«Répète-moi ce que nous sommes venus chercher, une fois encore ?» elle fait, à nouveau, dans un objectif qui de plus en plus leur apparaît avec netteté.

Nadim Icar’Aïd côtoie la meneuse Ranine depuis presque sa propre naissance. Elle meuble son quotidien depuis toujours lui semble-t-il, un quotidien qui s’apprête brutalement à changer. Le garçon a prétexté cette escapade au cœur des forêts midoyennes dans le but nerveux d’une discussion tant attendue, depuis trop longtemps repoussée. Le garçon ne s’afflige pas du poids que peut représenter le regard d’autrui : sa naissance noble et son enfance à la cour l’ont imperméabilisé aux opinions des autres. Pourtant, cette conversation et surtout ce qu’elle peut amener au cœur de sa relation avec la trentenaire l’inquiète, le torture même. C’est le cœur lourd qu’il tente de sourire, peu naïf quant aux véritables pensées de sa grande sœur de cœur qui n’a pas manqué de ressentir son trouble. Si elle répète une énième fois sa question, c’est qu’elle-même est préoccupée. Et Nadim s’en veut.

«Une baie Éka, elle est très rare ! Le cuistot a dit qu’elle recelait des saveurs exceptionnelles si peu on peut en trouver. Et je ne sais pas toi, mais j’espère tout de même goûter à un tel plat pendant notre séjour sur les routes de Mido.»

Aryël, elle, n’a pas faim. Pas du tout même. Des semaines depuis, déjà, elle s’est montrée évasive voire distante. Se reculant progressivement dans un monde qui n’appartient qu’à elle, derrière des remparts que Nadim ne lui avait jamais connus. Le garçon, encore une fois, est habité de culpabilité. Les dernières années se sont montrées particulièrement difficiles pour la jeune femme, et d’autant plus lors des derniers mois où celle-ci semble avoir perdu tout repère. Le garçon pourrait retracer la source de ce repli aux événements de la Fête des Morts, qui les a tous affectés, particulièrement la victime de cette attaque si sournoise. L’arrivée soudaine de la Magie dans sa vie a simplement gangrené une vieille blessure, une qui n’a jamais été adressée. Son protégé aimerait l’aider; sait désormais qu’une telle chose est impossible. Lui comme elle doivent cheminer, chacun de leur côté. Comment l’expliquer toutefois ? Comment réagira la blonde à cette idée ? L’enfant lui-même ressent encore la morsure amère de sa décision, qu’il n’assume pas pleinement.

«J’ai une idée d’ailleurs. De par sa naissance, Rosaly doit bien connaître les environs. Peut-être pourrait-elle nous aider dans notre quête ? Je vais aussi faire appel à Pomme !»

La Bulbizarre timide apparaît à ses pieds, aussitôt craintive. Néanmoins, constatant le paysage s’offrant à elle, sa peur habituelle se mute en joie difficilement contenue. De toute évidence, la petite retrouve sa terre natale avec énormément d’enthousiasme. Aryël pivote enfin la tête vers le garçon, attendrie par la scène se déroulant devant elle. Suivant les instructions de son protégé, elle fait appel à une silhouette familière : Rosaly désormais évoluée sous sa forme de Rafflésia. C’est à leur arrivée dans cette forêt qu’Aryël a enfin déniché l’ingrédient manquant à son étonnante transformation, soit une pierre évolutive aux reflets émeraude. En la voyant, la femelle bagarreuse s’en est aussitôt emparée, touchée par ce présent inespéré. Depuis, elle semble étonnamment détendue et même heureuse, elle qui arbore généralement une expression des plus sérieuses voire méfiantes. Cette nouvelle forme semble parfaitement lui convenir et la satisfaire. Sa maîtresse se félicite encore pour ce cadeau. La joie de la Rafflésia met un petit baume sur son cœur.

«C’est une bonne idée de faire appel à elles. Tu as toujours le croquis de la baie en question ? Ce sera plus facile à expliquer ainsi.»

