Ses souvenirs de l’événement, encore frais, le hantent toujours. Seule la perspective d’une chute l’empêche de se perdre dans le dédale de pensées éparpillées. Son esprit mis au défi par un problème qu’il ne peut pour le moment pas comprendre, il en obsèderait presque. Tant de questions se forment sous son crâne, néanmoins il doit rester accroché à sa monture, le Noarfang de sa mère, Neige. Malheureusement, Delsin ne possède pas une expérience étendue en vol, en plus d’avoir oublié d’harnacher la selle à l’oiseau dans son empressement de quitter Enogen. Les longues heures de vol l’ont laissé complètement courbaturé et épuisé, en plus des émotions vécues lors de l’apparition des créatures célestes… Le garçon ne peut s’empêcher de penser à la manière dont sa mère a créé de la glace pour briser la toile d’araignée que lui-même semble avoir produit. Et la vague projetée à son visage de la part de sa sœur. À quoi tout cela rime ? Devant le cri du Noarfang, Delsin réalise avoir une fois de plus glissé un peu sur le côté, se mettant en danger d’une chute. Il serre les dents. Tout ceci n’a pas d’importance si Trixie est en proie des ombres tel qu’il l’a vu dans sa vision. Le jeune homme n’a guère l’habitude de se lancer tête première ainsi, sous une impulsion émotionnelle. Cela lui rappelle beaucoup trop son voyage du mois de septembre en direction de Mido.

Toujours pour elle. Alors que la grande chouette se pose enfin sur la terre ferme, Delsin descend péniblement, habité de pensées d’elle. Elle, toujours elle. Ces derniers mois passés en sa compagnie n’auront pas suffi à tarir les sentiments malgré tous ses efforts pour en faire fi. L’accompagner quotidiennement comporte son lot de défis. Toujours partagé entre ses désirs et ses devoirs, du moins ceux qu’il s’est construit, il se contente de cette dualité, de ce fil de fer. Tant pis si l’incertitude le ronge, le garçon ne s’en émeut pas davantage. Sa priorité réside en leur amitié, le reste n’a pas d’importance. L’Érudit n’a jamais cherché l’amour, et même si ses émotions étaient réciproques, alors quoi ? Cela ne le rendrait pas plus heureux, du moins s’en convainc-il. Tant qu’elle peut partager son vécu, le reste lui importe peu. Les jambes endolories, il peste à retrouver un positionnement normal, pressé d’aller à sa recherche. La faim le tenaille, il ne s’en soucie pas davantage.

Une fois capable de bouger convenablement, le garçon rappelle à sa balle l’oiseau fatigué de sa longue route, sachant pertinemment qu’il leur faudra emprunter le chemin inverse le lendemain pour s’assurer que les membres de sa famille ne soient pas en danger suite à la crise. Delsin récupère, dans son sac, la clé que la propriétaire lui a laissée lors de son long séjour entre ces murs. Le temps passé à l’auberge lui a paru tel un rêve. Si la réalité l’a rappelé à ses missions premières, il n’en demeure pas moins profondément attaché. Sans presser son pas, il entre dans la demeure, trop grande et trop vide tant qu’elle n’ouvrira pas officiellement ses portes. L’échine du noiraud est parcourue d’un frisson alors qu’il s’avance en direction des chambres, rapidement rejoint par une Marcacrin curieuse et surprise de son entrée inattendue. Delsin la salue comme une vieille amie avant de grimper les marches en direction des quartiers personnels de Trixie.

Une fois arrivé devant la porte de celle-ci, il ne daigne pas frapper tant il se convainc de la disparition de celle-ci aux mains des ombres. Alors que la porte s’ouvre, la blonde se dévoile à lui, parfaitement entière, et encore une fois saine et sauve. Le cœur de Delsin ne fait qu’un bond, puis plusieurs autres frénétiques. Il fait un pas en sa direction, il n’en a cependant pas la chance. Sa main a collé au bois de la porte et malgré tous ses efforts pour s’en défaire, une toile semblable à celle qu’il a produite tout à l’heure l’empêche tout bonnement d’avancer.

«Euh… Salut Trixie.»

