HRP:

Les progrès de Larvibule s'effondrèrent à la minute où je lui fis poser une patte dans l'enceinte du verger de Trixie.

Il lui avait fallu des jours entiers de voyage dans la jungle à affronter l'existence du monde extérieur sur mon épaule pour enfin arrêter de se tourmenter à chaque fois qu'un buisson remuait, ou d'émettre un petit cri de panique dés qu'un tronc d'arbre projetait son ombre sur lui. En pleine jungle ce genre de chose arrivait à peu près trois fois par seconde, et au début j'eus droit à un festival de couinements nerveux, dont la fréquence avait su se tasser au fil du chemin.

Hélas... il n'eut à faire que quelques mètres à travers l'herbe soyeuse du jardin de l'auberge Sunstorm avant de faire une rencontre à laquelle il n'était définitivement pas préparée. Une vaste tortue, avec deux gros buissons sur la carapace, qui se prélassait paisiblement entre les arbres à baies. Evidemment, dés lors qu'il comprit que ce n'était pas un élément de décor, Hercule s'était précipité entre mes souliers.

- On est dans une zone habitée, tu ne crains pas grand chose, larvinette...

Il y avait pourtant quelque chose chez ce Boskara qui m'interpellait. Faisant remonter le Larvibule sur mon épaule, je m'avançai vers le quadrupède dont l'air m'était vaguement familier. L'intuition se confirma lorsqu'il leva vers moi un regard semblant venir d'un monde parallèle, accompagné d'un petit grognement aussi improbable qu'attendrissant.

- C'est pas vrai... Til? C'est toi?

- Skaaaaaa.

Incrédule, je me frottai la tête. Etait-ce vraiment lui? Il n'y avait pas trente-six manières de régler la question.
Je dégainai la Captis de Noeunoeuf, et le laissai sortir faire face au spécimen, en lui demandant s'il l'avait déjà vu.
Les six œufs et la tortue se dévisagèrent quelques instants, avant de débuter une conversation apparemment plutôt gênante que l'on aurait pu retranscrire ainsi:

- ... Salutations.

- Coucouuuuu.

- Nous avons l'intuition de vous avoir déjà croisés, c'est juste?

- Je peux vous... manger?

D'un même geste, les six graines se tournèrent vers moi, dans un regard désespéré et un petit choeur de "Oe" qui ne signifiait qu'une chose: "Aucun doute, c'est bien lui".

Bien ma veine! Je m'étais absenté trop longtemps, la petite chose avait muté. Quant à la pousse de tilleul, elle s'était déployée avec une croissance bien plus rapide que ne l'aurait fait un arbuste normal. Un phénomène fascinant, dont j'avais évidemment loupé tous les détails. Bien fait pour moi. Je remerciai Noeunoeuf en le rappelant dans sa sphère, et m'accroupis près de Til.

- Trixie t'a bien nourri, mon gaillard, fis-je en lui grattant la tête et en tâtant les branches sur son dos. On a des choses à se raconter.

- KAAAAAAAA! Gueula-t-il, sans vraiment sembler comprendre ce que je racontais.

Depuis tantôt, Larvibule était toujours sur mon épaule, et son immobilité ne s'expliquait que par la proximité avec Boskara qui le tétanisait entièrement. Mais le cri de la tortue lui rendit ses mouvements: dans une vélocité précipitée dont les insectes avaient le secret, il dévala mon corps et s'éloigna en couinant avec une intensité inédite. Je me dis qu'il allait vite revenir sur sa décision, qu'aussitôt au-delà de la lisière de la forêt il regretterait tout et reviendrait se blottir dans la douceur de mon pantalon.

Je me trompais: à mes jambes il préféra celles d'un inconnu dont la silhouette se dessinait au bout du jardin. C'était sidérant, mais Larvibule avait choisi de se cacher derrière ce jeune homme. J'étais un peu vexé.

Comme le garçon s'approchait, je tâchai d'avoir l'air civilisé en lui adressant un signe de la main, sans me redresser pour autant. Je ne voulais plus m'éloigner de Til, comme si j'avais peur que ses arbustes dorsaux se mettent brusquement à bourgeonner dés que j'aurais le dos tourné.

- J'ai rencontré cette créature ici même, expliquai-je à cet inconnu. Ce n'était qu'un Tortipouss, et j'ai voulu le laisser en pension à dame Trixie une semaine ou deux pour me préparer à en assumer la garde, mais les petites mains de Célébi sont passées par là entre temps. J'aurais tant aimé le voir se déployer, j'ai tout manqué du spectacle... voilà qui m'apprendra.

Pour sceller enfin la connexion avec Til, je me décidai à placer une Captis Ball vierge sous son museau curieux. En le laissant la mordiller, j'accordai un peu plus d'attention au visiteur.

- Teion Suelo, garde forestier. Lui c'est Til, et la petite chose qui ne vous lâche plus d'une semelle s'appelle Hercule. Désolé pour le dérangement qu'il a pu vous causer...

La lame brille sous l’éclat d’un soleil timide, filtrant faiblement entre les branches d’un vieux chêne. Le garçon la manipule avec soin, surveillant le motif incrusté dans le pommeau comme dans la craindre de le voir surgir de la poigne. Ce motif lui rappelle de bien lourds souvenirs, a semé le doute dans son esprit. Sa vie le menait ailleurs ces derniers temps, vers des avenues plus ensoleillées, plus saines. Vers la guérison. Pourtant la vue de cette lame, dans l’atelier de sa mère, a forcé un recul de plusieurs pas. Défaite sa progression, défaites ses convictions nouvelles de laisser le passé là où il était, derrière lui. Delsin sent encore la poigne cruelle lui enserrer le cœur, ce désir de vengeance qui le consume et qu’il croyait naïvement avoir apprivoisé. Ces quelques mois auprès de Trixie lui ont fait énormément de bien, ont permis d’apaiser des douleurs qu’il portait depuis longtemps. Mais ces émotions, elles y sont toujours. L’Érudit les contemple conjointement avec ce poignard, celui qui a servi à assassiner son père. Cette arme, elle appartient à un membre d’un groupe qu’il a eu le malheur de croiser lors d’un voyage vers Mido. Les Hurleurs.

La simple mention de ce groupe suffit à affoler son cœur d’une peur sourde. Delsin sait qu’à peu de choses, il aurait pu laisser sa peau sur les routes cette journée-là. Il n’était pas leur cible, sauf que ces gens-là font-ils vraiment une différence ? Non, le jeune homme n’a pas l’audace de se croire intouchable, bien au contraire. Il n’est pas guerrier, il n’a pas un grand cercle social et son escorte et protecteur, Corvus Eddaryon, est toujours à Sakai. Ici, rien ne le protège de ces gens, sauf peut-être Trixie. Pourtant, le garçon a le désir de les croiser à nouveau. Car il a trouvé ce poignard dans les effets de sa mère, l’arme ayant servi à tuer son mari, qu’on lui a remis à la mort de celui-ci. Une preuve tangible. Qu’est-ce que les Hurleurs avaient à faire avec son père, un simple chasseur d’Enogen ? Delsin a ses hypothèses, néanmoins il connaît encore mal ce groupe de bandits. Dans tous les cas, une question subsiste, brûlante, amère. Pourquoi ? Comme si la réponse à cette question pouvait lui apporter la paix…

Utashtan, le Braisillon, sifflote d’où il est perché, quelques pieds au-dessus là-haut dans l’arbre. Delsin relève les yeux vers lui, s’arrachant à la contemplation du poignard et par le fait même de ses pensées. Il entend des voix plus loin, à l’entrée de la maison. Des visiteurs ? Encore un peu assombri par ses pensées, il remet l’arme dans son fourreau à sa ceinture avant de se diriger vers l’entrée du jardin. Il y a là un jeune homme à la chevelure verte, un Pokémon que l’Érudit reconnaît comme étant un Larvibule, un Noeunoeuf qui disparaît dans une balle et le Boskara dont Trixie lui a parlé. Intéressé par l’insecte, Delsin le suit des yeux et sourit alors que la pauvre créature peureuse vient se réfugier dans ses jambes. Abandonnant enfin ses graves expressions, il se penche, la tête à l’envers, pour mieux observer la petite créature, en tâchant de bien sûr ne pas l’effrayer. Il répond aussi au salut de l’autre, se disant que s’il a un Pokémon aussi chouette, il ne peut qu’être sympathique lui aussi. Delsin s’approche donc, voyant l’autre engager la conversation. Ainsi, il connaît Trixie. Le garçon ne connaît pas tous les détails et ne veut pas les connaître. L’étranger a entamé un sujet qui le passionne : les Pokémon.