Tous les quatre se penchent sur le fameux dessin, plutôt bien détaillé, fait par le cuisinier. Sitôt elle aperçoit la forme particulière du fruit que Rosaly la reconnaît. Elle se retourne, comme pour se repérer, avant de les attirer sur un petit chemin particulièrement boisé, entravé par d’immenses fougères et autres verdures luxuriantes. Aryël et Nadim peinent à suivre le rythme imposé par la Rafflésia, habituellement assez lente et statique. Bientôt, ils sont assaillis de moustiques mais jamais ne s’en plaignent : ils ont vécu des conditions tout aussi extrêmes dans leur pays d’origine après tout. Ce passage étroit les mène au cœur des arbres immenses des forêts midoyennes. Abasourdis par cette beauté inespérée, les deux jeunes gens prennent un moment pour s’imprégner de ce spectacle, mettant de côté leurs préoccupations individuelles. Cette conversation peut attendre encore un peu, le temps d’admirer le paysage.

La clairière inespérée leur offre une vue imprenable sur les arbres géants faisant la gloire de ces forêts. Aryël n’en a jamais observé d’aussi grands : certains d’entre eux ressemblent davantage à des tours et il faudrait plusieurs hommes main dans la main pour en faire le tour en entier. La guerrière abandonne sa prudence pour s’avancer avec enthousiasme entre les arbres, surprise par la végétation qui pousse à leurs racines malgré le couvert épais de leur feuillage. Assez peu de soleil parvient jusqu’au sol et malgré tout il y fait étonnamment clair. Fougères, fleurs et baies poussent en abondance et une douce odeur sucrée fait enfler leur cœur d’excitation. Rosaly s’est arrêtée pour les laisser jouir de ce spectacle, mais aussi en profiter elle-même. Si elle ne regrette en rien sa décision d’accompagner la jeune femme à Ran, il arrive souvent à la Rafflésia de réfléchir à sa vie d’autrefois. Ces grandes forêts lui manquent. Néanmoins, elles sont aussi porteuses de nombreux traumatismes qu’elle n’a pas envie de revivre. Auprès d’Aryël elle a trouvé une famille. Même si elle se montre souvent réservée envers ses compagnons, elle n’en demeure pas moins heureuse de les avoir et ferait tout pour les protéger. C’est d’ailleurs de ce qu’elle fait en constatant l’approche d’un Tropius. Ce dernier n’a pourtant aucune intention belliqueuse, mais il en faut peu pour échauffer la bagarreuse Rosaly.

«Doucement, Rosa. Il veut seulement nous offrir de ses fruits.»

D’ailleurs, Nadim s’approche déjà de la créature, curieux et humble. Le Tropius le surplombe de toute sa taille, ce qui ne semble pas l’intimider outre mesure. Il est des domaines où le jeune homme se trouve un courage insoupçonné, et d’autres où il en manque cruellement. Avec délicatesse, le garçon cueille une des baies offertes si généreusement par la bête avant de la mettre dans son sac. Il en profite pour caresser le long cou du dinosaure, ce qu’il semble apprécier au vu de l’espèce de ronron qu’il offre au gamin. Pomme a aussi trouvé un nouveau compagnon de jeu, un autre Bulbizarre beaucoup plus dégourdi et dont la bonne humeur semble la contaminer malgré elle. Aryël suit les escapades des deux petits, tout en gardant un œil sur Rosaly dont le tempérament l’inquiétera toujours. Heureusement, elle ne semble pas prête à passer à l’offensive pour le moment, même si la proximité des deux étrangers ne semble pas du tout lui plaire.

«Dis-moi, Tropius, aurais-tu aperçu une baie comme celle-ci dans le coin ? Nous aimerions en cueillir une pour un cuisiner du coin. Ne t’inquiètes pas, nous n’en prendrons qu’une seule.»

Le Pokémon se penche vers le parchemin que lui tend l’humaine, intéressée par leur quête. Les propos de la blonde le rassurent : il a vu trop d’humains prendre plus que ce qu’ils ne le devraient et faire disparaître de nombreuses espèces, tant Pokémon que végétales. Un simple coup d’œil lui confirme ses doutes premiers : effectivement ces deux-là sont aussi à la recherche de cet ingrédient rare et précieux, aux parfums si particuliers. Dans tous les cas, ces explorateurs se trouvent sur la bonne voie. Peu d’entre eux parviennent jusqu’à cette clairière. Seuls les plus débrouillards peuvent dénicher l’objet de leur convoitise. Comme tous les autres, ils devront être soumis au test de la nature. Le Tropius répond donc à l’affirmative avant de se pencher vers Aryël. Si elle a d’abord un mouvement de recul, elle se laisse finalement approcher, dévorée par la curiosité. La créature se penche sur son visage et effleure un instant son nez avant de se reculer, laissant tant Nadim qu’elle totalement dubitatifs. Un instant, ils s’observent et restent en silence, cherchant à interpréter ce qu’il vient de dire.

