HRP:

Accoudé à une table, la main perdue dans la jungle de mes cheveux, je refermais le manuscrit avec le sentiment que ma cervelle avait explosé. S'il y avait bien un seul endroit où l'on pouvait apprendre du monde vivant ailleurs que dans la forêt elle-même, c'était bien ici: la grande Bibliothèque d'Enogen, et ses rayons entiers couvrant les sujets les plus essentiels comme les plus improbables.

Celui que j'avais choisi se situait peut-être bien au carrefour des deux. L'arboriculteur que j'étais avait toujours considéré avec attention la présence des champignons et leurs interactions de base avec les arbres, mais j'étais loin, si loin d'imaginer les liens complexes qu'ils entretenaient entre eux! En associant les bonnes essences fongiques aux racines de certains arbres spécifiques, on pouvait améliorer leur croissance de façon significative. La nature se chargeait généralement de piloter ces associations, de sorte qu'il n'était souvent pas nécessaire de créer des couples forcés, mais les expériences décrites dans cette thèse m'avaient réservé quelques surprises de taille.

Je sortis ma tête saturée d'information du grimoire pour rejoindre le monde réel, et celui-ci se révéla tout à fait dépeuplé. J'étais seul sur l'immense table, noyé dans ce manuscrit depuis si longtemps que la nuit avait assommé Enogen.

J'avais assez potassé pour aujourd'hui. Même si se documenter sur la biosphère était une activité intense, nécessaire et que l'on ne pouvait vraiment faire qu'ici en bonne et due forme, il était temps que je me consacre à la raison profonde de ma venue. D'après les instructions que j'avais notées à l'auberge Sunstorm, il me fallait rejoindre l'aile sud, la dernière porte du couloir à droite.

- Ce qui signifie... que j'ai tout l'établissement à traverser.

J'en fus fort aise: la promenade nocturne à travers les étagères interminable m'aéra l'esprit et me dégourdit le corps: j'étais resté dans la même position pendant des heures, le nez collé aux parchemins. La perspective d'une interaction sociale n'était habituellement pas une carotte très efficace pour me faire avancer, mais dans ces conditions j'étais disposé à braver mes travers. Et puis c'était Delsin, pas le dernier des demeurés.

Comme je trouvai sa porte entrouverte, je ne pris pas la peine de frapper. Après tout, il devait m'attendre. Ou pas, il n'y avait pas trente-six manières de le savoir. Cependant, la chambre était vide.

A en juger la quantité de toiles d’araignée, on pouvait se demander si cette minuscule chambre était réellement habitée. Des ouvrages étaient pourtant répandus ça et là, et ils n'avaient pas spécialement pris la poussière. Je parcourus brièvement une page. Il y était question de fantômes... un sujet passionnant, bien que délicat à aborder pour les esprits pragmatiques dont je faisais partie.

Avant d'envisager de partir pour demander à l'accueil où je pouvais trouver le jeune homme, je procédai par précaution à une dernière inspection du lieu. Le garçon était peut-être caché sous la petite table? Derrière le matelas?

Perdu. J'avais oublié la nature de ses facultés: c'était au plafond qu'il fallait regarder.

- Ah... Salut. Je dérange pas, j'espère?

Bizarre, ce type.