Il tire et tire et tire, sans succès.

«Il semblerait que je sois maintenant en mesure de produire une substance blanchâtre et gluante. Le hic de cette capacité inattendue, je n’ai pas la moindre idée de la manière de l’utiliser. C’est fort gênant.»

Il tombe à peu près comme un cheveu sur la soupe. Malgré tout, il sourit, car les ténèbres ne l’ont pas avalée car elle se tient toujours là, devant lui.

Même qu’il fait un effort pour ne pas dévisager. Trixie a ce don pour bien paraître en toutes circonstances, or Delsin n’est pas sans s’émouvoir de ses élans de coquetterie. Ses cheveux ainsi placés sur le côté, formant des cascades dorées contre son épaule, ont attiré son œil. Son estomac se contorsionne douloureusement devant cette vision inespérée. Il reprend une respiration à peu près normale en la sachant sauve. Une fois de plus, il aura couru la secourir en sachant pertinemment qu’en situation critique elle se débrouillerait mieux que lui. Mais cet élan s’avère plus souvent qu’autrement plus fort que lui. La distance l’incommode. Toutes ses pensées libres se livrent à elle constamment, alors lors de danger comme il a pu y en avoir à Ekoe depuis quelques mois, il se doit de vérifier de son bien-être. Surtout depuis cette vision sordide… Or, Trixie se porte à merveille, s’approchant de lui en constatant avec un certain dégoût ses nouvelles capacités, qu’il décrit sans se rendre compte qu’il pourrait y avoir méprise. Delsin n’a simplement pas l’esprit assez flexible pour voir les choses de cet angle. Il manque cruellement de perspective. C’est tant mieux, puisque la blondine ne relève pas.

Puis, tout s’explique. Cette vision des ombres serait en fait le dévoilement des nouveaux pouvoirs de la jeune femme, elle aussi atteinte de cet étrange phénomène. Delsin ouvre la bouche pour dire quelque chose mais se ravise, scrutant avec prudence les ombres qui dansent contre les dalles du plancher. L’Érudit les observe avec grand intérêt. Elles n’ont rien à voir avec celles de sa vision, menaçantes, tirant son amie dans les ténèbres. Parmi les quatre personnes (lui inclus évidemment), aucun semble avoir les mêmes symptômes suite à cette apparition étrange dans le ciel. Sans même le savoir, l’Érudit vient de prendre la décision d’étudier ce qu’il appellera plus tard la Magie en chaque individu et la manière dont elles se manifestent. La glace, l’eau, les ombres, les toiles… Voilà qui lui rappelle énormément les capacités déjà présentes chez les Pokémon. Il fronce les sourcils.

«Les ombres. Les ombres ! Oh, voilà qui est rassurant. J’ai eu une vision troublante où tu te faisais avaler par les ténèbres, victime des ombres. Méfie-toi, peut-être te veulent-elles du mal.»

Pour l’éloigner de ces-dites ombres, il lui saisit la taille de son bras valide et l’attire vers lui. Malheureusement, les ombres semblent attirées inlassablement en direction de Trixie. Il fait la moue avant de la relâcher.

«Je les tiens à l’œil.»

La pose de la main de Trixie contre la sienne le fait frissonner. Il sent son cœur s’agiter du souvenir de ce soir-là où il est atterri à sa porte après de longs mois dans la voir, ce soir où ils se sont dévoilés l’un à l’autre. Il a toujours ce désir en lui de cette proximité, de plus. Néanmoins, il existe encore une marge entre ce qu’il désire et ce qu’il est prêt à faire pour l’obtenir. Le garçon manque d’audace souvent, surtout lorsqu’il n’est pas certain de réussir. Malheureusement, l’approche de la blonde n’aide en rien à son contrôle sur ses toiles. Bien au contraire, celles-ci émergent encore plus de ses doigts, venant sceller la main contre la porte. Pire encore, Delsin a posé sa deuxième main sur l’épaule de Trixie pour se stabiliser… et y reste collé à son tour.

«Eh bien, les discussions sur l’étrange phénomène du ciel vont devoir attendre car… Je suis prisonnier là. Et toi aussi on dirait.»

