«Décorum ! Décorum je vous en prie !»

Un claquement de porte opportun, marquant mon entrée, semble donner du pouvoir à la voix de cet homme qui s’adresse à la foule. L’auberge est pleine à craquer; il y a ici des cris, des vociférations et une grande fébrilité. Sans être préalablement au courant de la situation qui a causé ce rassemblement d’à peu près tout ce petit village côtier, j’aurais probablement fait demi-tour. Tout ce bruit et cette proximité m’angoissent, si bien que j’ai dû m’absenter quelques minutes pour prendre un bain d’air frais. Je rejoins ma tablée en hypervigilance, tentant désespérément d’éviter tout contact physique inopportun avec une autre personne. Une mission difficile voire impossible : mon ventre est bien rond désormais et déforme ma silhouette de manière à ce qu’on ne peut ne pas le remarquer désormais. Je m’assois avec un soupir de soulagement. L’assemblée semble finalement se calmer pour écouter l’homme chez qui il se dégage un certain leadership. Un chef de village peut-être ? Dans tous les cas, les gens se taisent finalement pour entendre ses mots, qui font l’effet d’une claque.

«Brave gens du village, nous vous avons rassemblés ici car l’heure est sombre. L’un d’entre nous manque à l’appel et avec cette tempête de neige qui a effacé toute trace, nous avons peu de chances de le retrouver.»

Une femme se tient près de lui, face à la foule. Son visage a été ravagé par le passage évident de larmes : un teint pâle, des yeux rougis et boursoufflés et des rides d’autant plus creusées. Mon cœur se serre de la voir, car je sais ce qu’il fait de perdre un enfant. Je connais sa douleur. Je n’ai pas l’habitude de me sentir empathique ou même concernée. Mais cette fois, je ne pouvais m’imaginer être autre part qu’ici. Je suis arrivée dans ce petit village il y a deux jours. Je reviens d’un rapide voyage à Sakai pour visiter mes cousines (à qui j’ai promis des visites plus fréquentes). La route a été bonne jusqu’ici, où nous (mon escorte mercenaire et moi-même) avons été immobilisés par une tempête de neige. Comme le village est agréable et l’auberge confortable, je n’ai pas trop rechigné à l’idée de ralentir ma rentrée à la maison. Cet après-midi, j’ai vu cette femme entrer dans l’auberge, questionner chaque personne, chercher les moindres recoins.

«Mais j’ai confiance. Le petit Paco manque à l’appel et je sais qu’avec le volontariat de certains d’entre vous, il pourra être retrouvé. Il est parti ce matin jouer du côté des plaines, mais il n’est jamais rentré. J’ai besoin de volontaires pour partir à sa recherche.»

Je suis la première à me lever.

«Moi. Je vais chercher Paco.»

J’entends des murmures de désapprobation à ma suite : certainement que plusieurs ne sont pas d’accord à ce que je prenne ce mandat vu ma grossesse bien avancée. Mais je ne crains pas le froid. Je suis équipée des meilleurs manteaux que l’écu peut acheter. Et surtout, j’ai Danaé. La Riolu possède un flair aiguisé et une sensibilité naturelle aux auras. Si quelqu’un peut retrouver le petit dans ces conditions, c’est elle. Avant même que d’autres puissent protester ou se porter volontaires à leur tour, je me faufile à nouveau jusqu’à la porte avant de m’engouffrer à l’extérieur. Le froid n’est pas si prenant. Une neige fine, presque féérique, tombe en volutes tranquilles du ciel. Mes pas crissent dans la neige, imités rapidement par ceux de Danaé que je libère de sa balle. Heureusement, la petite a l’habitude des neiges ayant vécu toute sa vie à Sakai. Elle me suit sans hésitation jusqu’à la sortie du village. Nous n’avons pas peur. Je touche mon ventre comme pour puiser du courage chez mon bébé qui m’a inspiré cette décision probablement un peu déraisonnée. Avec une grande inspiration, je franchis le premier pas en direction de Paco, parmi les plaines gelées de Kuni.