« Les Os Noirs du Corbeau
Connaissent la Vérité
Vois ! Vois ! Enfant de Sakai
L'Héritage qui dans l’Ombre t'attend »

Ils avaient fini par en savoir un peu plus sur les différents pouvoirs. Loin d’en connaître l’origine, les érudits de la Grande Bibliothèque avaient commencé à répertorier les différentes magies et une partie des pouvoirs qui leurs étaient associés. Si beaucoup de pièces manquaient encore au puzzle, le tableau prenait forme, petit à petit, lentement mais surement. Corvus, lui, fidèle à la devise de sa famille, suivait tout ça de prêt. S’il voulait pouvoir s’en sortir dans le jeu du Destin, mieux valait avoir toutes les cartes en main. Tous ces récents évènements, pourtant, n’empêchaient pas le monde de tourner. Bien que désormais différente, la vie continuait son cours à Ekoe et Enogen ne faisait pas exception à la règle. Même les itinérants continuaient leur va-et-vient d’un royaume à l’autre. Ils s’étaient depuis peu installés sur une grande place à Enogen, ce qui ne manquait pas d’occuper les gardes qui devaient constamment faire la loi pour établir un semblant d’ordre dans la capitale. Parmi eux, une diseuse de bonne aventure raflait toutes les bourses et bien des sakaien se bousculaient pour avoir le privilège d’entrer dans sa misérable tente. Les cohues étaient nombreuses à son entrée et Corvus et Cassius, de passage à cet instant, ne manquèrent pas durant l’une d’elle de venir en aide à leurs infortunés frères d’arme qui peinaient à la tâche. La carrure de Corvus en faisait réfléchir plus d’un, toujours, si bien que la foule fut rapidement dispersée. Leur héroïsme relatif ne passa pas inaperçu et, presque par hasard, en guise de remerciement, les deux guerriers itinérants gardiens de la tente leur autorisa une entrée. Les sakaiens étaient connus pour être friands de prophéties et autre prédictions et cet inespéré présent ne manqua pas de plaire à Cassius. Loin de porter un quelconque intérêt à l’idée de connaître son avenir – Cassius n’était pas de ces gens là – le divertissement que cela lui procurait ne le fit pas hésiter et, lorsqu’il ressortit de là, il ne manqua pas de motiver Corvus à faire de même.

Digne enfant de Sakai, Corvus avait ses propres croyances. Quelque chose en lui croyait singulièrement en l’existence d’une entité plus grande qu’eux, omnisciente et omniprésente. Parfois, cette entité mettait sur leur chemin des indices, des signes, parfois même des évènements destinés à leur montrer la voie à suivre, celle de leur destin. Sans en faire un dogme, Corvus y croyait, profondément. Il croyait aussi en la suprématie de cette entité sur leur vie et en son hégémonie : elle seule avait les cartes en mains, et elle seule décidait de les dévoiler ou non. Aux yeux de Corvus, les voyantes étaient des voleuses, des sorcières, des hérétiques. Si certaines n’étaient ni plus ni moins que des charlatans dont le seul but était de vider les bourses des plus naïfs – celles-là ne méritaient pas même son intérêt – d’autres s’étaient, semblait-il, vu accordées le don de réels pouvoirs et blasphémaient en se permettant de dévoiler ces cartes qui ne leur appartenaient pas. La loyauté de Corvus le poussait à leur vouer une certaine animosité, car s’il reconnaissait la souveraineté de cette chose qui les dépassait tous, les voyantes n’avaient pas cette félicité. Corvus goûtait donc peu à l’idée d’entrer dans cette tente, mais Cassius le connaissait bien. Il connaissait toute l’étendue de sa fierté ainsi que son adversité et quelques mots bien placés suffirent à le faire entrer. Le grand, puissant et courageux Corvus de la noble et très illustre lignée d’Eddar, apeuré à l’idée de connaître son destin ? Il ne lui en avait pas fallu davantage. Et il était entré, davantage pour prouver qu’il n’avait pas peur – et aussi un peu pour avoir la paix, car il savait que Cassius ne lâcherait rien – que par réel intérêt.

En entrant dans la tente, un sentiment d’oppression s’était emparé de lui. L’endroit était exigu et le plafond bas l’obligeait à évoluer l’échine courbée. Partout pendaient, çà et là, des restes de pokémons plus ou moins équivoques. Une plume d’Hélédelle, une lame de Kabutops, des os pendus, entremêlés qui, lorsqu’ils bougeaient, s’entrechoquaient les uns contre les autres.