Delsin, ces derniers temps, tourbillonne. De le déranger à un instant comme celui-ci équivaut non pas à un désagrément mais bien à une opportunité de le faire changer d’état esprit, ici obstinément préoccupé par l’état de ses recherches. Une simple façade psychique, d’ailleurs, destinée à lui éviter d’autres tracas plus intimes et lourds. L’Érudit est passé maître dans l’art de se jeter dans son travail pour lui éviter des dilemmes moraux trop épineux, ainsi en est-il depuis sa discussion animée avec sa mère la semaine plus tôt. Autant dire que malgré sa promesse de réfléchir à leur conversation et tout ce qu’elle impliquait, le garçon a plutôt opté pour l’évitement pur et simple de la question soulevée. Le pire ? Le jeune homme ne regrette absolument pas son comportement, qu’il juge tout à fait adéquat au vu du travail qui l’attend avec sa nouvelle thèse, dont le sujet se précise de plus en plus au fil des jours. Sans être entré dans la phase expérimentale de ses travaux, Delsin a mené quelques petites expériences lui-même ces derniers jours, ne serait-ce que pour collecter des données préalables et ainsi se donner des idées d’avenues à explorer. Alors qu’il se spécialisait exclusivement dans l’étude des Pokémon auparavant, le chercheur se lance en grande pompe dans un tout nouveau domaine : celui de la Magie.

Il a envie de tout savoir de ces nouvelles capacités qu’ont les humains et être parmi les premiers à recenser des écrits à ce sujet. À bien des égards, ce nouveau thème ne s’éloigne pas tant de ses études par le passé : il cherche encore à comprendre la puissance cachée, cette fois chez les humains plutôt que leurs homologues Pokémon. Dans ses tâtonnements des dernières demaines, Delsin a surtout chercher à mieux comprendre l’étendue de ses propres pouvoirs, s’en servant comme base pour écrire ce qu’il soumettra aux Grands Érudits avant de se vraiment se lancer dans sa thèse. Car sans le financement nécessaire, le garçon devra retourner à son sujet premier, sur les spectres, qui avait déjà été approuvé. On lui reprochera peut-être son audace, toutefois il préfère tenter sa chance en sachant pertinemment qu’un changement serait la bienvenue à ce point-ci. Il y a d’autres priorités depuis le mois d’avril après tout.

Ainsi il se plaît majoritairement à faire la lecture de ses ouvrages suspendu du plafond, en compagnie de Wakiza le Larvibule, un grand amateur de ses toiles. La majorité du temps, l’ascension se déroule à merveille, c’est la descente qu’il ne maîtrise pas encore. Le voilà d’ailleurs parti dans ses réflexions à voix haute qu’il pensait pour lui-même et qui en fait ont trouvé une oreille dans sa minuscule chambre de l’aile sud de la Bibliothèque.

«Fascinant, j’ai vraiment l’impression que la magie agit à la manière d’un muscle que l’on peut développer suite à un entraînement rigoureux. J’imagine qu’il y a même des techniques pour favoriser l’évolution plus rapidement, or, cela restera à découvrir. Si au contraire je négligeais de l’utiliser, y aurait-il effet inverse ? Une régression de la maîtrise et de la puissance ? Cela reste à… Oh, Teion.»

À vrai dire, l’Érudit n’avait même pas entendu l’autre entrer dans la pièce pour le saluer. Généralement, Delsin laisse sa porte ouverte pour laisser un peu d’air y entrer. Avec la chaleur qui s’installe il se sent déjà étouffer entre ses quatre murs de pierre. Il met un moment de plus à réaliser la présence du garde-forestier dans sa chambre à cet instant précis, comme si le jeune homme à la chevelure verte avait simplement appartenu à un jeu de son imagination pendant un instant. Avec patience, le garçon entreprend de descendre de son cocon de toile à l’aide d’un nouveau filin qui, bien entendu, se casse sous son poids et l’expédie directement au sol, aux pieds de son invité surprise.

«Aïeuh.»

Il commence à avoir l’habitude désormais, si bien qu’il se redresse rapidement en époussetant sa chemise. Derrière Teion, une créature curieuse s’approche, traversant le mur pour lui sentir les cheveux et avançant sa langue en sa direction. Kwanita le Polichombr peut se montrer particulièrement intrusif avec autrui, ayant encore de la difficulté à apprendre les limites.

«Ah-ah-ah ! Kwanita, tu sais ce que j’ai dit sur les léchouilles. Ce n’est pas tout le monde qui apprécie, alors abstiens-toi je t’en prie.»