Il ne veut pas tirer trop, car il risquerait de déchirer la robe. Quoi que l’idée ne pourrait pas lui déplaire. Rougissant, il tâche de regarder ailleurs pour éviter de s’embourber encore plus dans son humiliation.

L’esprit de Delsin en est un capable de gymnastique. Élastique et créatif, il ne manque pas de ressources pour trouver des solutions à ses problèmes habituellement, même que ses solutions originales ne manquent pas d’en faire sourciller plus d’un. On ne changera pas l’Érudit, avec son côté très certainement unique (pour rester gentil tout de même, il ne faudrait pas froisser ses sentiments). Même que si on le tentait, ce serait pour n’obtenir au final que des résultats peu concluants. Car il ne peut s’empêcher d’être toujours bombardé d’idées, de théories et d’analyses, ainsi il a été élevé particulièrement par sa mère et par ses précepteurs tous plus sévères les uns que les autres. On dirait même qu’il est né avec l’esprit scientifique, or nous savons que c’est tout simplement impossible. Et cet esprit peut faire de grandes choses, à l’exception près bien entendu des moments où Trixie Sunstorm se trouve dans la même pièce, ou que la problématique en besoin de résolution ne la concerne. Dans ces cas précis, Delsin perd alors tous ses moyens. À l’instant, par exemple, il ne lui vient à l’esprit qu’une seule idée, et c’est celle que sa chère amie devra se départir de sa robe et l’abandonner à son sort collé contre cette porte. Il s’agit à ses yeux de sa seule chance d’échapper à ses toiles. Bien entendu, la perspective du retrait de ce vêtement lui donne bien d’autres idées en tête que je me garderai bien de répéter. Il ne faut pas déconner, c’est un forum tout public après tout.

À la suggestion de Trixie néanmoins, une once de raison le traverse enfin et ouvre grand les yeux en se maudissant de ne pas y avoir réfléchi plus tôt. Évidemment, si ses-dites pensées avaient été occupées ailleurs, peut-être aurait-il été en mesure de concocter ce plan lui-même. Maintenant que la jeune femme l’a remis sur le droit chemin, il a une idée bien précise qui pourrait leur permettre de se libérer.

«Lorsque j’ai utilisé ces toiles la première fois, ma mère a… utilisé de la glace pour me décoincer. Je crois que nous pourrions utiliser les habiletés particulières d’Abigail pour nous dégager. Est-elle en mesure d’être précise avec une de ses attaques glace ? Je ne voudrais pas te blesser après tout.»

Il devient doux, sincère, bien moins réflexif comme tout à l’heure. À la question de son amie, il rigole légèrement. Trixie a toujours tendance à voir les choses du bon côté alors qu’il observe plutôt une tendance inverse chez lui-même. Il apprécie cette caractéristique de sa personnalité pétillante et dynamique.

«Je vais bien, je vais bien. Mido m’a manqué. Je préfère être ici à l’auberge que dans ma chambre minuscule de Sakai. J’ai débuté des études sur les spectres, très intéressant. D’ailleurs, j’ai un présent à t’offrir, si tu l’acceptes bien entendu. Enfin, j’imagine qu’il faudra attendre que je récupère une main pour te le donner.»

Il parle du petit Théffroi qu’il a capturé au manoir Clavy en compagnie de Corvus Eddaryon. Une fois qu’il pourra lui présenter, le garçon lui parlera de ses mésaventures au manoir. Il est convaincu que la blonde appréciera cette fabuleuse aventure.

«Écoute, au pire, si Abigail ne peut pas nous aider, tu peux toujours retirer la robe. Comme ça tu seras libérée et tu pourras me nourrir pour éviter que je ne crève de faim contre sa porte de chambre. Le sommeil sera plus compliqué évidemment, mais j’ai l’habitude de dormir dans des positions pas possible à force de piquer du nez dans mes livres…»

Il la charrie évidemment. Il n’a pas trop crainte qu’ils sauront le sortir de là après tout. Il ne remarque pas qu’à force de se détendre, il récupère progressivement le contrôle des toiles contre ses doigts. Trixie a toujours eu le meilleur effet sur lui. Sauf évidemment quand il s’agit de réfléchir.

