Implora-t-il à la Trioxhydre en désirant l'inverse.

Le cauchemar du voyageur s'arrêta sur le champ. Son souffle aussi.



Lorsque les ténèbres se dissipèrent, que les flammes bleues du rituel s'évanouirent et que Vorghol eût fini de ronger le dernier os de l'homme, Oogwan se pencha sur le bagage du malheureux, en songeant qu'il avait peut-être une famille qui le pleurerait sans jamais savoir ce qu'il était devenu. C'était d'ailleurs probablement mieux ainsi.
Le petit Huoku repensa avec un peu d'amertume au moment où il lui avait ironiquement parlé de "la sauce à laquelle il serait mangé". A la base, c'était seulement une façon de parler: il n'avait certainement pas envisagé son sort de façon aussi littérale.

- J'aurais préféré t'enlever seulement ta magie et pas ta vie toute entière, humain. Mais j'ai encore des progrès à faire. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que tu en savais un peu trop.

Il vida le sac de la victime à la recherche de nourriture ou d'une babiole à rapporter à Nita. Il découvrit une petite sphère blanche, qu'il secoua un peu. Il en sortit une créature qu'il n'avait jamais vue.

- Diantre... qu'est-ce que je vais faire de toi?

Vorghol tourna ses trois têtes monstrueuses vers la pauvre bestiole.

- Mange-la, toi! Ordonna-t-il à la dragonne tricéphale, en se demandant si c'était vraiment la meilleure idée.

- Pouah. Jamais de la vie!

Et la Trioxhydre prit congé.
Ouf! Ça avait marché.

Oogwan ne souhaitait aucun mal à cette bestiole qu'il avait arrachée à son maître. En l'observant, il songea que, dragon ou pas, elle ferait peut-être un familier convenable, et assurément bien meilleur que Vorghol.