Déçu, le spectre capitule pour contourner le garde-forestier et rejoindre Delsin qui l’accueille d’une caresse. Ce dernier d’ailleurs a froncé les sourcils en regardant son interlocuteur. S’il se souvient bien avoir mentionné des retrouvailles lors de leur dernière rencontre, il ne s’attendait pourtant pas à revoir Teion ici, dans sa chambre. Non pas que la chose lui déplaise en soi, à vrai dire il se sent plutôt heureux de le revoir. Cela ne l’empêche pas d’être étonné.

«Je ne m’attendais pas exactement à te voir aujourd’hui, Teion. C’est toujours un plaisir. Bienvenue chez moi. Je te proposerais bien de t’asseoir, cependant je crains que ce ne soit pas possible vu la grandeur de la pièce. Que dirais-tu plutôt de trouver un endroit plus convenable ? Je connais un petit salon tranquille à cette heure-ci.»

Car il se doute bien que si Teion est venu à sa rencontre, c’est qu’il a probablement trouvé de l’information au sujet des Hurleurs. Comme quoi Delsin ne pourra pas éviter la question bien plus longtemps.

Les cadeaux des Bêtes avaient décidément ouvert le chemin à bien des vocations. Car aussi éclairé fut l'esprit de Delsin, j'avais affaire à un érudit qui s'appliquait à se prendre pour un Migalos. Le voir échouer à cette tâche en se vautrant sur le sol poussiéreux était cocasse, en particulier après l'avoir surpris à évoquer les bienfaits d'un entraînement à la magie. Cependant je me gardais d'en rire: après tout, mon expérience récente au Bois de Pan chez les Eddaryons m'avait placé face à mes propres limites en terme de sorcellerie, et le processus avait été douloureux.

Plus que la moquerie, la petite chute de Delsin déclencha une ressource rare en ce bas monde: mon empathie. L'érudit aurait pu en bénéficier si nous n'avions pas été interrompu par son doudou déchu, qui me contourna soigneusement. En le suivant du regard avec un regard vaguement méfiant, je remarquai une petite silhouette orangeâtre familière qui semblait avoir élu domicile dans les toiles du plafond.

- Wakiza! Tu as grandi. Comment ça va?

Evidemment, je n'eus qu'un couinement du Larvibule pour toute réponse. Le malheureux se souvenait-il seulement de moi? Quelque part, je ne le souhaitais pas: m'oublier était peut-être bien la meilleure chose qui aurait pu lui arriver. J'étais heureux de le savoir en bonne santé, mais je n'avais aucun désir de polluer son existence plus que je ne l'avais déjà fait par le passé. Son tuteur me proposa alors de choisir un lieu moins exigu pour notre échange, ce qui me donnait une parfaite excuse pour ficher la paix à Wakiza.

- A la bonne heure. De toute manière je viens de traverser le bâtiment: il est à nous. Allons où tu veux.

Nous rejoignîmes un espace destiné à la détente des chercheurs. Concrètement, les coussins y étaient juste relativement plus confortables et les murs de livres moins imposants, mais il ne faisait aucun doute que nous étions toujours dans la Grande Bibliothèque. Cependant, sur les tranches des grimoires, je pouvais lire des titres comme "Comment dresser votre Draco" ou "Les avantages d'être une Flogres": il semblait évident que ces pages étaient là pour aérer la tête plutôt que la remplir.

Par ailleurs, la seule chose qu'il était question de remplir à cette heure-ci, c'était mon ventre. Comme il y avait de petites planches à découper à disposition, j'en pris une ainsi qu'un couteau, et me positionnai en tailleur près d'une table basse pour y découper des tranches de baies Yago que j'avais cueilli près du Marais le jour même.

- Je prends mes aises. N'hésite pas si tu en veux un bout.