«Je ne l’ai pas vu se produire non plus, mais ce devait être tout un spectacle. Dites-vous que ce fier Boskara évoluera à nouveau et ce sera encore plus impressionnant.»

Delsin entend de petits pas tranquilles dans l’herbe du jardin. Nahele, le Massko du jeune homme, s’approche avec son sourire avenant. La curiosité l’a poussé à venir voir à qui son dresseur pouvait bien causer. Le reptile salue l’autre d’un geste de tête avant de reporter son attention lui aussi sur le Larvibule.

«Il n’y a aucun problème. J’ai une affinité naturelle avec les insectes depuis… Depuis le grand changement.»

Et une tendance à coller aux murs aussi. Mais passons. Ainsi, l’inconnu est garde-forestier. Voilà qui est intéressant. La main de Delsin glisse tout naturellement vers le pommeau du poignard pensivement. Teion connaîtrait-il quelque chose de ce groupuscule ? Il lui apparaît un peu pressé de l’interroger à ce sujet.

«Enchanté sinon, Teion. Je suis Delsin Ketera, Érudit à la Grande Bibliothèque. J’étudie les Pokémon. Je suis un bon… ami de Trixie.»

Pourquoi hésite-t-il sur le mot alors ? D’autres idées lui viennent en tête, le forçant à rougir. Peut-être le garde-forestier confondra-t-il le phénomène avec quelque caprice du soleil.

«À vrai dire, j’habite ici plus souvent que chez moi, haha. Il fait bon d’être ici, c’est tranquille. Très différent des rues d’Enogen.»

Delsin sourit, sincère. Il n’est jamais plus en paix qu’à l’auberge.

De Sakaï, ce "bon ami" de Trixie avait la noble allure mais pas l’austérité macabre. C'était là une particularité qu'il partageait avec les rares aspirants érudits que j'avais eu la chance de rencontrer. Mon intérêt pour l'anatomie hybride de Boskara semblait avoir trouvé un écho chez lui, ce qui lui assura une partie de ma sympathie.

- Effectivement, s'il devient aussi vaste que ce qu'on m'a raconté, ça promet! Encore faudrait-il qu'il évolue à nouveau... vu comment je m'en sors avec Larvibule, rien n'est moins sûr, soupirai-je avec un regard désespéré vers Hercule, toujours planqué dans les jupes de Delsin, malgré la curiosité manifeste du joli Massko turquoise qui rôdait autour de lui.

A vrai dire, récupérer Til à l'auberge n'était que la première étape d'un parcours plus complet. Je devais par la suite traverser les plaines croisées à dos de Tropius pour atteindre les plateaux de Ran, dans un but bien précis.

- Je n'ai été à la Grande Bibliothèque qu'une seule fois il y a bien longtemps, racontai-je en inspectant un peu le dos de Til, quand j'ai commencé à m'intéresser de près à la foresterie, histoire de consolider l'expérience du terrain avec le savoir des anciens. De beaux souvenirs d'études...
Et en feuilletant quelques ouvrages sur la faune, j'avais noté que certaines espèces de la forêt ne pouvaient jamais atteindre leur forme finale, à moins qu'on les place en immersion dans un biome bien précis, à l'écart de leur zone de reproduction. Il me semble que Larvibule était de celles-là.

Hercule émit un petit couinement plaintif. Il semblait plus habitué à réagir au son du nom de son espèce qu'à celui que je lui avait attribué. A croire que je ne l'employais pas tant que ça en pratique.

- J'avais le projet de l'emmener à l'Ouest, vers le Canyon, car d'après mes notes c'est là que les Chrysapiles s'épanouissent le mieux, par un caprice d'Arceus. Mais pour une raison qui m'échappe, je n'arrive pas à le faire sortir du stade larvaire. Le grand scarabée pollinisateur que je voyais en lui est encore bien loin...

La vérité, c'était que depuis que je l'avais arraché des griffes du Vortente qui voulait en faire son déjeuner, je n'avais pas réussi à le faire combattre à nouveau. Je l'avais sans doute traumatisé par mégarde. A l'inverse, Delsin semblait effectivement avoir de bonnes vibrations avec l'insecte. Ce n'était pas le premier que j'entendais parler de "grand changement", mais chaque nouvelle découverte sur les impacts de cet événement soulevait plus de mystères qu'elle n'en résolvait.

En fourrant mon nez dans le tilleul en devenir sur le dos de Boskara, j'identifiai des longueurs au niveau de certaines branches qui méritaient un peu d'élagage. Mécaniquement je portai la main à ma hanche pour attraper la serpe, mais elle n'y était pas. Mes Captis Ball étaient au complet, ma réserve de baies pleine à ras-bord, mais pas de lame. Elle avait dû rester à la cabane.

- Bouse de Groudon. J'ai laissé ma serpe au Bois des Croisements, quelle nouille! Je ne vais quand même pas t'arracher les brindilles à la main, ce serait trop sale.

Je n'avais aucune envie de déranger Feuille pour un travail aussi fin. J'aurais pu demander du matériel de jardin ou même un couteau de cuisine à Trixie, mais je n'avais pas de réelle garantie qu'elle soit chez elle.
Mon attention s'orienta naturellement vers l'érudit, et l'arme qu'il portait à sa propre ceinture.

- Delsin, au risque de paraître rustre, est-ce que je pourrais vous emprunter votre dague? Je n'en aurai pas pour longtemps.

Ce n'est qu'en formulant la demande que je remarquai la finesse de la facture du fourreau et du pommeau de la dague, qui s'apparentait plutôt à un poignard vu la taille. Je n'avais pas le souvenir d'avoir déjà vu ce symbole, mais pas besoin de le voir de près pour mesurer la qualité du travail. De fait, cet équipement participait au panache Sakaïen qui enveloppait le jeune homme.
Et moi, en bon sauvage, je lui proposais de faire de la botanique avec. Pourvu qu'il encaisse cet affront.