«Je ne suis pas certaine de comprendre, Tropius, qu’est-ce que ça veut dire ? Tu essaie de me montrer quoi ? Mon nez ?»

«Ton nez… ton nez ! Il veut que nous suivions notre nez pour trouver la baie. C’est bien cela, Tropius ?»

Le mastodonte acquiesce une nouvelle fois, ce qui arrache des sourires aux deux jeunes gens. Se fier à leurs sens hum ? Aryël a une bonne idée de quelqu’un qui pourrait les aider à cette tâche. Elle fait donc appel à Baila, la petite oursonne. La Teddiursa s’étire longuement avant de se mettre à humer l’air. Clairement, ils ne peuvent pas être loin, puisqu’elle réagit aussitôt à une odeur particulièrement alléchante dans les alentours. Nadim et Aryël échangent un nouveau regard, cette fois bien prometteur. Cette baie ne va pas tarder à être leur !

Nul ne pourrait connaître l’issue de cette quête. Ni où ce parfum subtil les mènera. À mesure que le petit groupe se laisse tenter par cette senteur alléchante, Nadim se sent s’alourdir. Comme si cette sortie lui échappait. Il s’était imaginé que ce serait facile, dans un sens. Ou du moins qu’il parviendrait finalement à exprimer ces mots qui, pour une raison lui échappant encore, refusent de franchir ses lèvres. Il y a au fond de lui cette peur irrationnelle et inconsciente, ce murmure funeste. Cette impression qu’il perd pied, que le contrôle qu’il espérait avoir sur la situation s’effrite entre ses doigts. Où est Aryël ? Jamais elle ne lui a semblé si loin. Enfermée dans un mutisme, concentrée à quelque réflexion n’appartenant qu’à elle. Où est passé son sourire ? Sa joie de vivre contagieuse, ses rires trop bruyants, ses gestes exagérés ? Où est donc sa lumière ? Le garçon n’a pas réalisé en avoir aussi désespérément jusqu’à ce jour où il se trouve à la croisée des chemins. Victime de sa jeunesse et son innocence, il s’imagine à tort être le responsable de ses tourments, d’une certaine manière. Pourtant, la crise que traverse la jeune femme n’a rien à voir avec lui, pas vraiment du moins.
Elle-même ne parviendrait pas l’expliquer de toute manière. Comment Nadim pourrait-il l’espérer de son côté ?

Motivé à détendre l’atmosphère, Nadim tente de se défaire de la spirale qui nécessairement entraîne ses pensées vers le sujet le préoccupant. Le garçon tente, maladroitement, de rétablir ce contact qui lui échappe tandis qu’ils suivent la Teddiursa à travers cette forêt de géants.

«Ce Tropius était vraiment impressionnant, tu ne trouves pas ? Le genre de monture parfaite pour un cavalier aérien !»

«Un cavalier aérien a besoin de plus de vitesse et de précision, un Tropius tel que celui-ci ne pourrait probablement pas effectuer toutes les manœuvres nécessaires.»

La voix d’Aryël paraît blanche, comme démunie de son enthousiasme habituel. L’enfant à ses côtés frissonne. La peine l’envahit, entrave sa gorge. Il s’acharne pourtant. Il s’acharne. Il le doit, au moins une dernière fois.

«Hum… peut-être. En tout cas, ce doit être une monture confortable pour un voyage.»

Un voyage. Nadim, soudain, lève les yeux vers Aryël. La jeune femme saisit son œillade mais n’a guère le temps de détourner l’attention avant les mots n’échappent à l’enfant, avec le tact de la jeunesse.

«Aryël, je veux étudier à la Grande Bibliothèque. J’ai demandé à mon oncle de m’aider pour construire mon dossier d’étude et j’ai été accepté là-bas. Je vais débuter mes cours à l’automne à Enogen.»