Etant donné le sujet que je m'apprêtais à lancer, il était probable que l'appétit de Delsin se noue promptement et qu'il ne soit pas d'humeur à consommer quoi que ce fût, mais cela m'importait peu: j'avais faim, et je n'avais pas l'intention de me priver. Pas plus que je n'avais prévu de ménager Delsin.

- Je pourrais me répandre en politesse et en mondanités, mais il se trouve que j'ai fait cela une bonne partie de la journée chez mon emplyeur et que je suis venu te voir dans un but précis, donc pardonne-moi si je vais droit au but. J'ai du nouveau.

La réalité, c'était que j'aurais aimé savoir comment il allait, et si Larvibule se plaisait dans sa nouvelle vie avec lui. Cela dit j'avais déjà eu des éléments de réponse. Autant avancer.

- Je suis entré en contact avec les Hurleurs, pour tâter le terrain à propos du poignard. Fatalement, le terrain était plutôt rocheux, difficile d'en tirer quelque chose. Mais je suis un homme patient.

Je perdis mon regard à travers la fenêtre. Enogen la ténébreuse était encore plus glauque et brumeuse la nuit... je croquai dans un bout de baie, sans me laisser impressionner. La chair du fruit était réconfortante, même si elle cachait quelque chose de sec et cassant.

- Lorsque tu m'as raconté ce qui était arrivé à Téméon, ça m'a beaucoup fait réfléchir. Il semblerait que le détournement de courrier soit une habitude chez les Hurleurs, j'ai donc pensé qu'il était de bon ton de leur réserver le même traitement. J'ai intercepté une de leurs lettres.

Sachant ce qui était arrivé au Bekipan de Téméon, en entendant cela il eût été facile de me prendre pour un assassin.

- La différence majeure étant que je n'ai pas touché au messager, il a encore toutes ses plumes. Il était important que ce parchemin soit transmis.

Nous en venions au noyau.

- Delsin, je ne sais encore rien sur l'assassin de ton père, mais le propriétaire du poignard s'appelle Solin. Il était le destinataire du message, et l'émitrice se nomme Cléo. C'est elle que j'ai approché en premier lieu.
Ils se sont donnés rendez-vous aux marais, à la première lune du mois de juin. Ils seront seuls, et je compte bien en profiter. Je les mettrai à genoux, et je capturerai Solin. Rien ne saura m'en empêcher, j'en fais une affaire personnelle.

Pas question de mettre les autorités locales dans la boucle, mais il ne me sembla pas utile de le préciser.

- Tu peux te joindre à moi si tu le souhaites.

Et voilà... le cyanure.

Devant la réserve de Wakiza, Delsin n’émet aucun commentaire. Le Larvibule, depuis qu’il se trouve sous sa tutelle, ne s’est jamais montré particulièrement sociable envers autrui, préférant de ce fait tourner autour son nouveau dresseur. Ce qu’il a bien pu faire pour s’attirer l’affection particulière de l’insecte, l’Érudit n’en demeure pas certain, bien qu’il entretienne une foule de théories à ce sujet. Est-ce donc leur compatibilité au niveau du type qui les rassemble ? Ou encore son caractère calme voire même doux en compagnie de ses Pokémon ? Au final, le garçon se fiche pas mal des raisons. Il s’est lui-même entiché de la créature qui malgré ses faiblesses possède aussi son lot de forces. Déjà, Wakiza parvient à le suivre dans instants d’étude frénétiques et même de le rappeler à l’ordre d’une manière telle que le scientifique trop passionné parvient à accepter. Depuis qu’il est dans sa vie, Delsin estime qu’il prend bien mieux soin de lui-même. De ce fait, cette pause pour discuter lui paraît tout à fait opportune car à cette heure il n’a pas encore pris le temps de manger. Il attrape son sac, où est posé négligemment l’œuf remis par sa mère ainsi qu’un saucisson et un fromage qu’il lui ferait plaisir de partager avec le midoyen.

