Mes soldats sont toujours nerveux lorsqu’une menace se fait sentir à mon endroit, aussi diffuse soit-elle. L’arrivée de deux créatives, avec une attitude un peu particulière sans toutefois être agressive, suffit largement à les rendre d’autant plus sur leurs gardes. Un Scalproie et un Galekid font irruption dans la grotte, visiblement mécontents de notre présence en ce lieu. Je leur offre un regard désintéressé pour offrir à mon patient tout l’attention nécessaire : de toute manière ils n’ont pas exactement tort d’affirmer que nous nous trouvons sur leur domaine. Ils devront simplement apprendre à partager pour le temps d’une nuit. Je surveille tout de même la scène d’un œil prudent. En d’autres circonstances, j’aurais fait appel à Lusaline pour calmer le jeu, sa présence rassurante aurait tôt fait d’avoir raison des méfiances de part et d’autre. Aucun autre de mes alliés ne pourrait parvenir à un résultat semblable malheureusement. Ainsi je devrai intervenir si les choses doivent s’envenimer. Mes soldats sont bien assez grands pour prendre une décision éclairée seuls, surtout après mon avertissement. Celui d’entre eux visé par les deux bêtes décide d’ailleurs de jouer prudemment, se penchant à leur hauteur en rangeant son arme. Il espère probablement leur montrer qu’ils n’ont rien à craindre de notre présence ici. En fouillant dans son sac, il récupère quelques baies qu’il offre aux Pokémon.

«Certainement pas. Je ne me sens pas redevable de toute manière, pas de cette façon. Je suis de celles qui croient simplement en la bonté de actes, même ceux commis sous la contrainte. Beaucoup jugent mon approche naïve; j’ai simplement choisi de voir ce qu’il y a de mieux chez les autres. Vous semblez avoir une vision différente, ce n’est pas grave. Je ne serais pas à cela de près. Les humains ont ce fardeau de réfléchir et avec lui amène de nombreuses disparités.»

Voilà que je me montre évasive, voire mystérieuse. Je ne sais encore rien du jeune homme me faisant face, mais j’ai perçu une sorte d’amertume face à ce combat avec le Dracaufeu. S’il ressent cette émotion, alors mes remerciements n’iront qu’attiser le poids de ses remords. Mon regard s’égare contre le Salamèche. Grandir auprès du meurtrier de son père doit être particulier. Sauf que sans l’intervention de Beowulf, le petit ne serait jamais parvenu à maturité, surtout pas dans les contrées sauvages des escarpements du canyon d’où il provient. Rien n’est si simple dans la vie, et pour me rassurer j’ai choisi effectivement d’interpréter les événements parfois difficiles de ma vie en y donnant un sens optimiste.

«Vous n’avez pas à vous presser, dans tout les cas, monsieur. Lusaline pourra vous traiter demain matin, ce qui devrait accélérer le processus de guérison. Ici vous êtes mon invité, vous êtes à couvert, vous aurez accès à tout ce que vous désirez. Vous n’avez qu’à demander. Je comprends que vous êtes un loup solitaire néanmoins. Je peux vous laisser tranquille si vous le désirez, je n’ai pas l’intention de vous importuner.»

Malgré tout, je n’esquisse pas un geste pour partir. Ce garçon me rend curieuse, il y a beaucoup de choses que j’aimerais comprendre à son sujet. D’autres auraient pu se décourager, or je ne suis pas comme la majorité des gens.

«Vous me semblez être très motivé à l’idée d’honorer la nature. Ou de la protéger ? J’avoue ne pas vous comprendre totalement, Beowulf, cela me rend particulièrement curieuse. Il est des choses que vous pouvez garder pour vous si vous le désirez; mais ne m’en voulez pas trop de vous questionner, c’est plus fort que moi je le crains.»

Je lui offre un sourire amène. Bon nombre de ceux qui tentent coûte que coûte de préserver la nature oublient souvent que les autres humains en font aussi partie.

Je ne peux prétendre comprendre un homme tel que Beowulf. Je peux sentir à quel point nous sommes différents, ce qui ne m’empêche bien entendu pas de converser et de m’intéresser. C’est bien un des aspects qui me plus de mon travail, qui me motive : rencontrer des gens et découvrir de nouvelles choses. Je ne suis pas quelqu’un qui aime se perdre dans les habitudes, au contraire. J’aime être mise au défi, me placer en position de déséquilibre, me troubler. Dans mon enfance, j’ai vu toutes sortes de gens passer à Orion, des gens de tous les horizons. La même curiosité qu’autrefois m’anime. Contrairement à mon interlocuteur, je n’ai pas du tout perdu foi en l’humanité, au contraire. Je conserve un amour profond pour autrui et un désir d’aider, même ceux qui pourraient avoir de sombres desseins. Mon parcours m’a forgée pour concrétiser ce désir de tendre la main. Je me demande ce que ce jeune homme a pu vivre par le passé pour devenir aussi amer, néanmoins ce n’est pas tellement ma place de le questionner à ce sujet, déjà qu’il se trouve accaparé de ma présence depuis tout à l’heure. Je me doute toutefois d’une forme de souffrance, dissimulée dans son discours. On ne se coupe pas du monde ainsi sans la sensation que celui-ci nous a totalement abandonné.

«C’est dommage, il y a pourtant autant de nuances chez l’humain qu’en nature. Rien n’est simple avec les humains. En ce sens, nous ne sommes pas bien différents, des protecteurs. Mais ce sont mes congénères que j’ai décidé de défendre, bien qu’à l’occasion de tente aussi de le faire avec la nature. Je n’ai cependant pas souvent l’opportunité de le faire. Certains apprécient me garder dans une cage dorée, je le crains.»