…

Un coup de tonnerre. Dans l’esprit fragilisé de la meneuse, ces mots lui font l’effet d’une tempête. C’est presque brusquement qu’elle empoigne son bras, l’expression figée de confusion et de colère mêlés, comme s’il venait de la froisser. Il a fait pire, bien pire. Il l’abandonne. Elle serre, serre, car son cœur en fait tout autant, car la vague la submerge. Elle n’avait pas la force actuellement d’y faire face.

«Qu’est-ce que tu viens de dire ?»

«Lâche-moi Aryël tu me fais mal !» s’écrie l’enfant qui tente d’échapper à sa prise qui contraint son bras, là où la douleur se fait sentir.

Elle n’a jamais levé la main sur lui. Pourtant, pire que cette agression encore résonne chez Nadim le poids de la peine qu’il a infligé. De la détresse presque animale qui anime sa sœur de cœur. Jamais, jamais au monde il ne l’a vu ainsi. Elle s’est perdue.

Elle est perdue.

La pression se relâche d’un seul coup et le garçon tombe à la renverse, accueilli par Pomme qui, affolée, jette un regard apeuré en direction d’Aryël. Dans les prunelles de l’enfant, cette même émotion. Qu’est-elle en train de devenir ? La jeune femme se sent vide, si vide. Ni remords, ni tristesse, ni colère ne résonnent en elle. Seul cet écho, vidé de sens. Pire encore que toutes les douleurs endurées. Elle recule d’un pas.

«Pourquoi dois-tu t’en aller ?»

Ne vois-tu pas que j’ai encore besoin de toi ?
Nadim n’est qu’un enfant. Il ne comprend pas. Il ne peut pas l’aider. Quelque part, elle le sait. Quelque part, dans une part encore raisonnée d’elle-même, elle le réalise. Elle détourne les yeux vers le chemin, où Baila a disparu. D’un dernier regard troublé, elle fait volte-face et s’engouffre sur le sentier.

Elle retrouve la Teddiursa en plein combat. L’oursonne se trouve en mauvaise posture, face à un adversaire déterminé à protéger son dû. Ses pattes sont empêtrées dans les racines du Grindur qui profite des difficultés à se mouvoir du mammifère pour faire pleuvoir contre elle ses Dards Nuée, par vagues. La petite tient bon pourtant, elle est loin d’être à son premier combat. Son Doux Parfum apaise son adversaire assez longtemps pour lui permettre de se désempêtrer et de lui infliger son Combo-Griffes. Le Pokémon Acier recule, sans toutefois abandonner : il lui en faudra plus pour céder sa baie. Sa Baie ! N’est-ce pas celle que la jeune femme et son protégé cherchaient ?

Nadim.

Où est-il maintenant ? Aryël ne l’aperçoit pas derrière elle. Elle lui a fait mal. Elle lui a fait mal !

Baila saute à la gorge du Grindur avec sa Morsure, qui semble avoir un peu plus d’effet que ses dernières tentatives. Du sang perle entre ses crocs, résultat du contact avec les épines de fer de la créature. Dans un cri, le Pokémon épineux se débarrasse de l’oursonne en tournoyant sur lui-même, son attaque Gyroballe ! Il profite ensuite de sa vitesse pour renverser Baila. La petite atterrit rudement sur le sol, sans toutefois se décourager. Son Tranche bien placer a finalement raison de la détermination du Grindur, qui s’enfuit en direction des bruissons. L’oursonne s’écroule, blessée mais satisfaite. Aryël accourt vers elle et l’accueille dans ses bras. Elle aimerait lui dire qu’elle n’avait pas à combattre si fort, qu’elle n’avait pas besoin… Mais les mots restent pris dans sa gorge. Elle rappelle la petite à sa balle avant de se redresser.

La Baie est là. De sa main valide, la Chef de Ran la cueille. Elle est mûre, son odeur alléchante envahit ses narines un instant. Pourtant, elle n’a plus aucune saveur.

Elle doit le retrouver. Elle doit retrouver Nadim.

La forêt s’est fait brutalement silencieuse. Témoins critiques de ses crimes, les arbres la jaugent de pleine hauteur. Entre leurs branches, le soleil se fait plus discret, comme s’ils tentaient de se saisir des derniers rayons, jalousement. Gardiens de l’astre du jour et de trop nombreux secrets, leur présence ne fait qu’accentuer l’impression d’étouffement que ressent la guerrière œuvrant en leur cœur.