Tant qu’il se trouverait dans cette position, Delsin ne serait pas confortable ou serein. Après la détresse ressentie suite à ses visions, puis le soulagement comme un grand coup de massue contre ses tempes, il se sent un peu abasourdi. Vient-il vraiment de suggérer à Trixie de retirer sa robe ? Oh, la chose lui paraît parfaitement logique, pourtant il ne s’était jamais permis une telle audace auparavant. La blonde lui paraît tel qu’elle l’est toujours : d’une humeur pétillante, ne mâchant pas ses mots, comme s’ils ne venaient pas de frôler la fin du monde. Elle s’enthousiasme sur la perspective de son présent, ce qui fait légèrement sourire le garçon.

«Tu auras l’occasion de le voir sitôt nous serons sortis de ce mauvais pas. Oublie ma suggestion, c’était stupide. Je n’avais pas l’intention de te gêner, ma chère, juste que je me disais un peu naïvement qu’ainsi tu serais libre de ces entraves. J’ai fait un long voyage.»

Un très long voyage. Delsin évite soigneusement le regard de la jeune femme, pour s’empêcher de lui exprimer toute la peur qu’il a ressenti. Pourquoi, sitôt le monde paraît contre eux, le garçon se précipite à son chevet ? Qu’espère-t-il ainsi ? La protéger ? Il se sait parfaitement incapable de le faire, pour bien des raisons. S’il ne manque pas de compétences en certains domaines, assurer sa protection par la force physique ne pourrait jamais en faire partie.

L’arrivée du Marcacrin le tire de ses pensées et interrogations quelque peu confuses. Delsin salue une fois de plus Abigail, toujours aussi fascinée par ses couleurs si particulières. Il agit à l’instar de la blondine, se détournant le visage pour éviter quelque contact de la glace avec ses yeux. Le petit Pokémon glace s’exécute enfin et le garçon sent l’entrave qui le retenait à l’aubergiste se défaire enfin. Il lève les deux bras, réalisant qu’il s’est aussi défait de la porte, sans l’intervention de la Marcacrin cependant. L’Érudit ignore à quoi associer cette réussite, de toute manière, il s’en fiche bien. Maintenant libéré, il en profite pour attirer Trixie contre lui avec un grognement rassuré. Il enfouit son visage dans sa chevelure.

«J’ai vraiment pensé que tu étais… que tu étais en danger. J’ai volé des heures en pensant que ces ombres t’avaient…»

Il la serre un peu plus fort, sentant son cœur battre nerveusement. L’angoisse de ce long vol l’a épuisé, l’a fragilisé, il se sent désagréablement émotif et troublé. L’odeur des cheveux de Trixie l’enivre, lui rappelle à quel point elle a pu lui manquer ces dernières semaines à Sakai, à quel point sa vie peut être différente sitôt il s’éloigne d’elle. Avec une difficulté qui n’a rien à voir avec ses toiles collantes, il se détache d’elle, tout en conservant une étreinte presque tendre contre son épaule. Il tente encore de se rassurer qu’elle est là, bien là face à lui, qu’elle n’a aucune intention de disparaître aux mains d’un mal qu’il ne connaît pas encore. D’une main prudente, il vient cueillir une mèche d’or barrant le visage de sa complice. Il se retire un peu brusquement, habité par l’impression d’avoir été trop loin, de s’être montré trop audacieux. Il résiste, encore et toujours, à ces sentiments qui l’assaillent à chaque instant partagé avec elle. Sa main glisse contre le bras de Trixie avant de se laisser pendre au-dessus du vide.

«C’est plutôt idiot de toujours courir ici lorsque les choses se présentent mal. Ce n’est pas comme si je pouvais t’aider de quelconque manière si tu te trouvais véritablement en danger. C’est plus fort que moi. Je déteste cette sensation d’être irrationnel et émotif. C’est frustrant, je suis frustré, Trixie.»

Découragé le décrirait mieux. Pourtant, maladroitement, il essaie d’exprimer à quel point il peut tenir à elle. À quel point cette tendance chez lui peut le troubler. Qu’elle a une place spéciale dans sa vie, une occupée par personne d’autre.