Mon regard, un instant, glisse jusqu’à Idriss. Lui-même fait partie du problème, tentant d’encager cet esprit libre qui me caractérise, toujours un peu indomptable. Je reporte ensuite mon attention sur Boewulf, qui avoue ne pas être si loquace en d’autres circonstances. Il semblerait que je sois à l’origine de cette curiosité, ce qui ne manque pas de me faire sourire. Quelque chose de spécial en moi ? Je ne saurais dire. Je me suis toujours considérée avec énormément d’humilité, peut-être même trop. Je me contente donc d’hausser les épaules avec une certaine nonchalance, un sourire amusé sur les lèvres. Loin de moi l’idée de jouer les mystérieuses. Néanmoins, il y a quelque chose de rafraîchissant dans l’anonymat.

«Une petite fille d’Orion qui n’a jamais véritablement grandi, une à qui son père a appris à toujours traiter les autres avec bonté, même s’il y a des jours où appliquer ce principe peut s’avérer plus ardu.»

Cette réponse est évasive, peut-être trop au goût du blessé. Mon attention se reporte un instant sur les deux Pokémon, particulièrement la Galekid qui renifle en notre direction. Le regard de la créature s’est posé sur Beowulf.

«De fil en aiguille, cette petite fille d’Orion est devenue chef de nation. Ce titre, néanmoins, ne me définit en rien. Au plus profond de moi, je suis encore cette gamine un peu naïve au grand coeur.»

J’hausse les épaules. Cela lui suffira-t-il ? Changera-t-il la perception qu’il peut avoir de moi ? Ce titre, il est mon obstacle à la normalité, et soudain je deviens grave en soutenant son regard perçant, celui d’un chasseur concentré. Je soupire en passant une main dans mes cheveux. Je ne suis pas Chef. Je suis femme, guerrière, je suis passions, désirs, peines et rêves. Rien d’autre n’importe.

«Vous avez capté l’attention de cette Galekid, d’ailleurs, semble-t-il.» je fais avec nonchalance, peut-être un peu pour quitter le sujet de moi.

Je ne peux réprimer mon amusement devant la réalisation soudaine du jeune homme quant aux intentions de la petite créature à ses côtés. À Ran, Galekid est un Pokémon connu par plusieurs comme étant une nuisance au vu de sa tendance à consommer le métal, et ce en grande quantité. Il a fallu beaucoup de temps avant que les habitants du canyon ne trouvent un terrain d’entente avec ses créatures amatrices de fer. À présent, Galekid se fait très utile dans les mines pour débarrasser les rebuts, ou même dans certaines forges. Il implique simplement de bien les dresser, sans quoi ils pourraient manger un peu de la marchandise. Mon père, en fier orfèvre, avait horreur de ces bêtes depuis qu’une d’entre elle a avalé tout cru une de ses créations. Il ne m’a jamais transmis son mépris pour elles, bien que malgré moi je préfère conserver mes distances. Heureusement, Beowulf semble doté d’une autorité naturelle qui aussitôt canalise les élans gourmands de la curieuse. Je ne peux empêcher un petit rire de m’échapper devant cette scène, somme toute assez loufoque. De toute évidence, ce jeune homme n’est pas d’ici. Il apprend, à ses dépends peut-être un peu, la nature véritable des choses qui peuplent Ran. J’imagine que l’intrusion de Galekid doit être bien plus gérable que la fureur d’un Dracaufeu.

Ce qu’il dit ensuite me fait sourire, un peu plus par gêne que par véritable plaisir. Je suis un mauvais juge de moi-même, ainsi j’ai du mal à accepter les compliments d’autrui. Néanmoins, ces mots me touchent; j’ai le sentiment qu’il n’est guère le genre de personne à en distribuer aisément et pas sans le penser profondément. Qu’est-ce qui dans nos échanges lui ont permis de se forger cette idée de moi ? Je ne saurais dire. Si selon moi ses idées sont un peu faussées quant aux autres chefs (n’aurait-il pas entretenu le même discours à mon sujet sans me connaître après tout ?), je dois reconnaître que je fais tache parmi les autres meneurs d’Ekoe. Ce qu’il dit ensuite m’éloigne de la politique, et ma plonge dans la perplexité. «Ne changez pas». Quelque part, j’ai la certitude qu’il ne parlait pas seulement de ma manière de gérer. Qu’il s’adresse plutôt à cette enfant d’Orion, qu’il m’a vue, véritablement. Je redresse les yeux vers lui, un peu trop confuse pour rétorquer. De toute manière le voilà déjà en train de se redresser et d’annoncer son départ. Si l’idée de le laisser partir au vu de l’étendue de ses blessures m’indispose, j’ai la certitude que je ne parviendrai pas pour autant à le faire changer d’avis. De toute manière, il est responsable de son propre sort et probablement le meilleur juge de ses actions. Ainsi je n’ose pas protester, encore habitée par ses mots.

À sa question au sujet de la Galekid, tous demeurent silencieux, témoignage de notre opinion à ce sujet. De toute manière, la créature choisit bien sa destinée et son dévolu s’est porté sur le blond. Ses compagnons se redressent pour l’accompagner, ce qui me fait sourire. Voilà une bien drôle de petite famille, mais en même temps il n’y avait rien de singulier chez ce personnage. Il récupère son arme sous l’œil prudent d’Idriss avant de se diriger vers l’ouverture de la grotte, où personne ne l’arrête. Je me contente d’hocher la tête devant ses remerciements, et souris une énième fois, cette fois de manière plus pâle, alors qu’il utilise ce vieux surnom pour me désigner.

«Peut-être bien, Loup des Abeilles. Bonne route.»

Peu importe où ses pas le mèneront, après tout.