Elle a failli.

À quel moment s’est-elle égarée ? Elle en prend à peine conscience en poursuivant son chemin hasardeux, destiné à la perdre davantage, cette fois de manière bien concrète. À quoi bon de toute manière ? Aryël n’est pas certaine de ce qui l’attend à son retour à Chevropolis. Ses pensées s’entremêlent, dépourvues de sens, émoussées par la fureur de ses émotions. La blonde n’y parvient pas : son ressenti véritable lui échappe, elle baigne dans la confusion la plus totale. À ce stade-ci, toute remise en question est impossible, même que les souvenirs des événements l’ayant mené ici lui paraissent floutés, difficilement accessibles dans sa mémoire troublée.

Alors elle avance, à tâtons. Quel choix lui reste-t-il de toute manière ?

C’est un œil absent qu’elle jette à la forêt. L’espérance se change en quête infortune de chance, là où l’espoir l’a désertée. Dans ses réflexions confuses elle a fini par rappeler à elle ses compagnons, histoire de véritablement être seule. Toutes ces actions la portent en ce sens dernièrement de toute manière. Son bouclier lui paraît lourd, encombrant, elle effectue des moulinets de l’épaule comme pour se délester de ce poids. Ses appels retentissent dans ces bois à intervalles réguliers mais toujours la même réponse indifférente. Les minutes se changent en heure ou en jours, elle ne saurait dire. La baie, dans son sac, émet toujours ce doux parfum qui ne parvient même pas à la sortir de son état de torpeur débilisant. Pourtant les circonstances la forcent bientôt à adopter un autre comportement. Puisqu’au loin, elle a entendu ce qui ressemblait à un cri, du moins ainsi l’a-t-elle perçu. Ses pas, machinaux, se précipitent en cette direction, se fiant au pouvoir encore limité de ses sens. Elle appelle encore, personne ne répond.

Personne d’autre qu’un Géant, juché sur son arbre, suspendu entre ciel et terre. Aryël s’arrête, pose une main sur son épée. Jamais elle n’a vu pareille créature; jamais ! Elle a en longtemps rêvé néanmoins, de ces bêtes aux proportions particulières. La voyant arriver, l’insecte émet une série de cliquetis, lents et calculés, destinés à l’intimider. La guerrière tire son épée pour lui faire face, indifférente à ses manières. Le papillon se laisse tomber au sol dans un bruit sourd. La première attaque vient d’un seul coup, râclant le sol à ses pieds et venant s’écraser contre un arbre derrière elle. La meneuse ranine aurait probablement été pulvérisée sans une roulade in extremis l’ayant écarté du chemin juste à temps. Seulement recouverte de sa cuirasse, la jeune femme peut jouir d’une meilleure liberté de mouvements mais elle est aussi bien plus exposée. Ainsi lorsque l’Aéromite la Charge, elle reçoit l’assaut de plein fouet et tombe lourdement au sol, sous l’œil mauvais du papillon. Aryël se redresse en se tenant les côtes, l’impact aurait certainement pu la briser. Pourtant elle se précipite vers la créature qui, s’amusant de sa petite tentative, se prête au jeu.

L’épée de la ranine fend l’air avec bravoure et précision, pourtant l’Aéromite semble doté d’une agilité supérieure et surtout d’une intelligence affutée. De ses ailes, il tient son ennemie à distance. Celle-ci a tiré son bouclier, qu’elle braque contre la créature, repoussant ses rayons comme elle le peut et roulant hors de portée de ses spores. La lutte dure plusieurs minutes, et l’insecte doit s’avouer impressionné de la ténacité de cette humaine qui compense son manque d’agilité par une grande endurance. Bientôt, la sueur recouvre sa nuque, son dos et son front. Sa lèvre est fendue là où le papillon de nuit l’a repoussée d’un coup bien placé. Ses jambes flagellent malgré tout elle tient debout. L’Aéromite veut en finir, ainsi d’un coup de ses mandibules, il vient infecter la chair de son adversaire, juste sous le poignet. Il en faudra peu qu’elle succombe au poison, déjà en train de s’installer dans son système.