À cette heure le salon est effectivement vide et Delsin s’installe sur un des cousins en s’étirant longuement, comme dans l’espoir de remettre toutes ses vertèbres en place après s’être tenu dans sa toile si longtemps. Il offre sa part de nourriture à Teion et accepte volontiers quelques morceaux du fruit proposé. Kwanita l’a accompagné, ainsi Delsin lui donne quelques tranches de baie que le fantôme hume avant de s’éloigner. De son souvenir, le garçon ne l’a jamais vu manger quoi que ce soit, mais il continue à tester pour voir si un jour ce sera le cas. J’imagine que lorsqu’on est déjà mort, ce n’est pas exactement nécessaire. Teion débute aussitôt et l’Érudit hoche la tête. Lui-même n’aime pas particulièrement les mondanités ainsi cet arrangement lui plaît bien. Puis il est impatient de découvrir ce que l’autre a appris dans ses petites recherches personnelles. Ainsi, Teion a pris contact avec les Hurleurs sans grand succès. Delsin ne peut s’empêcher de s’inquiéter malgré lui; après avoir vu ce groupe s’attaquer à Téméon et Horizon, il connaît pertinemment les conséquences qui peuvent en découler si on s’approche un peu trop de ces bandits.

Teion a joué à un jeu dangereux. Delsin ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il a fait pour mériter une telle prise de risque chez son allié dans cette histoire. Le garde-forestier possède sûrement ses propres raisons après tout. Il hoche la tête pour signifier qu’il a bien compris que l’autre ne s’en est pas pris au messager, cela l’aurait cependant étonné de la part de Teion, même s’ils se connaissent somme toute très peu. Ce qui vient alors l’intéresse davantage. Enfin. Enfin un nom émerge et le jeune homme peut sentir tout son corps se crisper. Ses poings se serrent et se desserrent de manière presque convulsive. Delsin ne sait pas qui il est, cet homme du nom de Solin, pourtant il se l’imagine. Surtout, il s’imagine le tuer.

«Bien sûr que je me joindrai à toi. Tu dois savoir, Teion, certaines choses avant. La première est que je n’ai absolument aucun talent pour le combat. Ce n’est pas fausse modestie, en plus d’être menu et maigre, je n’ai jamais pratiqué un tel art. Je sais tirer, mais j’ai l’habitude de le faire dans un contexte de chasse. Aussi, une fois Solin à mes pieds…»

Delsin lève les yeux vers Teion. Il ne pourrait être plus sérieux.

«Je vais le tuer. Je n’ai aucun intérêt pour la justice. Je veux la vengeance. Il ne m’apparaissait pas honnête de te le cacher, surtout si nous devons nous aventurer là ensemble.»

Le garçon doux et tranquille que Teion a jusqu’alors connu s’est transformé en une ombre aux sombres desseins, consumée par sa douleur. Un homme à la croisée des chemins, qui sans le savoir se complaît à suivre ce chemin dont on ne revient jamais, celui du meurtre. Il y a tout de même, au cœur de ses prunelles, cet enfant au cœur tendre. Delsin, s’il réalise son objectif, le tuera lui aussi, cette part de lui.

L'appel du saucisson fut trop grand, et j'y succombai avec appétit en écoutant Delsin m'avouer son sinistre enthousiasme... et son incompétence. Qu'à cela ne tienne! Je ne comptais pas sur lui pour m'aider à coincer Solin, mais seulement pour clore le chapitre.

Toutefois, en l'entendant évoquer la façon dont il souhaitait le faire, mon sang ne fit qu'un tour. Quelque part je m'attendais à le voir prendre cette position et s'orienter sur le chemin tortueux de la vengeance, mais l'entendre le formuler de façon aussi crue était un peu plus délicat.

- Et j'apprécie cette honnêteté, Delsin. Quant au sujet de la vengeance, nous l'avons déjà abordé chez Trixie... tu connais ma position là-dessus.