Malgré ses réticences sociales importantes, Delsin n’est pas particulièrement associable pour autant. Il préfère la solitude certes, ce qui ne l’empêche bien sûr pas d’apprécier une conversation anodine telle que celle-ci, d’autant plus lorsqu’elle touche un sujet de son intérêt. L’Érudit n’a aucune raison particulière de se méfier de l’autre, même que son métier de garde-forestier le met étrangement en confiance. Ce Teion est un homme appréciant la nature et en ce sens ils se sont trouvé un point commun. Le garçon se trouve surtout soulagé de changer ses sombres idées, ne serait-ce qu’un instant, pour cette discussion tout simple. Il a broyé assez de noir depuis quelques jours, après tout. Delsin jette un coup d’œil scrutateur au Boskara. Il s’agit effectivement d’un joli spécimen, avec un caractère d’apparence doux. Une caractéristique qu’il semble partager avec le Massko, dont les sourires n’ont pourtant pas réussi à apaiser le craintif Larvibule. Nahele représente cette force tranquille dans son équipe, cette présence qu’on oublie rapidement et qui pourtant vous accompagne toujours à la manière d’un murmure rassurant. Depuis des jours déjà, le lézard veille au bien-être de son dresseur de petites attentions.

«Je pense que cette espèce est facile à élever, avec des personnalités douces généralement, comme beaucoup de types plantes. De fiers compagnons à ce que j’ai pu observer. Nahele ici présent a évolué seulement quelques jours après notre rencontre et parmi mes Pokémon il est de loin le plus aimable.»

Il rigole légèrement. Voilà peut-être un jugement un peu dur pour les autres, néanmoins en connaissant les intéressés de plus près, on ne pourrait qu’en venir à la même conclusion. Il y a chez le Massko une ouverture et une sensibilité hors du commun, en plus de ce cœur en or. Delsin lui offre un sourire avant de reporter son attention sur Teion. Le récit de l’autre l’impressionne et lui fait plisser les lèvres de satisfaction. Il ne s’attendait pas exactement à un tel sérieux de la part du garde forestier, ou de quiconque d’ailleurs. Il s’agit d’une qualité qui lui fait gagner quelques points d’estime chez l’Érudit.

«C’est tout à votre honneur de chercher à approfondir vos connaissances par l’étude. Vous n’avez pas tort pour Larvibule. L’évolution est un sujet fascinant et imprévisible. J’ai moi-même étudié le pouvoir fondamental des Pokémon au cours de ma première thèse. Les évolutions font bien sûr partie des phénomènes étudiés. Mes recherches m’ont mené à la conclusion que le lien qui unit un humain et un Pokémon peut grandement faciliter les voies de l’évolution.»

Delsin se penche en direction du petit insecte histoire de faire meilleure connaissance. Ses propres Pokémon ont plutôt des caractères aventuriers, ainsi il n’a jamais composé avec ce genre de comportements. Néanmoins il tente un geste vers la larve avec bienveillance et son calme habituel.

«À l’inverse, beaucoup de choses retiennent l’avancement d’une créature. La personnalité de chaque individu a son influence. Un Pokémon plus combattif aura naturellement plus de chance d’évoluer rapidement et de développer ses habiletés. Celui-ci est plus craintif, ce qui réduit légèrement ses chances. Une fois qu’il se sentira pleinement en confiance et qu’il verra son propre potentiel… Il évoluera certainement. D’un point de vue plus personnel, j’ai appris que les Pokémon ont de très drôles de manières de passer des messages par l’évolution.»

Comme Nahele justement, et bien sûr Utashtan. Tous deux ayant décidé de changer de forme à un moment significatif. Absorbé par l’insecte, il sursaute devant l’exclamation soudaine de Teion qui vient réclamer son poignard. Le poignard. Delsin se redresse promptement, posant une main presque protectrice sur le pommeau. Son sourire a disparu, aussi bien que la douceur de ses prunelles. On n’y lit plus que doute et pendant quelques instants, cette rancune qu’il n’a jamais véritablement adressée.

«N-non, je suis désolé. Cette lame a une bien trop triste histoire pour servir de cette manière. Ce n’est pas une lame, mais une preuve.»

Il a baissé les yeux, pesant le poids encore bien présent de son deuil. Il force un sourire avant de se diriger vers la maison. Il farfouille dans l’établi avant d’en retirer une large paire de ciseaux de jardinage.

«Voilà qui serait plus approprié.»

Puis, il ne dit plus rien. Il se contente de manipuler le pommeau du poignard, encore dans son fourreau, pendant que l’autre vaque à l’entretien du Boskara. Mais la question se fait trop insistante sous son crâne. Elle revient sans cesse, jusqu’à jaillir de ses lèvres.

«Connaissez-vous… les Hurleurs ?»

Nahele. Un nom magnifique pour une créature qui l'était tout autant. Mais pendant que Delsin me racontait son histoire, je remarquai que Hercule s'était éloigné de nous et semblait discuter paisiblement avec le Massko sans la moindre crainte. Ils en vinrent même à se chamailler timidement. "Ma parole, à ce stade il me nargue", songeai-je en observant mon Larvibule qui était incapable de s'exprimer autrement que par tremblement quand il était à mes côtés. L'érudit alla jusqu'à remuer le couteau dans la plaie, en défendant une théorie selon laquelle un pokémon n'évoluait que si son dresseur avait le comportement adéquat. S'ils passaient des messages par l'évolution, sa non-évolution était-elle une forme d'indication plus sournoise, un reproche? En ce cas, la honte me guettait.

Quant au fameux poignard, c'était raté: j'avais mis les pieds dans le plat. En voyant le pauvre garçon, j'aurais dû me douter qu'il n'était pas violent au point de se promener avec une arme aussi sournoise pour s'en servir comme telle. L'objet m'intriguait de plus en plus: il avait une histoire à raconter.

Cependant Célébi ne m'avait pas donné le don de parler aux lames, mais aux buissons, ce qui dans mon cas était beaucoup plus utile la plupart du temps. Delsin me prouva une nouvelle fois qu'il était habitué à visiter sa "bonne amie" en allant se servir directement dans son stock d'outils, comme si c'était le sien. Lorsqu'il me ramena la pince, j'acceptai humblement, en faisant définitivement une croix sur mes derniers maigres espoirs d'une éventuelle fréquentation régulière de Dame Sunstorm.

- Navré de vous avoir froissé, fis-je en essayant d'empêcher Boskara de se rouler dans la boue pour pouvoir lui faire une coupe correcte. Ce n'était pas le but, pardonnez ma maladresse.

En palpant l'arbuste, je commençai à l'écouter. Depuis le jour de Chaos, j'avais été confronté à de nombreux spécimens de pokémons végétaux, mais la plupart des plantes qu'ils portaient avec eux n'étaient pas spécialement bavardes; du reste, leurs rayonnement était diffus, comme perturbé par la symbiose avec leur hôte. C'était notamment le cas des Bulbizarres ou des Germignons.  
Pour ma tortue, c'était différent: sa carapace ne semblait pas être une passerelle entre faune et flore mais bel et bien un terreau. La fusion n'était pas totale, et c'était bien cela qui me passionnait chez ce spécimen. Le tilleul avait son propre langage et son propre caractère, bien distinct de celui de son porteur. Si la syntaxe de ses messages était encore nébuleuse, le message qu'il me faisait ressentir n'était pas ambigu:

Vie
Sève
Croître
Branche morte, ok, coupe
Là, un œil, pas touche, bourgeon
Vie
Mort
Connaissez-vous... les Hurleurs?
Sève
Vie

Il me fallut quelques secondes pour réaliser que parmi les derniers mots qui résonnaient dans ma tête, certains venaient d'être réellement prononcés. J'adressai un regard intrigué à l'érudit. La question avait été posée avec bien trop de lourdeur pour être anodine.

Le ciel s'était couvert en quelques instants, une goutte me tomba sur l'oreille.