La jeune femme hurle de douleur en sentant les crocs se refermer sur sa chair tendre, relâche par le fait même son épée. Elle titube quelques pas, se tenant le bras d’où émane désormais une douleur insupportable. Il y a dans ses veines un feu qui la dévore, qui la consume qui remonte rapidement le long de son bras et qui bientôt atteindra son cœur. Aryël, désespérée, jette un regard vers son adversaire triomphant. La rage anime ses prunelles : après les derniers mois, est-ce ainsi que les choses se terminent pour elle ? Un cri de rage envahit sa gorge et elle se précipite, haletante et faible, sur son adversaire à qui elle assène un dernier coup de bouclier, de ses dernières forces. L’impact, surprenant l’Aéromite, l’assomme quelque peu et il recule pour se ressaisir alors que devant lui la jeune femme s’écroule. Sa vision se brouille, son bouclier lui a aussi échappé et pourtant elle brandit ses poings, qu’elle abat contre le vide avec ce qui lui reste de ses forces.

Une battante.

L’insecte reste silencieux tandis que la blonde refuse simplement de baisser les bras. Sur ses genoux, elle tente désespérément de combattre les effets du poison. Un rictus anime ses traits un moment, devant l’ironie du sort.

«Je l’ai mérité. J’aurais préféré que ce soit autrement, mais il faut le dire. C’est parfaitement mérité.»

Elle crache contre le sol, un goût désagréable a envahi sa bouche. L’insecte géant l’observe. Il écoute.

«J’ai échappé à la mort une fois, souvent je me dis que j’aurais dû y passer. Ça aurait été plus simple, sur beaucoup de choses. Pourtant. Pourtant maintenant que j’y suis-je… J’ai pas envie tu vois ? Je me dis qu’il y a mieux, mieux que tout ça. Je ne sais pas si tu comprends.»

Elle tente désespérément de se relever. La colère s’est dissipée, il ne reste plus qu’une acceptation résignée à son sort. Ses paupières sont lourdes, si lourdes.

«J’ai essayé d’être forte, d’être à hauteur, mais je n’y parviens pas. Ce n’est jamais assez. J’ai déçu tout le monde qui pouvait croire en moi. Si j’avais la chance, je ferais les choses autrement. Comment ? Je sais pas. Mais j’imagine que ce genre de réflexion prennent du temps, du temps que j’ai plus. Tant pis. Promets-moi juste une chose. Il y a dans cette forêt un gamin, il s’appelle Nadim. Épargne-le. Il ne mérite pas ça, lui. C’est la meilleure chose qui me soit arrivé. Dommage qu’il aura comme dernier souvenir une Aryël au bout du boulot. La prochaine fois, la prochaine vie, je ferai mieux.»

Son corps, dangereusement penché vers le côté, l’entraîne finalement contre le sol. Elle perd ses fonctions, une à une. Il n’y a plus de doute maintenant. Elle va mourir. Le papillon l’observe toujours. Dans ses derniers moments de lucidité, l'insecte s'avance à elle, la cueille dans ses pattes immenses à la manière d'une étreinte respectueuse.

«Adieu, Aéromite. Merci pour ce dernier combat. Merci de m’avoir rendu mon honneur.»

Puis il n’y a plus que l’obscurité.

L’éveil est brutal.
Dans une gerbe de toux incontrôlables, en proie de frissons et de haut-le-cœur, elle tente désespérément de trouver son air. La toux l’y aide; son corps de lui-même la décharge des toxines qui s’agglutinaient contre ses poumons. Le reste de sa carcasse ne possède pas la même chance. Lourds sont ses membres encore gorgés de poison. À l’orée de son poignet, la marque des mandibules de son assaillant la brûle comme un premier contact et elle se recroqueville contre elle-même dans une tentative vaine de chasser la douleur. À mesure qu’elle reprend conscience, ses symptômes se dissipent sans toutefois la quitter. Une main contre son épaule la fait sursauter; un visage bienveillant mais surtout étranger envahi son champ de vision. Aryël cherche à attraper son arme, à se défendre. L’adrénaline court toujours dans ses veines, la peur fait s’emballer son cœur alors que l’autre raffermit sa prise sur son bras. Sans animosité, il l’intime au calme de quelques chuchotements qui apaisent la blessée. Elle s’abandonne sur sa couche, de toute manière terrassée par la fatigue.

«Il n’y a rien à craindre. Nous ne sommes pas là pour vous nuire.»

