HRP:

Le chemin à travers les cauchemars à rallonge s'était éternisé, mais Charlie avait fini par retrouver la route du réel. Elle mit des heures à s'extirper entièrement de sa torpeur, après avoir dormi des jours entiers. Sauf que pour la première fois depuis des lustres, son repos l'avait réellement restaurée. Et pour cause: cette fois elle avait eu droit à quatre murs, un matelas, un édredon et une paire d'oreillers.

De nombreux éléments inconnus demeuraient. Où était-elle? Qui l'avait recueillie, et à quel endroit? Combien de temps exactement s'était-il passé avant qu'elle ne reprenne connaissance?

Un bref regard par la fenêtre de la chambre lui donna des éléments de réponse, puisqu'elle y distingua la texture de ces roches qu'elle commençait à connaître, et la silhouette des monts abrupts à contre-jour estompa les doutes sur la question.
Quant à celle de son bienfaiteur, elle ne put retenir un sursaut en réalisant qu'elle n'avait pas son armure sur elle. Cela signifiait qu'on la lui avait ôtée. Sans cela son repos eût été plus laborieux, mais elle n'était pas prête à accepter l'idée qu'un homme qu'elle ne connaissait pas ait manipulé son corps sans son autorisation.
A son grand soulagement, ce fut une femme d'âge mûr qui finit par lui rendre visite dans sa chambre:

- Eh bien! Bon retour parmi les vivants, Lady Ronflex.

- Quel jour sommes-nous? Demanda Charlie sans se vexer de cette comparaison maladroite.

- Le 19 avril. Je vous ai trouvée au creux d'un pierrier, vous avez dû faire une sacrée chute! Peu de gens y auraient survécu, Terrakium était avec vous.

- Je suis toujours dans les montagnes de l'Ouest? Où m'avez-vous emmenée?

- A mon refuge. Nous sommes près du col de Shifours, mais les pics de Sakaï ne sont qu'à une demi-journée de randonnée. Si vous vouliez retrouver le continent, vous êtes sur la bonne voie.

Le voulait-elle vraiment? Tout était encore si flou. Après avoir entrepris son demi-tour, elle avait marché sans s'arrêter, suivant son Monorpale sur d'interminables kilomètres... où était-il passé celui-là, d'ailleurs?

- Vous n'auriez pas trouvé un glaive flottant un peu moche avec moi?

- Vous voulez parler de votre compagnon? Il m'a aidé à vous porter, il n'a pas cessé de veiller sur vous.

- Comment ça? Où est-il? S'offusqua-t-elle.

La dame leva alors les sourcils, puis le regard. Charlie l'imita, et ne put retenir un frisson en observant le plafond. Monorpole y était quasiment collé, et la fixait inlassablement avec son unique œil mauve parfaitement à la verticale des siens. Depuis combien de temps, exactement?

- Forcément, soupira-t-elle sans masquer son malaise.

***

Remise de ses émotions, Charlie fut accompagnée dans la salle de vie du refuge où crépitait un feu. Elle y engloutit tout ce que sa sauveuse lui offrit: légumes rôtis, pâtés de lentilles, baies déshydratées et des litres de lait végétal. L'essentiel de ses vivres ayant été détruites le jour de la chute fatale du Draïeul qui les transportait, elle avait dû se nourrir avec les moyens du bord depuis lors, c'est à dire bien peu. La faim l'avait guettée, mais elle touchait à son terme. Le glaive fantomatique regardait la chevalière se goinfrer depuis un coin de la pièce.

La dame du refuge, quant à elle, était préoccupée par le spécimen:

- C'est un sacré Monorpale que vous avez là.

- Je n'en ai pas connu d'autres que lui, mais je ne vois pas ce qu'il a de sacré...

- Habituellement l'étoffe au bout du manche est plutôt azurée. De quelle couleur est la lame?

- Je l'ignore. Je ne l'ai jamais vue hors de son fourreau. Qu'est-ce que ça changerait?

- Si elle est d'une couleur inhabituelle, cela confirmerait qu'il s'agit d'un spécimen rarissime.

- J'en suis déjà convaincue. Je l'ai quasiment vu s'animer pour la première fois de mes propres yeux. Je suppose que peu de gens peuvent s'en vanter.

La vieille dame approuva en silence, avec un étonnement ostensible. Charlie était intriguée, presque vexée qu'elle s'intéresse davantage à la pigmentation du pompon du Monorpale qu'à celle de son armure dorée. Peut-être en avait-elle croisé d'autres dans sa vie? Ou bien sans doute n'en n'avait-elle jamais vu, ni entendu parler des Chevaliers d'Or.