Il était tard, et même s'il s'était passé des semaines voire des mois depuis cet échange, je n'avais aucune envie de me répéter. Je me coupai des petits dés de fromages que j'emportais avec moi en allant me promener près de la fenêtre.

- Il se trouve que je suis très mal placé pour te conseiller sur le sujet, et cela tombe bien car ce n'est pas mon rôle. Pour le coup, la justice ne m'intéresse pas davantage que ta vengeance. J'ai simplement à cœur de finir ce qui a été commencé. Que je le veuille ou non, les Hurleurs font partie de la forêt et son écosystème. Si je dois apprendre à vivre avec eux, j'aime autant savoir à qui j'ai vraiment affaire.

En tournant la tête vers lui, j'aperçus le Polichombr qui rôdait dans le même espace que nos sombres desseins. Je m'en sentis un peu coupable.

- Mais ne te méprends pas. Solin a été identifié comme le détenteur du poignard, pas comme un assassin, et encore moins comme celui de ton père. Aussi, si lui ôter la vie fait partie intégrante de ton projet, je ne te laisserai pas le faire avant de lui avoir arraché les réponses qui m'intéressent. Ensuite seulement son sort t'appartiendra.

Je jouais la temporisation, mais bien qu'il restât encore une grande part d'ombre sur cette histoire, j'avais ma petite idée sur la question. Si Solin n'était pas l'assassin, il y avait de fortes chances pour qu'il ait une forte connexion avec lui, ou elle le cas échéant. Auquel cas remonter cette connexion aurait pu nous emmener bien loin dans les dangereuses profondeurs du réseau des Hurleurs... Mais au point où nous en étions, ne pas en avoir le cœur net eût été un effroyable gâchis.

Delsin ne pourrait jamais oublier leur conversation à l’auberge de Trixie. Même s’il le désirait. Il lui semble, encore aujourd’hui, que Teion tombe toujours à point lorsqu’il se laisse bercer par des idées trop sombres l’entraînant sur des chemins peu reluisants. L’Érudit ne croit qu’au hasard, son esprit est celui des faits et non des croyances. Ainsi il ne prête aucune signification particulière à l’apparition tombant toujours à point du garde-forestier, du moins pas consciemment. Dans les parts plus inavouées de lui-même, il apprécie ce jeune homme à la chevelure verte, son implication dans ce projet qui les rassemble. Et ses mots lui rappellent effectivement ceux échangés à Mido. La mise en garde du son accolyte d’infortune. Se perdre ? Pourquoi l’affirment-ils tous ? Aux yeux du noiraud, il s’agit d’une simple (et très naïve) équation mathématique : s’il supprime l’assassin de son père, nécessairement il supprimera d’un même temps sa propre douleur, son amertume, sa colère. Il ne peut en être autrement, non ? Évidemment, qu’il a entendu, évidemment qu’il s’inquiète un peu. Sauf que Delsin se convainc depuis si longtemps qu’il s’agit de la seule issue à sa problématique, que d’autres avenues lui semblent simplement pas envisageables. Il se mure dans un silence, laissant l’autre évoquer son plan. Il hoche la tête avec une certaine docilité, non sans un soupir.

«Je pense que j’ai besoin que ce soit lui. J’ai besoin d’y mettre fin, à toute cette colère qui me ronge depuis dix ans. Sauf que tu as raison, je ne veux pas tuer un homme innocent, si tel doit être le cas. J’ai de la difficulté à en parler calmement, alors le moment venu… Je peine à avoir confiance en mes moyens. Je peux me montrer très colérique, ce n’est pas quelque chose dont je suis fier. J’ai peur de perdre mes moyens.»

Il se souvient aussi des mises en garde de sa mère, quelques jours plus tôt. Il serre contre lui son sac, contenant cet Œuf, qui se met à briller depuis l’intérieur. Pendant un instant, cette lumière projette contre ses traits une lueur bien plus douce, empreinte de doute mais aussi d’espoir.