J'interrompis mon travail, me tins debout et observai le haut des arbres d'un air penseur.
Les Hurleurs. Je ne les connaissais pas vraiment, mais j'en avais rencontré une de près. Elle s'appellait Cléo, une chasseuse ravissante. De cette secte, elle avait la marque tatouée sur le visage. Comme j'avais eu l'assurance que leurs pratiques étaient respectueuses de la jungle, j'avais jugé pertinent de ne pas me mêler de ses affaires, si malhonnêtes soient-elles. Mais à en juger de son ton, le jeune Delsin avait déjà eu affaire à eux de près ou de loin, et cela n'avait pas l'air de l'avoir enchanté autant que moi. Il suffisait de voir la nervosité avec laquelle il gardait la main sur le pommeau.

- J'en ai entendu parler, répondis-je absent, le regard perdu dans les cimes.

J'habitais la forêt depuis des années, et dans un élan d'auto-satisfaction égocentrique je me plaisais régulièrement à croire que j'avais fusionné avec elle. Peut-être était-ce oublier que lorsqu'on la regardait depuis l'extérieur, elle avait une part de ténèbres. La canopée, aussi magnifique fût-elle, projetait parfois son ombre sur les pires méfaits; lorsque j'en étais témoin, j'avais l'habitude de fermer les yeux tant que le biome était respecté. Toutefois, même si pour l'heure j'ignorais les détails, j'avais à côté de moi la preuve que mon inaction avait parfois des conséquences au-delà de la lisière des forêts, en la personne de sire Ketera.

Je ne pouvais pas lui raconter tout cela. Mais mon empathie pour lui m'empêchait également de feindre l'indifférence et recommencer à tailler le dos de Til comme si de rien n'était. Comme j'étais un peu coincé, je formulai intérieurement un vœu à Jirachi pour que la fortune me vienne en aide.

De toute évidence, ce ne fut pas Jirachi qui répondit à mon appel, mais Kyogre. A moins qu'il ne s'agît d'un ou deux Lombre qui faisaient un concours de "Danse-Pluie" dans l'Audacieuse, comment savoir.

Aqueor a écrit:

Le Danse Pluie de Ludicolo

Il faisait beau il y a quelques minutes pourtant... Les choses ont tourné rapidement et vous voilà en pleine tempête de pluie, à vous faire tremper jusqu'aux os !

L'averse prit rapidement une intensité telle qu'il devint impensable de ne pas se mettre à l'abri. Je ramassai la Captis Ball de Til pour le ramener dedans, mais celui-ci pencha la tête avec le regard étrange que je lui connaissais. Son tilleul dorsal me confirma sa demande. Soif, eau, pas de danger pour nous, laisse boire. Sans insister, je rangeai la sphère, en cherchant Larvibule du regard.

Je ne le vis pas. Mon sang ne fit qu'un tour.

- Larvibule?

Pas de couinement.
Nahele était visible, mais pas Hecule. Le Massko semblait poursuivre quelque chose qui s'écoulait dans une rigole vers l'Audacieuse, sans parvenir à le rattraper. Alors, à l'embouchure de la rigole, je vis la crue cueillir mon insecte, et sa petite mandibule sombrer dans le lit de la rivière.

- HERCULE!!!

Je laissai tout le monde en plan, et courus vers le rivage avec une hâte et une angoisse non dissimulée, en cherchant la petite bête dans les remous. Le courant, largement alimenté par la pluie en amont, était si démentiel qu'il aurait été fou de plonger. Quant à la tempête, sa force aurait empêché Insécateur de voler au-dessus de la surface sans risquer de finir noyée également. Mais Tropius, lui, était assez massif pour faire face.

- Tiens bon, larvinette, on va te tirer de là! Fis-je à la bestiole sans savoir où elle se trouvait, et en libérant Palo de sa Captis.

Je lui demandai de prendre son envol, mais le Tropius refusa. Il n'était pas habitué à de telles conditions, et à bien y réfléchir ses ailes auraient pu plier sous le cri du vent. Mais son cou immense lui offrait un point de vue plus haut, et je vis son regard bloquer sur une roche qui dépassait au beau milieu du cours d'eau. Larvibule, avec toute la combativité du monde, s'y était accroché.

- Delsin! Je l'ai trouvé, de grâce viens m'aider!

Même avec son cou, Tropius ne pouvait pas l'attraper: l'Audacieuse était un fleuve vaste. Mais il me restait l'aide de Célébi.
En serrant le poing, je concentrai ma magie dans mon bras, et en fis jaillir une liane que je projetai droit vers le rocher où se trouvait l'insecte, mais ma maîtrise était encore balbutiante et la liane termina emportée par le courant.
L'épuisement et le froid me guettaient déjà, mais ne pouvais pas en rester là.

- Palo, fais-moi grimper sur ta tête et avance-moi le plus possible!

- Trrrr

- Discute pas, espèce de Nanab! La vie de ton compagnon est en jeu!

Il s'exécuta nerveusement: j'enfourchai son crâne, et il allongea le cou pour me positionner au plus près du rocher, à travers cette pluie torrentielle qui n'en finissait plus. Je produisis mon sortilège dans une deuxième et ultime tentative, et cette fois-ci la liane fut assez longue et assez solide pour atteindre le rocher! Larvibule n'avait plus qu'à tendre la patte pour l'attraper...

Il ne le fit pas.

- Herc? Mais qu'est-ce que tu fous!? Accroche-toi, par Célébi!

Tétanisé, l'insecte n'avait rien pu faire. Je crus d'abord qu'il était trop frigorifié par l'eau pour faire le moindre mouvement... Mais la dernière fois que je lui avais sauvé la mise avec mes lianes, l'instant d'après ses mandibules avaient terminé dans l’œil d'un terrifiant Vortente par ma faute. Je lui faisais sans doute payer le prix de ce traumatisme.

Ma liane termina comme la première: en aval. Tout était perdu. Palo me ramena sur terre où je tombai à genoux, à bout de souffle. La magie d'Ekoe n'était pas encore un outil dont j'avais appris à me servir sans risquer ma santé.

Le garçon d'Enogen était à mes côtés. Découragé et trempé jusqu'aux orteils, je me livrai à lui.

- Delsin! Ecoute-moi bien. Depuis le début ma connexion avec cette petite chose a été construite sur un malentendu. Quand ça ne pousse pas, il faut changer de terreau... Je t'en prie, sauve-le et accueille-le parmi tes compagnons! Si les Bêtes du Chaos t'ont réellement fait don d'une affinité avec les insectes, alors tu es le seul ici à pouvoir le faire.

En refusant mon aide, Hercule m'avait humilié pour la dernière fois. Avec moi, il était condamné à rester une larve, et ce n'était pas le balancer dans le Canyon de Ran qui allait y changer quelque chose. Un nouveau destin se dessinait pour lui... si toutefois l'érudit parvenait à réussir là où j'avais échoué.

Delsin l’a découverte dans un vieux tiroir poussiéreux du bureau de sa mère. Dans une boîte qui ne pouvait que susciter son intérêt. Sa mère, émergeant dans la pièce, n’a pas pu alors nier de quoi il s’agissait. Le garçon attendait cette preuve depuis longtemps, celle qui viendrait orienter son investigation personnelle, sa quête vengeresse. À présent, il ne parvient plus à se détacher de ce couteau et n’irait certainement pas le prêter pour tailler un buisson comme celui qui orne le dos du Boskara. La simple suggestion de la chose a suffi à le mettre sur ses gardes, une attitude qui n’a pas échappé à l’œil averti de son interlocuteur.

«Je ne suis pas froissé, ne vous inquiétez pas. Il en faut plus pour me frustrer tout de même. Puis il me fait plaisir de vous voir prendre soin de ce Boskara avec autant de dévotion. Vous avez de la patience. Je suis plutôt content que Nahele puisse s’occuper seul de sa végétation.»