La soldate scrute son visage tout d’abord. Il s’agit d’un homme dans la trentaine, un châtain aux yeux gris d’une grande douceur. Une courte barbe recouvre ses traits. L’homme porte des vêtements simples, indiquant des origines plutôt modestes. Un citoyen de Mido, peut-être, parvient-elle à penser. La jeune femme quitte son examen de son sauveur pour s’intéresser au reste de la pièce… qui n’en est pas une. Ils se trouvent sous une large tente, une hutte solidement construite. Au centre repose un feu qui éclaire faiblement les environs. Il y a ici deux Pokémon : un Dracolosse et un insecte que la meneuse de Ran reconnaît aussitôt. Elle se redresse en l’apercevant, même s’il ne manifeste aucune animosité.

«On l’appelle Ehrün par ici. Une créature de légende, ayant vécu des centaines d’années dit-on. Elle a une sombre réputation dans ce coin de la forêt : elle aime bien la chair humaine et se fait un plaisir de déguster ses proies après leur avoir injecté son poison létal. Pourtant elle ne l’a pas fait avec vous. Elle vous a porté jusqu’ici dans l’espoir que je vous soigne. Je ne l’ai jamais vu agir ainsi.»

Elle lève les yeux vers l’Aéromite qui, de par son silence, confirme les dires de l’étranger. Ce dernier se penche sur sa patiente, détachant lentement la bande de tissu qui recouvre son poignet pour découvrir la blessure. Aryël grimace en voyant la plaie : profonde, elle laissera probablement une importante cicatrice. Sa peau y est particulièrement pâle, les veines de son avant-bras ont pris une teinte bleutée non naturelle. Grave, la blonde se tait un instant, avant de déclarer.

«Elle m’a épargnée. Je suis passée près de la mort. Trop près. Je l’ai senti.»

L’homme hoche la tête avant d’appliquer une pommade contre la plaie. La guerrière grimace et gémit de douleur, sans retirer son bras. La sensation de brûlure est intolérable pourtant cette action a aussi une portée apaisante. Elle surveille les gestes de son sauveur et l’interrompt alors qu’il s’apprête à bander de nouveau la blessure.

«Mes Pokémon, où sont-ils ? J’ai là quelqu’un qui pourrait m’aider.»

L’homme se redresse. À l’écart, il a posé les effets de sa patiente. Il y récupère sa ceinture de balles, qu’il lui apporte. Aryël libère aussitôt Lusaline qui, inquiète, débute aussitôt les traitements sur son avant-bras. Sa maîtresse soupire de soulagement. La présence de sa vieille amie l’apaise d’autant plus que les habiletés médicinales. La jeune femme s’abandonne contre sa couche, les paupières lourdes. Malgré toutes les questions qui la taraudent, elle se permet ce repos. Il est essentiel après tout. Sans le réaliser, elle glisse dans un sommeil agité, ponctué de cauchemars et de sueurs froides. À son réveil, l’étranger a disparu, la nuit est noire. À ses côtés, une silhouette est étendue, respirant de manière hachée. Le Dracolosse de tout à l’heure. Plus tôt, la Chef n’y a pas porté d’attention particulière, éprise par une douleur qui désormais s’est en partie dissipée. La fièvre pourtant la guette toujours, énonciateur de la lutte acharnée que mène son corps contre le poison d’Ehrün.

Le dragon, lui, ne connaît pas l’apaisement. Une vilaine blessure lui barre le flanc. Une aile a été endommagée. Une patte repose contre sa poitrine, criblée de bandages. Comment la blonde a-t-elle pu manquer ces détails tout à l’heure ? Maintenant que son esprit est plus clair malgré la fatigue qui l’étreint toujours, les questions reviennent. Avec elles, leur lot d’hypothèses. La hutte semble appartenir à un nomade midoyen, ou tout au moins quelqu’un qui n’avait aucune intention de s’installer de manière permanente. La Ranine en reconnaît les signes : l’endroit est peu chargé, le matériel ici peut facilement se ranger et s’emporter. Malgré tout, il émane une odeur épicée, chargée d’herbes amères. L’étranger l’ayant recueilli ici connaît quelque chose aux soins. Ses pansements sont clairement l’œuvre d’un connaisseur. Aryël parvient à se redresser, non sans une grimace. Ses côtes l’élancent douloureusement, il faut dire que l’Aéromite l’a frappée durement en cet endroit. Lusaline dort près du feu en bonne créature du jour qu’elle peut être. Pour ce qui est de l’homme et de l’insecte, ils ont disparu.