« — Angela t’attendait, Corvus de la maison d’Eddar » déclara une voix en le voyant entrer.

Le regard de Corvus se tourna vers une petite table circulaire qui se trouvait au milieu de la tente. Derrière elle se tenait, assise, une femme étrange, exactement comme Corvus se l’était imaginé. Elle portait sur sa tête un voile noir qui, à l’instar de la dentelle, était parsemé de trous. Le sakaien ne voyait pas vraiment son visage, à l’exception de ses yeux aveugles qui, malgré tout, semblaient savoir exactement où il se trouvait. Une grande cape sombre l’enveloppait, mais quelque chose d’autre attira l’attention de Corvus. Droit et silencieux se tenait derrière elle un Xatu, qui regardait fixement devant lui, sans ciller. Sa couleur différait des teintes habituelles et seul le battement lent et régulier de ses paupières était en mesure de certifier qu’il était vivant.

« — Assieds-toi » l’invita la femme en désignant la place de l’autre côté de la table.

Corvus hésita. Un attrape-rêve pendait au-dessus de la table. Allait-il vraiment s’abaisser à cela ? Cassius l’avait forcé à entrer là-dedans et maintenant qu’il y était, il sentait quelque chose le retenir ici malgré lui, le captiver … la curiosité peut-être ? Etrange, ce qu’un simple pas pouvait engendrer. La voyante connaissait son nom, mais cela n’impressionna pas le jeune homme. L’illusion était son métier et il lui faisait confiance pour avoir grappiller l’information d’une manière ou d’une autre. Une aura sombre l’entourait, à mi-chemin entre le bleu et le violet … la magie des fantômes bien sûr, comment aurait-il pu en être autrement ? Les yeux du sakaien se posèrent sur un paquet de cartes gisant sur la table. Etait-ce aussi simple que cela ? Un paquet de cartes et quelques suppositions ?

« — Les cartes ne sont pas pour toi, fils d’Eddar » déclara la voyante. Elle était aveugle, pourtant elle voyait Corvus fixer la table. D’un signe de main, elle l’invita de nouveau à s’assoir « Les cartes ont permis à ton instructeur d’y voir plus clair, mais pour ce qui t’attend, elles ne seront d’aucune aide. Angela a autre chose pour toi, enfant de la Maison du Corbeau » affirma-t-elle.

Corvus finit par s’assoir, croisant les jambes en tailleur. Est-ce qu’il était vraiment en train de faire ça ? Quelque chose au fond de lui n’arrivait pas à y croire. La voyante fouilla dans l’un de ses sacs et en sortit une petite bourse en cuir brun tanné par le temps. Corvus entendit les objets qu’elle contenait s’entrechoquer légèrement, creux. Avec une lenteur presque indécente, elle renversa le contenu sur la table. Malgré leur couleur noir atypique, Corvus reconnu ce que c’était : des os, vraisemblablement des phalanges. Le sakaien en avait déjà entendu parler et c’était une coutume plutôt courante chez ce genre de femmes. Cependant, la taille des os l’interpella … certains dépassaient largement la taille de ses doigts et paraissaient lourds, bien que creux. Ils auraient pu appartenir à Skadia que cela ne l’aurait pas étonné.

« — Des os de Corvaillus » déclara la voyante.

Corvus eut un mouvement de recul. Est-ce qu’elle se fichait de lui ? Derrière elle, le Xatu sembla se redresser. Elle allait lui lire son avenir dans des os de poulets et allait lui faire croire que c’était ceux de Corvaillus ? Vraiment ? Corvus fronça les sourcils, se leva … c’était ridicule, humiliant. Si le sakaien n’avait pas eu tant de retenue, il lui aurait coupé la langue pour avoir tenté de lui mentir. Corvus ne croyait pas en ses mensonges, et quand bien même l’aurait-il fait, la voir lui lire son avenir dans les os du Grand Corbeau était trop gros, trop prévisible. Corvus était un corbeau, pas un pigeon. La voix d’Angela, pourtant, le fit se figer tandis qu’il s’éloignait.

« — Reste » lui intima la jeune femme « Angela ne ment pas. Le Grand Corbeau vit et meurt comme tous les autres » affirma-t-elle « Ne renonce pas. Angela a vu ce qui t’attend. Elle vu la Louve agoniser. Elle a vu la Glace et le Feu, la Montagne, le Conflit. Elle a vu le Croc du Corbeau se briser. Ne renonce pas » répéta-t-elle.