D’ailleurs, celui-ci a trouvé un nouvel ami semble-t-il. À quelques pas de son dresseur, il se chamaille en compagnie du Larvibule, dont le calme fait sourire Delsin. Il est heureux de le savoir plus à l’aise qu’à son arrivée. Il faut dire que cet endroit a un effet semblable pour lui, si bien qu’il refuse d’en partir. L’auberge de Trixie fait presque office de chez-lui désormais et la liste des raisons de rester s’allongent pour lui, un peu plus à chaque jour. La présence d’une certaine jeune femme entre ces murs n’y est probablement pas pour rien. L’Érudit œuvre au sein de cette bâtisse depuis si longtemps désormais, s’étant impliqué du meilleur de ses capacités à soutenir Trixie dans sa démarche pour lui rendre son lustre d’antan, qu’il se considère presque comme une part de ce projet. Il vit la même appréhension mêlée d’excitation à l’idée de la grande ouverture de l’auberge.

Delsin attend toujours la réponse à sa question, encore brûlante contre ses lèvres. De sa position de garde forestier, Teion a probablement au moins entendu parler de ce groupe, ne serait-ce que de réputation. C’est ce qu’il semble affirmer, sous les premières gouttes d’une pluie imprévue, faisant froncer les sourcils du garçon. L’Éurdit redresse le menton en direction d’un ciel progressivement plus sombre, lui rappelant avec un certain traumatisme la tempête de septembre ainsi que les événements précédents la grande déchirure dans le ciel. Plus angoissé depuis ces péripéties, le jeune homme jette un regard envieux vers la maison, espérant que Teion voudrait bien l’y suivre. Il n’a aucune intention de se laisser tremper encore. C’est un miracle s’il n’a pas attrapé froid déjà, après tout. Teion sous cette lui soudainement agressive, a sorti la balle du Boskara avant de se raviser, et Delsin lui fait signe de le suivre à l’intérieur où ils seront plus en sécurité, ou du moins au sec. Dans les arbres, Ushi proteste avant de se réfugier sous les toits en piaillant de mécontentement. Nahele s’est rapproché de son dresseur, comme pour attirer son attention sur quelque chose.

Le Larvibule.

Teion confirme ses soupçons rapidement. Le Massko s’élance à toute vitesse en direction de la rivière, dévalant la pente de ses longues jambes habiles. En proie des flots de l’Audacieuse, l’insecte menace à tout moment de succomber à ses assauts. Seul un rocher salvateur l’empêche de sombrer dans les eaux furieuses du cours d’eau, sa seule accroche à la vie et l’espoir que les deux humains sur le rivage, ainsi que leurs compagnons, parviendraient à le sauver de son triste sort. Delsin accourt le plus rapidement possible devant l’appel désespéré de Teion, l’esprit déjà occupé à trouver une solution à cette problématique épineuse. Loin d’être un nerveux, il considère toutes les options possibles, le regard rivé sur la rivière. Le garde-forestier s’active, usant de ses pouvoirs qui désarçonnent un instant son compagnon ébahi. Depuis le grand changement s’étant opéré en lui, le garçon n’a jamais véritablement considéré ses nouvelles capacités comme un atout pour parvenir à ses fins. Ses toiles lui ont paru davantage tel un phénomène fascinant mais aussi limitant à bien des égards. Serait-il en mesure de projeter ses toiles assez loin pour saisir le petit insecte ?

Dans tous les cas, Teion semble avoir la situation en main, si ce n’est de la non collaboration du-dit Larvibule, refusant pourtant la liane qui viendrait le sauver. Delsin accourt auprès de l’autre qui, vaincu par la dépense énergétique, a du mal à trouver son souffle. Ce qu’il dit alors vient prendre de court le représentant du type insecte, qui observe sa main, nerveux à l’idée d’utiliser ses capacités. Lui, reprendre le petit Larvibule ? Il aura le temps d’y réfléchir.

«Nous en discuterons plus tard. Je ferai de mon mieux.»

Delsin se tourne vers le rocher, vers le Larvibule assiégé. Il a une pensée pour sa sœur en cet instant, elle qui a eu cette vision cette journée-là où les Bêtes ont fondu depuis le ciel. Elle rêvait alors qu’elle se noyait, et son frère transi d’effroi l’a soutenu pendant ses bien tristes visions, s’accrochant à elle par ces mêmes toiles qui aujourd’hui feront bien, bien plus. Le garçon s’approche à l’extrémité de la berge, cherchant une manière, se concentrant avec toute l’attention dont il est capable sur sa cible. Il tend le bras, les doigts, comme pour s’accrocher à cette petite chose qui risque de tout perdre. La pression l’alourdit, et pendant quelques secondes rien ne se passe. Puis la sécrétion se projette, misérable, à quelques pas de lui dans les eaux furieuses qui lavent sa défaite. Delsin est un homme patient, trop probablement. Sans se départir de sa concentration, il recommence, une, deux, trois fois. Jusqu’à ce que son corps ne s’habitue à sa sensation étrange. Déjà, la même fatigue que Teion le guette, la sueur perlant à son front, se mêlant à l’eau de cette pluie.

Le cinquième tire touche la cible, sur le flanc de l’insecte. Delsin sent ses jambes sur le point de céder, mais le plus difficile reste encore à venir. Il sent Nahele accourir derrière lui, le soutenir de son poids. Il se dégage du reptile une intense lumière ainsi qu’une chaleur qui englobent son dresseur tout entier. D’un coup sec, les deux tirent contre l’insecte pour le ramener sur la terre ferme. Malheureusement, ce n’est pas suffisant pour lui faire regagner la berge. Delsin se lance en avant pour le rattraper, ce dont il parvient tout juste. Il a désormais de l’eau jusqu’aux cuisses. L’épuisement l’empêche de bouger. Heureusement, Nahele, maintenant sous sa nouvelle forme d’un Jungko, l’attrape et le tire en sécurité. Delsin tient fort le Larvibule contre lui, tremblant de froid autant que de fatigue.

«Vous pouvez m’aider à me redresser ?» adresse faiblement le garçon à Teion.

Cette fatigue serait-elle vraiment due à l’utilisation de ses pouvoirs ? Fascinant. Delsin devra s’y remettre très certainement, car il veut comprendre. Vu la manière dont la tête lui tourne, il lui faudra néanmoins attendre avant de s’y exercer.

Hors-Jeu:

Faute d'avoir pu assister au spectacle de la croissance fulgurante de Tortipouss, je fus aux premières loges pour celle de Nahele. L'habituelle lueur de l'évolution qui l'avait englobé masquait une partie de la splendeur du phénomène, mais le feuillage de ses poignets et de sa queue s'étaient déployés avec une vigueur dont seul le règne pokémon était capable. Une preuve supplémentaire, s'il en fallait une, que Nahele pouvait "s'occuper seul de sa végétation" pour reprendre les termes de Delsin.

Les talents magiques de ce dernier s'étaient révélés aussi impressionnants que salutaires: comme moi, le garçon dut s'y prendre à plusieurs fois pour obtenir un résultat, avant d'atteindre l'insecte. J'ignorais si Larvibule avait consenti à se laisser sauver par le jeune homme, mais la substance qui s'était échappée de ses doigts étant adhésive comme une toile de Migalos, il n'avait pas vraiment eu le choix. Par leurs efforts combinés, tous se retrouvèrent rapidement hors de danger.

L'angoisse était retombée. Pas la pluie. J'étais encore incapable du moindre effort.