Aryël réalise enfant que le reptile l’observe. Elle tourne un regard curieux, sans animosité ou pitié en sa direction. Dracolosse a mené un rude combat, un combat qu’il a perdu. Les voilà donc dans une situation semblable. Le regard du dragon en est un fier; une fierté mise à l’épreuve par cette amère défaite. L’humaine ne lui accorde pas beaucoup plus d’attention : elle a connu beaucoup trop d’orgueils brisés par l’échec. Loin d’elle l’idée d’aller compenser pour lui. Il devra apprendre de lui-même à accepter qu’il ne peut pas toujours gagner.

La blonde se lève donc, malgré les protestations de son corps encore lourd et épuisé. Dans son sac elle retrouve quelques vivres qu’elle mange avec appétit. Au fond du sac de toile, elle déniche aussi une vision cruelle. La baie qu’ils étaient venus chercher repose toujours là, intouchée, l’envahissant de son doux parfum. Où est Nadim ? La jeune femme n’a qu’à moitié peur pour lui. Elle a rencontré la plus grande menace de cette forêt de toute manière, le reste ne se mesure pas à la débrouillardise du garçon. Aryël a mis du temps à le réaliser, pourtant son protégé lui a prouvé à maintes reprises posséder des ressources incomparables pour son jeune âge. Maintenant, les voies de l’érudition l’attendent, une voie qui semble toute tracée pour lui. La Ranine sent son cœur se serrer.

Ainsi leurs chemins se séparent.

Malgré la confusion, la colère, la sensation de l’abandon qui l’habite, elle s’y résigne. Aryël ne se sent pas la force de protester. Son parcours des dernières heures, des derniers jours, se ponctue déjà d’assez de culpabilité. Non, elle le laissera partir si tel est son désir. Elle ne veut simplement plus en entendre parler.

L’homme rentre plusieurs heures plus tard, en compagnie d’Ehrün. Cette dernière abandonne le soigneur aussitôt en voyant la patiente levée. Malgré le combat mortel qui les a opposés, la meneuse ne cille pas à son approche. Même qu’elle accepte la caresse de ses antennes contre son avant-bras meurtri, elle entend presque ses excuses, auxquelles elle se contente de répondre d’un hochement de tête.

«Ehrün vous a choisie, vous savez. J’ignore qui vous êtes réellement, mais vous avez clairement une destinée importante qui vous attend.»

Choisie ? Aryël observe la créature géante. Elle ne se sent pas méritante de son estime. Néanmoins elle respecte son choix.

«Je dois partir. L’aube se pointe. On va me chercher.»

L’étranger hoche la tête et l’invite à le suivre. Malgré sa démarche chancelante, il ne propose pas son aide à la guerrière. Il connaît le code d’honneur de ceux-ci après tout. La jeune femme rappelle Lusaline à sa balle et salue une dernière fois le dragon blessé, avant de suivre son sauveur à l’extérieur de la hutte. La nuit est fraîche malgré la période estivale et elle frissonne à son contact. La marche semble lui durer des heures; elle s’effectue dans le plus grand des silences. L’Aéromite lui emboîte toujours le pas, car le soigneur n’a pas menti : le papillon de nuit géant semble effectivement l’avoir désignée telle sa nouvelle maîtresse. Un campement, finalement, se dresse dans leur horizon. Au loin, Aryël peut voir un garçon endormi près du feu. Nadim a trouvé son chemin. Il est temps pour elle aussi de rentrer.

«Vous voilà à bon port.»

Aussitôt, il fait volte-face pour retrouver le couvert des arbres. Aryël d’un appel l’arrête.

«Attendez. Je ne connais même pas votre nom.»

«On m’appelle Ellion.»

«Merci, Ellion.»

«Au revoir, Aryël.»

Il disparaît sans laisser de trace. Aryël l’observe s’éloigner avec perplexité, avant de retourner en direction du campement, rejoignant son protégé. Ils ont une baie à offrir à un cuisinier après tout. Longtemps après, le mystère la hante.

Elle ne lui a pas dit son nom.