«Ma mère m’a parlé d’un renouveau. C’est ce qu’elle espérait pour moi en m’offrant cet Œuf, que cela m’inspire à faire de même. Tu parles d’écosystème et d’équilibre… je ne suis guère doué en émotions, mais il me semble pouvoir faire un parallèle avec ces notions. Mon propre équilibre a été compromis il y a longtemps et comme beaucoup d’espèces j’ai développé des stratégies compensatoires. Or, je doute qu’elles ne soient très adaptées. C’est peut-être pour cette raison que j’ai envie d’aller jusqu’au bout. Vos mises en garde à ma mère et toi ne me laissent toutefois pas indifférent. Pas du tout même.»

Il soupire en dévoilant l’œuf, dont il observe la coquille un instant, contemplatif, perdu dans ses propres pensées.

«Pour cette soirée, je serai sous tes commandes. Je pense qu’il est mieux ainsi, je n’ai jamais été un leader en soi. J’éviterai probablement ainsi de perdre pied. Je ne te demande pas de t’occuper de moi, Teion, je n’ai aucune intention d’être un poids. Je crois toutefois qu’il est mieux de laisser le leadership de cette entreprise entre tes mains.»

Delsin, plus qu’un autre, n’a jamais rechigné à admettre ses faiblesses ou même remettre les décisions entre les mains de plus compétent que lui. Il se plaît bien à suivre plutôt qu’être suivi à vrai dire. Il espère simplement qu’à la lumière de tout ce qu’il vient de dire, que Teion ne changera pas d’avis, car le garçon a besoin, un besoin fondamental, de savoir ce qui s’est passé.

Plus que la surcharge de colère, c'était la manière de la gérer qui semblait défectueuse chez ce garçon. En l'accueillant sainement, il aurait peut-être été capable de se positionner différemment; or j'avais face à moi un Delsin dégoulinant d'aigreur sous un masque de nostaglie, qui n'attendait que de pouvoir refermer ses crocs sur l'assassin de son père, et qui paradoxalement ne semblait pas avoir les épaules pour assumer le projet. Il suffisait de voir la manière dont il avouait vouloir m'en laisser les commandes.

De la même manière que je n'étais pas la personne à consulter pour les questions de vengeance, je n'étais pas non plus une référence en terme de gestion de la colère. J'aurais donc été bien incapable de le sermonner sur le sujet... mais cela ne m'empêcha pas de ressentir un léger malaise en l'écoutant évoquer la sagesse de sa mère. L'idée d'avoir un boulet avec moi le soir de la nouvelle lune de juin ne m'apeurait pas franchement, mais il semblait que Delsin était quelqu'un d'influencable, et cela ne me plaisait pas. J'avais envie de le secouer. Hélas, c'eût été contre-productif.

Je me contentai donc de finir mon fromage et mes copeaux de baie, en observant son œuf d'un œil distrait.

- Les dieux ont aussi posé un oeuf sur ma route... du moins c'est ainsi que j'ai l'habitude de le présenter. Il est facile d'y voir des signes annonciateurs de renouveau et de faire des liens avec nos propres destins, mais quelque part je pense qu'il est important de ne pas trop accorder de valeur symbolique à ces choses-la. Ce n'est jamais qu'une forme de vie un peu plus spectaculaire que les autres, et accessoirement plus fréquente au printemps.

Corvus aurait pu en dire autant.

- Ton parallèle avec l'écosystème me parle: tu as l'air conscient de tes propres limites et je pense que c'est une bonne chose. Mais ne laisse pas des images métaphoriques décider à ta place. Positionne-toi, et assume. C'est tout ce que je te demande, sans cela le risque d'échec de l'opération sera élevé. Que j'en sois le commandant ou non n'y changera rien.

Je n'aurais pas eu la justesse d'insister davantage sans être lourd, en supposant que je ne l'étais pas déjà. De plus, nous nous étions dit l'essentiel. Et je tombais de fatigue.