- Je regrette, j'ai déjà du mal à tenir debout moi-même...

Derrière moi, un souffle, une tête qui me soulèva et me plaça sur son dos. Til, sans se presser, nous avait rejoint. Ayant senti mon épuisement, il me portait désormais, et j'étais en mesure d'aider à mon tour.

- Heureusement, on peut parfois se passer d'être debout quand on est bien entouré, fis-je au garçon en lui tendant la main, adossé au jeune tilleul dorsal de Boskara. Merci pour tout, Delsin. Larvibule te doit la vie.

***

A l'abri, la priorité fut d'épargner l'hypothermie à Larvibule, à grand renforts de serviettes. Après cet interminable contre-temps, nous avions enfin pu nous réfugier sous le toit de la maison. L'eau continuait de tomber en trombe, mais de l'autre côté de la fenêtre, c'était immédiatement moins violent.

Je rejoignis Delsin avec deux bols d'eau chaude et une petite soucoupe que je posai sur la table près de la banquette où nous nous étions installés. J'y avais fait infuser de l'écorce de baie Willia, dont les propriétés anti-Gel pouvaient bénéficier à l'insecte, si toutefois il se décidait à s'hydrater.

- Pauvre chose. Tu reviens de loin. Je sais que tu as bu la rivière entière, mais essaie ça, fis-je en lui approchant la coupelle remplie d'infusion, ça te fera du bien.

Il était entre quatre bonnes mains désormais, mais je me demandais s'il ne valait pas mieux le rappeler dans sa sphère au plus vite. Si cette technologie Sakaïenne ne m'émerveillait pas, elle ne manquait pas de piquer ma curiosité: que devenaient les pokémons quand ils y étaient confinés? Demeuraient-ils dans un état léthargique jusqu'à ce qu'on les rappelle au monde? Le temps y était-il long, court, dilaté, contracté? J'étais souvent presque tenté d'en lancer une sur moi-même pour voir ce qui se passerait, mais je terminais toujours par me dire qu'il valait mieux tenter l'expérience sur quelqu'un d'autre d'abord, pour être sûr de ne pas me faire de mal. Mon abruti de frère aurait fait l'affaire.

En méditant sur les mystères des Captis Ball, je sortis celle de Larvibule en l'examinant brièvement. Elle était instable, et en la saisissant de tous mes doigts je pus sentir de petites vibrations qui ne présageaient rien de rassurant. J'ignorais si le Larvibule me reprochait réellement ce que je redoutais, mais le mal était fait: de mon côté, le lien qui m'unissait à lui était fragilisé. La balle était formelle.

Je levai alors un regard vers Delsin. Sans un mot, je lui adressai un sourire en plaçant la sphère devant lui, à côté de son infusion.

- C'est mieux ainsi. Hercule est mort, longue vie à Larvibule... ou peu importe le joli nom que tu lui trouveras.

En repensant à celui de Nahele, je ressentis encore un frisson en me remémorant son évolution près de la rive. Cela avait été un moment fort, et même si pour moi rien n'égalerait jamais la beauté de la longue et immuable croissance d'un arbre véritable, je ne pouvais m'empêcher d'avoir hâte de vivre la même chose auprès de Til. Celui-ci gambadait toujours gaiement sous la pluie, s'arrêtant parfois pour ouvrir grand sa gueule vers le ciel. Je ne savais pas s'il essayait d'en boire les gouttes ou de gober les nuages, venant de lui l'un était tout aussi probable que l'autre.

Derrière lui, à travers le rideau de pluie, la forêt veillait toujours. Je repensais à Cléo, et au moment où Delsin avait évoqué la secte dont elle peuplait les rangs. Après ce que l'érudit et moi avions traversé, je ne pouvais plus me contenter d'être évasif sur la question.

- Mon rôle est de veiller sur la forêt, mais aussi sur les gens qui la traversent. Je ne t'ai pas tout dit pour les Hurleurs. La vérité c'est que je les connais très peu, mais j'ai connaissance de leurs méthodes. S'ils t'ont causé du tort, peu importent les circonstances, je peux enquêter. J'ai des contacts.

Ne pas trop en dire non plus. J'avais encore trop d'affection pour Cléo pour la plonger dans la mélasse.

- Je ne veux surtout pas paraître intrusif, continuai-je en remuant mon bol, mais si tu veux m'expliquer davantage pourquoi tu t'intéressais à eux, tu peux y aller: on a des boissons chaudes et tout notre temps, la tempête ne semble pas prête de s'arrêter. Pourvu qu'on ne reparte pas comme en septembre.

Je ne pus retenir une grimace en repensant à cette période difficile, à l'incident du grand séquoia avec les contrebandiers Sakaïens et à ce qu'il nous avait fait traverser avec Feuille, même si la blessure avait eu le temps de cicatriser. La clémence de Dame Kotori n'y avait pas été pour rien, et les saisons avaient coulé depuis.

Pourtant, en évoquant successivement les hurleurs et la tempête de septembre, mon ventre se tordit subtilement, quelque chose se figea en moi. J'avais beau réfléchir, les deux sujets n'avaient pourtant pas de connexion évidente, sinon leur gravité. Le pressentiment s'évanouit comme il était apparu, mais je n'étais pas spécialement rassuré.

HRP:

Le Larvibule semble encore sonné par sa mésaventure dans la rivière – qui pourrait lui en vouloir ? Delsin lui-même a le souffle court et la tête bourdonnant d’échos. Le sol semble prêt à se dérober sous lui alors qu’il est pourtant étendu à même le sol. Toutes ces sensations le rendent progressivement un peu nauséeux et son inconfort n’est en rien diminué par cette pluie intense, comme une claque au visage. Ils devront tous rentrer rapidement où ils risquent d’attraper froid. Les pluies d’avril peuvent se montrer traître après tout vu le temps frais. On connaît bien le dicton après tout : en avril, ne te découvres pas d’un fil ! L’Érudit suit ce conseil à la lettre mais avec ses vêtements détrempés, aussi chauds soient-ils, il ne risque pas de se protéger des maladies saisonnières qui accompagnent les écarts de température. Heureusement pour Delsin, il peut compter sur l’appui de cet immense lézard qui se penche sur lui. Nahele. Il ne fait aucun doute sur son identité vu ses couleurs si particulières pourtant le jeune homme peine à croire cette transformation inespérée, celle qui vient de sauver les deux insectes. Teion lui-même lui tend la main, aidé de son Tropius. Delsin se remet sur pieds en souriant légèrement car malgré tout ce qu’ils viennent de vivre, le commentaire de l’autre l’a amusé. Il vaut mieux en rire qu’en pleurer non ?

«Merci à vous tous, en fait. Et à toi Nahele, c’est… Juste quand nous discutions d’évolution, tu as décidé de t’y mettre hein ?»

Le garçon doit maintenant étirer le bras pour caresser la tête du Jungko qui émet un petit son gêné. Néanmoins, le reptile n’en demeure pas moins fier de sa nouvelle puissance. L’excitation se lit dans ses prunelles, une véritable lueur d’espoir sous cette pluie torrentielle.