«Je sais que tu peux très bien te débrouiller sans moi, en plus. Tu es la personne la plus forte que je connaisse après tout. Enfin… Sans vouloir paraître encore plus intrusif que je ne l’ai déjà été, pourrais-je te réclamer un repas et un lit ? Cette histoire m’a épuisée, j’ai peur de faire ou dire des choses que je pourrais regretter.»

Comme tout lui avouer. Pourquoi en est-il si tenté aujourd’hui ?

Delsin se complaît dans les certitudes. Or, les domaines humains se ponctuent de nuances que le garçon a appris, pour la majeure partie, à contourner avec habileté. Il a su forger, au fil des années, une personnalité agréable et facile pour éviter les pièges, les confusions et surtout les conflits. Bien entendu, cela ne peut suffire à traverser ses relations les plus intimes, nécessairement il doit se dévoiler et faire des compromis, c’est ainsi. Néanmoins il ne peut s’empêcher de ressentir une certaine frustration de se dénaturer de la sorte régulièrement en sa présence : il n’est pas dans ses habitudes de se montrer aussi irrationnel et aussi craintif. Tant pis. Le jeune homme ne cherche pas d’explications désormais. Il est fatigué après tout, demain lui apportera peut-être plus de réponses. Puis à force de la côtoyer, il connaît tout de même une part de la vérité. C’est bien ça le problème. Heureusement, la sincérité de son amie l’aide à passer outre ses frustrations. Elle le rassure en lui affirmant la force de son affection à son tour, en des mots simples que l’Érudit sera en mesure de comprendre. Trixie lui a déjà dit pouvoir se permettre d’être elle-même en sa compagnie et cela, comme toujours, lui apporte un sentiment de paix. La dernière chose qu’il désire est de lui nuire.

Invité à le faire, Delsin se dirige en direction de la pièce désignée par l’aubergiste, la chambre d’amis. La vision du lit le fait presque soupirer d’aise : maintenant qu’il a retrouvé la terre ferme, ses muscles sont endoloris par ces longues heures de vol à dos de Noarfang. Le jeune homme dépose ses choses, non sans avoir remercié Trixie de quelques mots et d’un sourire fatigué. De gestes las, il fait le lit en considérant franchement s’y glisser. Néanmoins un besoin l’emporte sur celui-ci. La faim le tenaille.

«Je suis affamé, je vais prendre un repas avant de me reposer. Puis je ne te laisserai pas tout faire toute seule, tu sais bien.»

Delsin a pris l’habitude d’être une aide précieuse dans la cuisine pendant ces mois à habiter l’auberge. Il a beaucoup appris dans ce domaine aux côtés de Trixie et ces instants le font toujours beaucoup plaisir. Il y a quelque chose de très concret dans la préparation d’un plat, de presque mathématique, qui lui plaît énormément. S’il se montre parfois un peu trop pointilleux sur les recettes et ne se permet pas souvent d’en déroger, il est passé maître dans l’art de faire griller la viande ou de couper les légumes de manière harmonieuse. Déjà, à la maison familiale, il avait souvent pour tâche d’assister aux repas. C’est simplement naturel pour lui. Sitôt installé donc, qu’il rejoint son amie dans les cuisines et entreprend de l’aider en suivant activement ses consignes. Son ventre grogne violemment désormais et il se doute que ses compagnons se trouvent dans un état semblable. Il relâche donc un à un les créatures rassemblées à sa ceinture. Aussitôt, le Théffroi explore la pièce, se mettant à tournoyer autour de la jeune femme.

«Ouais, c’est d’elle dont je t’ai parlé, Théffroi.»

Toujours aussi sérieux, le spectre observe l’aubergiste faire tandis que les autres se précipitent tout naturellement vers la nourriture disponible pour eux pour se remplir la panse. Seul Kwanita le Polichombr rejoint rapidement Delsin, ondulant au-dessus du sol en tournoyant sur lui-même.