- Merci pour les en-cas. Où est-ce que je peux dormir ici?

J'étais habitué à passer les nuits à la dure, mais pas dans l'humidité du territoire Sakaïen. Il n'y avait plus qu'à prier pour que son Polichombr ne profite pas de mon sommeil pour me léchouiller quoi que ce soit, et surtout qu'il y ait un autre matelas que le sien dans l'établissement.

HRP:

Si les mots de sa mère et de Teion ne le laissent pas indifférent, c’est qu’ils prennent écho en certaines parts encore raisonnées de son esprit. Delsin a l’habitude de se positionner dans le cadre un peu rigide de sa pratique; or la morale lui échappe encore. Pour réfléchir à la morale, il lui faut effectivement s’avancer sur des terrains épineux, peu accessibles pour quelqu’un comme lui. Ici, il ne peut pas se contenter d’observer l’information disponible, d’émettre des hypothèses et de se fier aux faits et au concret. Lui-même s’avoue peu doué en ce domaine, voire même sous-développé. Il a passé tellement de temps, de son existence encore jeune, à se perdre aux mains de la rancœur qu’aujourd’hui il a formé une grande immaturité de ce point de vue. S’il remet son sort entre les mains de Teion, c’est aussi en quelque sorte par lâcheté. Il n’est pas près de s’assumer, pas entièrement du moins, peu importe ce qu’il décidera. Devant les paroles de Teion, un petit sourire, un peu mesquin lui vient.

«C’est ce que je lui ai dit, à ma mère. Enfin, en quelque sorte. Je suis une personne fondamentalement pragmatique, je n’ai pas le temps de trouver signification à ce que je peux vivre, sinon il ferait longtemps que je me serais perdu dans la religion ou je ne sais quoi. À mes yeux il ne s’agit que d’un Œuf.»

Il l’a dit d’un ton sérieux, presque trop. Oui, Delsin est un homme de faits, c’est bien ce qui le porte à souffrir depuis trop longtemps. Ses émotions lui demeurent inaccessibles, tout en poursuivant leur œuvre, celle de le gruger de plus de l’intérieur. Il se passe une main dans le visage en serrant l’œuf contre lui. Il aimerait avoir de la guidance à ce sujet. Surtout, il sait qu’il aimerait en parler à Trixie. Il se convainc, encore une fois par lâcheté, que ce ne serait que la déranger de s’envoler pour Mido pour lui demander conseil. Encore une fois, il retombe dans ses vieilles habitudes.

«Je… Je peux faire ça. Me positionner. Tu as raison, bien sûr, tu as raison.»

Il hoche lentement la tête, envahi d’une pointe d’anxiété qu’il ne se connaît pas habituellement. L’Érudit a toujours avancé en sachant exactement quelle voie l’attendait, car ainsi il le décidait sans trop se poser de questions. Cette fois, ses choix pourraient l’amener sur des voies divergentes. Il sent la pression qu’un tel choix provoque. Sera-t-il prêt le moment venu ? En tout cas, l’œuf semble le croire, puisque dans un jet de lumière, il se fend et dévoile son petit habitant. Un roucoulement parvient à leurs oreilles alors que la créature s’ébroue, faisant onduler son plumage. Delsin l’observe avec grand intérêt, caressant ses plumes avec douceur. Il reporte ensuite son attention sur Teion.

«Tu peux dormir dans mon lit si tu veux te sauver quelques écus, je pourrai dormir dans mes toiles, je l’ai déjà fait. Sinon il y a une auberge assez raisonnable dans la ruelle, au sud de cette aile. Elle est aussi très tranquille, vu que la plupart de ses visiteurs sont des Érudits ou autres chercheurs en pleine étude.»

Delsin se sent distrait, presque distant. Car il sait que de grandes épreuves l’attendent. Il doit s’y préparer, cette fois pour de bon. Le point de non-retour se rapproche indéniablement.