***

Encore une fois, l’auberge accueille Delsin tel un havre de paix et de chaleur. Le jeune homme s’empresse de faire chauffer un feu dans l’âtre, celui-là même où il a pris place avec Trixie, une journée de pluie comme celle-ci. Il fournit ensuite des serviettes au pauvre Larvibule alors que Teion s’active à leur chercher de l’eau chaude, où il fait infuser de l’écorce. La boisson sent fort, mais il y a quelque chose de rassurant dans ce parfum naturel et prenant. Delsin s’y sent attiré et invite l’insecte à faire de même. Le petit hésite avant d’y tremper ses mandibules, mais le goût amer ne semble pas exactement lui plaire. Il se recroqueville un peu plus dans ses serviettes, visiblement peu rassuré. L’Érudit prend place dans un des deux fauteuils et s’empare du bol délaissé par Hercule. Hercule hein ? Delsin repense aux mots du garde-forestier, là-bas sous la pluie. Était-ce l’impulsion du moment qui l’a poussé à lui confier son compagnon ? Le Sakaien n’ose pas insister, ce serait malvenu puis ce genre de décisions ne s’effectuent pas à la légère. Teion semble pourtant convaincu, puisqu’après avoir examiné la balle du Pokémon, la tend à son interlocuteur. Alors qu’il la pose près de sa tasse, Delsin comprend que cette transaction s’est produite telle une finalité et que le jeune homme lui faisant face a pris sa décision.

«Hercule est le nom d’un guerrier, il mérite un nom tout aussi honorable. Je l’appellerai Wakiza. Merci Teion. Je vous promets d’en prendre soin. Et je n’oublierai pas.»

Delsin a tendance à fuir les attentions des autres. Néanmoins Teion l’a pris au dépourvu et le garçon de Sakai a l’impression de lui être redevable d’une certaine manière. S’il avait déjà pour lui une certaine estime, ce don vient de sceller un lien moins éphémère que ce qu’il aurait désiré. Il n’en est néanmoins pas insatisfait. Il s’approche pour caresser son nouveau compagnon, Wakiza. Il se cale ensuite dans son dossier, épuisé par toute cette aventure. Teion attire néanmoins son attention sur sa question de tout à l’heure. L’intérêt de Delsin ne fait absolument aucun doute. La question du garde-forestier est parfaitement légitime, pourtant en l’entendant… Le cœur du garçon se serre. Il a besoin d’alliés dans cette histoire, mais révéler l’étendue de son deuil s’avère encore très difficile à ses yeux. Ainsi il évite le regard de l’autre en se convaincant qu’il sera plus facile ainsi de lui faire ces confidences qui le pèsent depuis de trop nombreuses années déjà.

«Ce n’est pas mon genre d’enquêter sur des groupes comme les Hurleurs. À vrai dire, je n’ai rien d’un héros. Mon objectif est de participer à la science, pas de sauver le monde. Les Hurleurs… Un d’entre eux a assassiné mon père, non loin des frontières entre Mido et Sakai.»

Sa gorge se serre, se tord, il a mal. Prenant sur lui, il attrape le pommeau du poignard, le tirant de sa protection pour le dévoiler aux yeux du garde-forestier. Delsin a passé tellement de temps à faire ses enquêtes seul, il manque d’habitude, il tremble. Tout en lui résiste, or, il sait qu’il ne peut faire autrement dans cette histoire. Il ne peut faire ce chemin seul ou il risque le même sort que Horizon et son père avant lui.

«Voici l’arme qui a été utilisée pour le tuer. Je ne sais pas… J’imagine qu’on ne comprend jamais vraiment pourquoi. Je recherche la justice. Je recherche la vengeance. Et comprendre, si je le puis. Ce n’est pas le seul crime, non plus. Au mois de septembre, pendant la tempête, j’étais accompagné d’un guide, un messager midoyen. Nous avons été attaqués par deux hommes et un Capidextre. L’un d’entre eux a abattu le Békipan de mon guide en plus de voler le contenu de sa besace, une lettre somme toute importante pour eux.»

Il regarde la table sans la voir, hagard, confus et souffrant. Il attrape sa tasse et avale avec difficulté une nouvelle gorgée.

«Je ne sais pas si vous pouvez m’aider. Je veux bien prendre toute l’aide que je le puis. Mais je dois rester discret car je doute qu’il s’agisse du genre de groupe qui acceptent d’être enquêtés.»

Il rigole jaune, très jaune. Qui sait ce qu’il risque même à demander son aide à Teion ?

Il fallait s'en douter: le mystérieux poignard avait été l'instument d'un drame. J'imprimai soigneusement en mémoire la forme de la lame, et le motif du pommeau une nouvelle fois. Le jeune homme vascillait sous la lourdeur des souvenirs, et c'était légitime, pourtant il se protégeait derrière son étiquette d'homme de science. Une façade.

- Ma cabane est au Bois des Croisements. Cette zone entre Mido et Sakaï, je la connais bien. Quand ton père a disparu, c'était en quelle année?

Lorsqu'il évoqua les hommes et leur Capidextre, je failli m'étouffer avec ma gorgée d'infusion de Willia. La détresse de Delsin prit une dimension nouvelle. Ce guide au Békipan... cela ne pouvait pas être une coïncidence. Le malaise m'arracha un sourire nerveux.

- Ton messager, il se nomme Téméon, je me trompe? C'est un visage que je connais. La dernière fois que je l'ai croisé c'était un jour d'octobre, et il avait l'air au fond du trou. Je comprends mieux pourquoi son Békipan n'était plus avec lui. Heureusement que je ne lui ai pas demandé pourquoi. Pauvre bête, pauvre gars, finis-je en cachant mon front dans ma main.

Sous les cimes, les crimes.
Le vrai visage des hurleurs se dessinait lentement, aussi disgracieux que la marque noire qui le maculait. A en croire la parole de l'érudit - et à moins d'avoir affaire à un acteur de génie il eût été déplacé de la mettre en doute -, la flèche qui avait tué cet oiseau avait été tirée par un homme, ce qui mettait Cléo hors de cause. Mais ses mains avaient dû tremper dans cette histoire, de près ou de loin. Elle restait malgré tout un être humain sensible, il me faudrait du temps pour faire la part des choses. Je bus une gorgée d'infusion, comme pour faire descendre toutes ces idées grises.

- La discrétion, j'en fais mon affaire. Laisse-moi juste quelques semaines pour en savoir plus. Si tu me dis où et quand te trouver à Enogen, je t'y donnerai rendez-vous par courrier dans quelques semaines, j'ai un... travail qui se profile là-bas. J'aimerais beaucoup en profiter pour passer te voir, si tu l'acceptes.

Le contrat avec les Eddaryon n'était pas encore figé dans le parchemin, mais c'était en bonne voie. Et même s'il n'aboutissait pas, remettre les pieds dans la Grande Bibliothèque serait une expérience enrichissante, et donc un prétexte acceptable. Cela me changerait. De quoi ne plus penser à toute la boue qui salissait ma belle forêt. De quoi me sortir Cléo de la tête.

Un coup de tonnerre retentit, l'éclair m'aveugla à travers la fenêtre de l'auberge. A moitié immergé dans une mare de boue près du verger, Til poussa un rugissement étrange, entre la frayeur et l'amusement.

Quant à moi, je fus projeté en Septembre.

Dans le flash, les visage des Sakaïens que nous avions éliminés auprès du grand séquoia me revinrent. La marque faciale que je ne connaissais qu'à Cléo s'était superposée à l'un d'entre eux. Mon pressentiment de tantôt se confirma alors, car désormais le souvenir était limpide, comme si la foudre avait projeté toute sa lumière dessus: parmi les six hommes, il y en avait un qui possédait cette marque noire, reliant l’œil au menton.

Je tressaillis.