Telle une force au fond de lui, un sentiment étrange le retenait. Corvus se retourna, fixa de nouveau la voyante. Ce qu’elle disait n’avait aucun sens, pourtant ses mots résonnaient en lui comme un lointain écho. Elle ne mentait pas et, bien malgré lui, il le savait. Sans un mot, Corvus retourna s’assoir. Il observa Angela poser ses mains sur les ossements, effleurer leur surface. Elle prit une inspiration plus profonde que les autres et derrière elle, le Xatu ferma les yeux, leva la tête vers le ciel, déploya ses ailes. Jouait-il un rôle dans tout cela ? Corvus n’en savait rien. Le jeune homme s’apprêtait à toucher lui aussi les ossements, lorsque la voix d’Angela l’interrompit.

« — N’oublie pas : ton futur est le passé pour d’autres » déclara-t-elle.

Finalement, Corvus rompit les quelques centimètres qui séparaient ses doigts des ossements. Lorsqu’il les effleura enfin, un sentiment étrange le traversa. Son corps demeura devant la table, mais une vision s’empara de lui. Ses yeux se fermèrent, et son cœur s’emballa.


La vision se dissipa, laissa place à une autre.


Le lion disparu.


Une voix s’éleva. Corvus la reconnue.


Puis, un cri strident déchira les visions, plus puissant encore que tous ceux qu’il avait pu entendre jusqu’à présent. Intense, lugubre, étranglé, agonisant. En réponse à ce cri, Corvus s’entendit hurler. Il reconnaissait sa voix, savait que c’était la sienne, et son cœur en vibra.

Lorsqu’il rouvrit finalement les yeux, Corvus haletait et sentait des gouttes de sueurs perler sur son visage. Le jeune homme recula vivement sa main, l’éloignant le plus possible des ossements … mais une douleur fulgurante lui traversait une partie du visage, traçant un trait jusqu’à son torse. De ses doigts, il effleura sa joue droite, là où la douleur lui semblait la plus vive … est-ce qu’il saignait ? Non, il n’y avait rien. Bientôt, il sentit la douleur s’évaporer à mesure que les visions s’effaçaient dans son esprit. Dans sa poitrine, son cœur battait comme jamais. Allait-il exploser ? Presque hésitant, Corvus leva les yeux vers la sorcière. Son regard vide le fixait. Un silence les environna tandis que le sakaien tentait de reprendre ses esprits … que s’était-il passé ? Les yeux de Corvus croisèrent finalement ceux de la voyante, et elle eut un sourire.

« — Nul n’échappe à son Destin. Pas même le Grand Corbeau » affirma-t-elle.

Corvus était hagard. Il sentait sa tête tourner comme s’il venait de prendre un coup. Rester ici plus longtemps était de la folie : il en avait assez vu, assez entendu. Le Xatu avait rouvert les yeux et ses ailes désormais rabattues, il observait le jeune homme. Avait-il vu lui aussi ? Sans un mot, le sakaien se leva. Sa tête percuta l’attrape-rêve, qui se balança un instant dans le vide. Angela se précipita pour l’attraper et le détacha, l’observa un instant tandis que Corvus s’éloignait. La voix de la voyante s’éleva une nouvelle fois, une dernière fois.

« — Laisse Angela t’offrir une dernière pièce du puzzle, enfant de Sakai » déclara-t-elle tandis qu’il s’apprêtait à quitter la tente « Tu seras trahi par trois fois, et sauvé par trois fois. Le Grand Corbeau reviendra pour toi, mais sa maison s’éteindra sous ta garde. Quand tout te paraîtra vain, rappelle-toi que sous la cendre gît le feu » annonça-t-elle mystérieusement.

Corvus s’arrêta pour l’écouter, mais il ne se retourna pas. Il se sentait nauséeux et même après avoir quitté la tente, le jeune homme percevait encore les regards d’Angela et de son Xatu sur lui, comme s’ils s’étendaient bien au-delà de la distance physique. Corvus entendit Cassius lui parler mais il ne l’écouta pas … l’ultime prophétie de la voyante lui avait laissé un goût amer et ses visions, loin de lui venir en aide, avaient semé le trouble dans son esprit. Comment les comprendre ? Avaient-elles un sens ? Pouvait-il les éviter ? Corvus ne voulait pas y croire et tentait de se convaincre que la voyante lui avait joué un tour, pourtant ses paroles et ses visions tournaient encore et encore dans sa tête, s’entassaient, l’obsédaient … et si, finalement, tout cela s’avérait être vrai ? Et si, finalement, tout cela arrivait ?