«J’ai capturé ces deux-là au manoir Clavy avec mon escorte, Corvus Eddaryon. C’était une journée plutôt particulière à vrai dire. Moins qu’aujourd’hui, mais tout de même. J’ai été possédé pendant un certain temps par un spectre. Corvus m’a rapporté que je me prenais pour une femme noble du manoir. Ce devait être plutôt drôle à voir. Il semble que ce soit plutôt moi qui se soit laissé emporter par les ténèbres et non toi.»

Il rigole doucement avant de reporter son attention sur le Théffroi.

«J’ai capturé celui-ci pour l’étudier, mais j’ai… surtout pensé à toi en le voyant. Je me suis dit qu’il fallait bien quelque spectre pour hanter l’auberge. Quand je ne suis pas là, bien sûr.»

Il sourit, presque timidement. Il ne veut pas dire qu’il espère que cet allié, si elle l’accepte, lui portera compagnie et lui fera penser à lui.

Delsin ne fait pas partie des palais difficiles. Même qu’on le contente de peu; tant que son estomac se trouve rempli il n’y voit pas d’inconvénient. Néanmoins, les bons plats préparés lui apportent aussi son lot de bonheur : rien au monde ne le satisfait plus qu’un repas chaud préparé avec soin. À cet effet, le garçon a trouvé bien plaisir à servir de cobaye pour les expérimentations culinaires de la propriétaire de l’auberge. Il ne fait simplement pas le meilleur critique quand il s’agit de nourriture ! Les petites attentions de la blonde, au cours de leurs mois de cohabitation, auront eu le dessus sur ses jeunes souvent répétés dus à son acharnement au travail. Trixie a toujours motivé l’Érudit trop passionné à quitter ses études pour partager un bon repas en sa compagnie. Delsin retrouve cette habitude avec un mélange de satisfaction et d’amertume, car dès demain il devra rentrer à Enogen pour consulter par lui-même l’étendue des dégâts suite à cette énième crise. Il n’a pas oublié, même si c’est tentant de s’y risquer. Concentré à ses tâches, il suit d’un œil distrait la rencontre entre le Théffroi et la jeune femme. Comme il le soupçonnait, les deux semblent déjà très bien s’entendre.

«Le Manoir Clavy a abrité une famille de nobles, quelque part dans les marécages. C’était une famille royaliste, alors après la révolution… Ils ont été massacrés par le peuple effarouché. Je pense que leur triste histoire a attirée de nombreux spectres dans l’endroit, de plus c’est un lieu où ils peuvent être tranquilles. En tout cas, ce n’était pas tellement douloureux la possession en tant que tel. La décharge électrique du Pichu de Corvus pour me ramener le fut davantage. C’eut au moins le mérite d’être efficace, puisque je suis revenu à moi quelques secondes après.»

Éternel adepte des situations qui autrement n’amusent personne, Delsin rigole de sa propre infortune. À ses yeux, il s’agit d’un événement particulièrement chanceux, puisqu’il a pu expérimenter par lui-même les effets de la possession, une des caractéristiques si particulières des spectres. Plutôt que de trouver réponse à ses questions, le scientifique sort de cette expérience marquée d’une curiosité encore plus accrue. Ici néanmoins, le garçon n’a pas l’ambition de ses études. Cette histoire était destinée à augmenter l’effet dramatique de son récit, et surtout d’amuser sa partenaire dont le rire lui sonne si doux aux oreilles. Un moment, il s’autorise à la regarder avec cette gravité contemplative qui accompagne ceux dont les sentiments demeurent secrets. Toujours à se demander s’il devrait s’exprimer ou se taire. La fatigue le rend probablement plus affectueux, plus audacieux; ce baiser sur sa joue n’aide en rien son esprit déjà confus. Heureusement, son cœur maintient vivement le cap, emballé à souhait. Ses mots l’attisent d’autant plus. Ici chez lui ? Oui, il le sent même s’il n’est pas doué, que Trixie aime l’avoir auprès d’elle et qu’il sera toujours la bienvenue chez elle. Mais est-ce simplement de l’amitié ? Delsin ne parvient pas à le savoir. Torturé, il se poste à ses légumes, un peu plus silencieux pendant le reste de la préparation du repas. Une fois terminé, il prend place à la table en compagnie de la blonde, lui jetant de nombreux regards hésitants.