Avais-je tué un hurleur ce jour-là? Était-ce Feuille qui s'en était chargée? Tout était allé si vite! Et que faisait-il avec ces ordures de Sakaï? Était-il parmi eux? Était-il juste un guide qui leur montrait la voie vers l'arbre le plus majestueux, celui qui se vendrait le plus cher? En me parlant des Hurleurs, Cléo m'avait décrit des pratiques respectueuses de la forêt, voilà qui allait dans le sens contraire.

Tout se contre-disait, j'étais perdu. Plus les secondes passaient, plus j'espérais que ma mémoire m'avait joué des tours. Mais l'évidence m'avait rattrapé, elle avait refermé tous ses doigts sur ma cervelle et s'y accrochait avec poigne... comme un Capidextre.

Encore figé, j'attendis que le tonnerre terminât de gronder pour reprendre à voix basse, lentement.

- Cet automne a été meurtrier à bien des égards sur le continent. Vénovos a été la première à en faire les frais, mais nous y avons tous perdu quelque chose.

Mon regard se planta dans celui de Delsin. Je ne voulais pas qu'il reproduise mes erreurs.

- Entre la justice et la vengeance, il va falloir faire un choix, Delsin. Si tu mélanges les deux, ça te rongera le reste de tes jours. Je sais de quoi je parle.

- SKAAAAAAA!

Til nous faisait coucou de l'autre côté de la fenêtre. Complètement déconnecté des ténèbres qui enveloppaient notre conversation, il léchait la vitre avec une insouciance déconcertante.

- C'est bien mon doudou, fis-je en tapotant sur le carreau.

Ce faisant, je remarquai que la pluie s'était calmée. Il avait suffi d'un coup de tonnerre pour que toute la tension s'allège. Derrière un nuage, on devinait même la lueur du soleil creusant un trou à travers les cieux.

- Peut-être qu'on est pas repartis comme en Septembre, au final, fis-je avec espoir. Je dois reprendre la route.

Même s'il n'était plus question de faire évoluer un Larvibule dans les profondeurs du canyon de Ran, je ne pouvais me résoudre à annuler mon voyage pour autant. Je voulais également voir la rivière Serpentine de mes propres yeux, rentrer en contact avec son biome si singulier. Pour espérer quitter Mido avant de heurter la nuit, il fallait que j'enfourche Tropius au plus tôt.

Après avoir rincé mon bol et laissé quelques écus d'argent sur le comptoir pour Trixie et son hospitalité malgré elle, je rassemblai mes affaires. La pluie s'était écartée mais je me préparai à affronter l'air extérieur, toujours saturé d'humidité.

Avant de quitter l'auberge Sunstorm, je me retournai une dernière fois vers l'érudit pour le saluer lui et Larvibule.

- Nous nous reverrons, Delsin Ketera. Prends soin de toi, et du petit guerrier! Transmets mes amitiés à Trixie. Dis-lui que je m'excuse de lui avoir enlevé Til comme un voleur sans la saluer, et que je lui revaudrai son service.

J'en profitai pour appeler la tortue dans sa Captis Ball pour la première fois, en libérant Palo de la sienne pour l'enfourcher. Le soleil frappa finalement l'auberge, l'Audacieuse avait retrouvé son débit habituel.
Jusqu'à la prochaine crue.

HRP:

«C’était il y a longtemps. En l’an 208. Vous deviez être plutôt jeune vous aussi. Mon père était relativement connu à Mido, il en était originaire après tout, mais il avait aussi bonne réputation dans son métier, celui de chasseur. Il avait sa propre petite compagnie, basée sur des principes de respect de la nature. Son objectif n’était pas faire de profit, je pense simplement qu’il aimait cette vie-là. Il dénonçait aussi le braconnage, ce qui a dû lui faire des ennemis je suppose. Jusqu’à présent, j’ai toujours pensé qu’il avait eu des problèmes avec ses investisseurs ou ses partenaires d’affaires, ou encore de ces fameux braconniers avides de le pousser hors de la compétition. Puis j’ai trouvé ce poignard dans les affaires de ma mère. Je l’avais qu’une fois étant petit, quand on lui a remis. Je n’avais pas pensé qu’il pourrait apporter autant de réponses.»

Delsin doute que son interlocuteur puisse connaître son père. Malgré sa personnalité chaleureuse, il demeurait discret majoritairement, vivant sa passion de manière solitaire. Le fils orgueilleux ne dit pas faux : Savar possédait effectivement une excellente réputation tant à Sakai qu’à Mido et ses peaux d’une grande qualité se vendaient à fort prix, au nom de l’excellence et de ses techniques de chasse respectueuses de la nature. Il ne chassait jamais plus que ce qu’il ne le fallait. L’Érudit n’a finalement jamais véritablement pris goût en la passion de son paternel, tuer n’était simplement pas dans ses cordes. Il appréciait néanmoins leurs voyages sur les routes, perdus dans la verdure. Teion ne l’a probablement jamais rencontré, par contre ils ont une autre personne en commun.

«Oui, c’est exact. J’ai de la peine pour lui. Je ne peux pas m’imaginer sa détresse. Enfin, oui… Oui, je le peux.»

Il reste longtemps, longtemps silencieux. Téméon a marqué son parcours. Ce jeune homme pourtant si différent de lui, enthousiaste, énergique, avec un sens de l’humour particulier et un grand cœur. Leurs discussions resteront dans sa mémoire, ainsi que ce qu’ils ont pu vivre tous les deux. Delsin imite Teion en prenant une longue gorgée de son infusion, tâchant de chasser le nœud qui s’est formé dans sa gorge. Lorsque son interlocuteur propose quelque chose de concret pour la suite des choses, Delsin se sent malgré lui reculer. Il n’a pas l’habitude de collaborer, après tout. Il regarde le Larvibule un instant, incertain de ce qu’il devrait dire. Il doit faire un choix. Un premier pas qui pourrait venir changer l’allure de son enquête à tout jamais.

«Je devrais retourner à la Grande Bibliothèque d’ici deux semaines, j’ai fort à y faire et je crains avoir négligé mes études trop longtemps. Je veux valider le sujet de ma prochaine thèse après tout. J’y ai une chambre, dans l’aile sud, c’est la dernière porte du couloir à droite. Sinon, vous pouvez aussi demander pour Delsin Ketera, je ne suis pas bien difficile à trouver.»

Il hésite. Il a encore beaucoup de choses à dire, beaucoup de questions à poser. Pourtant l’autre semble en proie de ses propres pensées. Le garçon ne tente pas de le déchiffrer; il n’a jamais été doué pour interpréter les signes d’autrui même s’il se fait généralement de bonne écoute. Alors que l’autre émerge, il se contente de l’accueillir. Tous perdu quelque chose ? Est-ce le cas du garde forestier aussi ? Delsin juge qu’il serait indiscret de poser la question, néanmoins il doit reconnaître le bien fondé de cette réflexion. Un instant, il tripote la balle de Kateya à sa ceinture. L’autre évoque un choix que le garçon n’a jamais réussi à faire jusqu’à présent. Vengeance, ou justice ? Il est partagé entre sentiment et raison depuis bien, bien longtemps. Teion pourrait lui parler de la raison de ses regrets, peut-être, pour l’éclairer ? Le ciel qui se découvre donne à l’autre l’opportunité de quitter, ce qu’il attendait. Il faudra à l’Érudit s’armer de patience dans ce cas. De toute manière, ils se reverront, n’est-ce pas ?

«Je ne manquerai pas de faire le message. Merci pour tout Teion, je ne manquerai pas à ma tâche. Puis… oui, nous nous reverrons.»

Il lui tend la main, pour sceller cette alliance en quelque sorte. Delsin se sent vidé d’un poids. Il n’a pas à affronter tout ceci seul.