Elle expliqua à Charlie qu'elle n'habitait pas là, qu'elle s'occupait de ce refuge par intermittence avec d'autres volontaires de la région voisine aux pics de Sakaï. L'objectif était de l'entretenir pour offrir un lieu de repli aux voyageurs égarés, ou un dernier moment de répit avant de se lancer à corps perdu dans la montagne pour les fous qui en avaient le projet. Ceux qui en revenaient y étaient évidemment les bienvenus, même s'ils étaient hélas moins nombreux. Charlie ne voulait pas déranger, elle demanda combien de temps elle pouvait rester.

- Le temps qu'il vous faudra! Du moment que vous pouvez rejoindre Ekoe en pleine possession de vos moyens. Vous revenez de loin, ce n'est pas le moment de faire des folies.

Trop tard pour ça, songea Charlie en acquiesçant. Elle était tentée de partir discrètement la nuit prochaine pour se dérober à la gentillesse protectrice de cette dame, dont l'attitude était un peu trop adorable pour être réellement réparatrice. Mais le refuge était agréable, et l'aura qui s'en dégageait lui plaisait. Elle ne voyait pas d'inconvénient à se ressourcer ici quelques jours avant de retourner affronter le monde.

- Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais vous n'avez pas l'air très à l'aise avec cette créature. Elle n'a pourtant l'air de vous vouloir que du bien.

- Ça reste encore à prouver.

- Si son regard vous dérange autant, rien ne vous empêche de le congédier dans sa Captis Ball.

Charlie plissa les yeux et rentra les lèvres.

- Il n'en a pas, c'est ça? Si votre lien est suffisamment fort pour s'en accomoder, pourquoi pas après tout. Mais cela pourrait toujours vous servir! Je vais voir si j'en ai en stock pour vous...

- Attendez! Pas la peine, j'ai ce qu'il faut, répondit-elle la gorge serrée.

En effet, au lendemain du drame le jour du Chaos, les deux sphères qui appartenaient autre fois au cavalier Olrik lui étaient restées sur les bras. La première était celle du pauvre Draïeul qui gisait dans les pierriers, et la seconde celle du Corvaillus qui s'était enfui. Deux liens brisés, deux Captis Ball à nouveau vierges.
Elle alla chercher l'une d'entre elles, la posa sur la table, et dévisagea Monorpale en silence. De fait, le lien entre eux était d'une force évidente: le glaive hanté n'eût qu'à s'approcher de quelques mètres pour que le déclic se fasse, scellant définitivement le lien entre lui et Charlie par l'intermédiaire de la Captis. La dame du refuge félicita cette initiative:

- Voilà une bonne chose de faite! A présent si son oeil s'avère trop pesant, vous n'avez qu'à...

- Non.

- Plaît-il?

- Hors de question de l'enfermer dans quoi que ce soit. S'il veut continuer à me fixer, qu'il me fixe. Je peux encaisser ça, j'ai survécu à pire.

La dame se frotta la nuque, les yeux remplis de points d'interrogation.

- Pourquoi avoir activé le lien, alors?

- J'ai déjà eu la garde d'autres pokémons auparavant, mais n'avais jamais eu l'occasion d'en "captuer". Arceus que cette expression est laide...

- Vous vouliez seulement voir ce que ça faisait?

- Je crois, oui. Pour me préparer à en recruter un autre sur le chemin. Je risque d'avoir besoin d'une monture pour rentrer, je ne pourrai pas faire toute la route à pied.

- Votre destination est si loin que ça?

- Vénovos.

- Ah oui. Pas la porte à côté.

C'était littéralement à l'autre bout du continent. Charlie l'avait traversé par la voie des airs grâce aux anciens compagnons ailés d'Olrik, mais pour le chemin inverse, à ce jour elle ne pouvait compter que sur elle-même.

- Je vous ai dit que vous pouviez rester autant que vous voulez, et je le pense vraiment. Mais si des affaires vous attendent à Kuni, ne traînez pas trop ici non plus...

- Non, vous avez raison. Il me faut des forces. Et puis je ne suis pas spécialement pressée de rentrer.

A Vénovos, c'était une drôle de reprise qui l'attendait. Chez les Chevaliers Dorés on l'imaginait en pleine retraite spirituelle quelque part sur Ekoe, et si elle tardait trop à revenir à la forteresse on ne tarderait pas à la croire morte. Mais aucune perspective n'était moins tendre que celle de retrouver le donjon humide des Solstafir, la curiosité mal placée de la noblesse Kunioise et de sa propre famille, et tout ce qui touchait de près ou de loin à la situation telle qu'elle était avant son départ.

- A la bonne heure. Faites comme chez vous, mon amie. Comment dois-je vous appeler, au fait?

- Charlie. Vous?

- Doline.

- Merci Doline. Pour le lit, les vivres et les conseils.

- Je suis là pour ça.

Elle se retira discrètement, laissant la chevalière et son spectral partenaire en tête-à-manche. Le pire était derrière elle, mais le trajet du retour s'annonçait usant.

- Qu-est-ce qu'on va devenir tous les deux, hein? Lui murmura-t-elle en regardant par la fenêtre, pensive.

Evidemment, pas de réponse.