Sa faim dévorante l’emporte et il se jette sur sa nourriture avec avidité. Comme prévu, le repas est simplement délicieux et l’englobe d’une sensation de familiarité et de chaleur. Il sourit à l’auteure de ce repas, un peu béat. Après moult compliments, il rince le tout d’un peu de thé. Son estomac qui se remplit lui donne tout l’occasion de reprendre le fil de ses pensées, qui nécessairement le ramènent à elle.

«Tu as déjà pensé à te marier, Trixie ?»

La question a jailli de sa bouche de manière si prompte qu’il en paraît lui-même surpris, prenant une gorgée de thé pour faire taire son malaise. Ce ne sont pas tellement de ses affaires après tout… Il espère simplement que la jeune femme ne prendra pas mal son audace.

Y a-t-il même réfléchi lui-même ? Il ne peut prétendre y avoir porté un grand intérêt de sa vie; à vrai dire son existence s’est résumée jusque là à réussir ses études, tout simplement. Accroché de manière viscérale à son travail d’Érudit, il n’a jamais pris le temps de s’arrêter pour contempler l’idée. Même que Delsin ne s’est jamais particulièrement questionné sur sa vie sentimentale jusqu’à présent. Son questionnement soudain envers la blonde ne peut que s’expliquer ainsi : lui-même s’est mis à considérer la chose que tout récemment. Jamais il n’a pris le temps de s’imaginer dans un type de partenariat; quelque part il reste un loup solitaire qui ne s’interroge pas énormément sur sa future définition d’une famille. Il cherche encore à digérer celle qu’il a laissé derrière fois, plusieurs années auparavant, celle que d’une certaine manière il a abandonné à la mort de son père. Pourquoi maintenant donc ? De plus d’une manière, Trixie a bouleversé ses habitudes, l’a forcé sur des sentiers inattendus. Delsin ne prend pas encore conscience de l’impact qu’elle a pu avoir sur lui, pas pleinement du moins. Mais à l’instant où il formule cette question, il se dit qu’il voudrait bien le faire, lui. Il s’imagine au cœur d’une grande maison telle que celle-ci, autour d’un feu dans l’âtre, près d’un être cher. Après le tumulte des quelques dernières heures, il est encore à la recherche de quiétude. N’est-ce pas ce que représente une telle union ? La sécurité ?

«C’est vrai ce que tu dis, même si je doute que tes idées modernes ne plaisent à Enogen. Le mariage m’a paru telle une commodité pendant toute ma vie, je n’y ai jamais vraiment prêté attention. Désormais j’y vois un certain nombre d’avantages. Il doit être assez rassurant de pouvoir compter sur quelque chose d’immuable dans sa vie.»

Quelque chose d’immuable ? Ne se trouve-t-elle pas déjà là, sous ses yeux ? Le garçon juge que cette réponse suffira, de toute manière ce n’est pas comme s’il était vraiment décidé. Une part de lui sera toujours trop curieuse, même pour certains éléments qu’il n’aurait jamais considérés auparavant. Pour le moment, il s’enferme dans ses réflexions, trop occupé à être ailleurs pour offrir ces signes qui auraient pu sceller leur destin. Tant pis, ils ont le temps après le tout. Ils ont le temps.

Le repas l’a laissé d’autant plus fatigué, mais c’est sans la moindre hésitation qu’il accepte de la suivre sous la pergola. Une pluie fine mais déterminée s’abat encore sur le jardin. Ainsi, le jeune homme se presse sous le parapluie en compagnie de Trixie, curieux de savoir ce qu’elle a à lui montrer. Leurs pas les mènent jusqu’à la figure légendaire d’une divinité de pierre, auquel le garçon s’attarde quelques instants avant que son regard ne glisse sur les deux tombes à ses pieds. Delsin sent aussitôt son cœur se serrer dans sa poitrine. Encore écartelé par le décès de son propre père, il devient grave et silencieux devant cette vision spirituelle. Un instant, il échange un regard avec la blonde; de ces regards à la fois sévères et compatissants, de ces regards qui se privent de mots. Sous le parapluie, il l’entoure de son bras et la presse contre lui. Il ne sait qui vraiment il tente de rassurer.