La pluie s’abat toujours, avec moins de conviction. Elle est le reflet d’une âme apaisée par dépit après de longues semaines d’agitation. Résignée, en quelque sorte. Existe-t-il véritablement une résignation dans un premier pas vers la guérison ? Delsin se sent à l’orée d’une nouvelle existence. Tous ses gestes hésitent. Lui fait face une porte massive, riche et sévère. Le portrait d’un empire qu’on a construit, qui a triomphé. Combien le garçon se sent petit face à elle, face à cet immeuble, face à ses propres décisions. Il sent qu’il n’osera jamais frapper; troubler un équilibre précaire dans lequel il a évolué jusqu’à présent. Ce n’est pas si facile de se défaire de ses habitudes. Certaines s’ancrent plus profondément que d’autres. Et Delsin évite depuis longtemps. Tellement qu’il doute du bien fondé de son entreprise; même maintenant. Il frissonne en repensant aux derniers jours. Il n’a pas passé le choc de la violence et la mort dont il a été témoin. Cet événement l’a profondément marqué. S’il doit être honnête, pour une fois, il dira alors qu’il n’a pensé qu’à elle. À quel point il serait dévasté de la perdre de la même manière. En frappant à la porte, il vit encore cette crainte, sans véritablement être en mesure de l’identifier. Il y a seulement cette urgence de reconnecter avec elle. Il a besoin de savoir qu’elle est en sécurité. Face à ce besoin, il ne parvient qu’à formuler une seule idée : tout ceci est stupide.

Delsin a passé beaucoup de temps à construire des remparts. Si bien qu’il n’a pas réalisé le serpent qui s’est glissé entre les craques de ces pierres pourtant solides; les pierres de ses insécurités. Maintenant que le mal est fait, le jeune homme n’a aucune idée s’il désire jeter le reptile hors de chez lui ou l’apprivoiser. Et s’il se faisait mordre ? En scrutant la bâtisse lui faisant face, le noiraud ne peut s’empêcher de mesurer sa propre insignifiance. Il en a souvent été ainsi avec Trixie. Elle est cette jeune femme à qui tout réussit et lui ? Il nage à contre-sens. Son esprit analytique refuse de produire quelque théorie sur les raisons de leur improbable amitié. Les émotions n’ont pas d’importance à ses yeux. Il vient ici pour se rassurer, après il rentrera à Enogen. Peut-être. À vrai dire, Delsin est terrorisé à l’idée de retourner sur les routes après l’attaque des deux hommes quelques jours plus tôt. Par réflexe, il vient tâter la balle de Kateya, la Lougaroc. Depuis le décès brutal de son ami Horizon le Békipan, la louve s’est montrée agressive et blessée. Même son compagnon humain ne parvient plus à l’approcher. Quelque part, ça lui rappelle un peu lui-même quand son père… Non, ce n’était pas pareil. N’est-ce pas ?

L’attente se fait longue. Il a frappé non ? L’envie lui prend de rebrousser chemin, de se perdre sous cette foutue pluie, plutôt que d’être ici à douter de tout ! Sauf qu’une présence émerge de son manteau, une petite tête et deux yeux immenses. Ce regard qui le considère en silence, qui le surveille ou presque. Nahele n’est là que depuis quelques jours pourtant Delsin ignore ce qu’il ferait sans sa bienveillance. Alors que le garçon attend le dévoilement de son destin, il est stoppé dans son envie de fuir par l’Arcko dont la présence rassurante lui apporte au moins un peu de bien.

Il espère presque ne trouver personne. Si elle n’est pas là, alors il n’aura pas à être confronté à cette sensation de dépendance qu’il éprouve envers elle. Il pourra rebrousser chemin en coupant ce pont, ce seul qu’il a construit depuis fort longtemps. Alors qu’il formule cette idée, une déception l’envahit. Tant devant la situation que devant cette pensée. Est-il prêt à abandonner ? Il se sent si vulnérable. Maintenant qu’elle a renoué avec sa famille, voudra-t-elle encore de lui dans sa vie ? Ou n’était-il qu’un oiseau de passage, comme il l’avait voulu au départ ? C’est ainsi que Delsin considère toutes ses relations sociales après tout.

Sauf que toute règle a une exception.

La porte s’ouvre.
Il sursaute, tous ses sens s’aiguisent dans une réponse parfaitement primitive, déraisonnée, un simple réflexe. Depuis des jours, son corps s’épuise devant un stress trop difficile à surmonter, le laissant vigilant, trop. Puis il y a ces multiples menaces qu’il continue à percevoir, celles de l’événement, mais aussi celle de cette rencontre. Alors que l’objet effectue une rotation contre ses gonds, il contemple une fois de plus la perspective de fuir tout en sachant la chose impossible. De la voir apparaître a l’effet d’un coup de fouet. Il s’immobilise en tâchant d’y reconnaître la jeune fille qu’il est venu rencontrer. Toute la crasse du monde ne pourrait l’enlaidir à ses yeux. Tout y est. Son assurance, sa volonté, son rayon de soleil. Il baisse aussitôt les yeux avec confusion. Delsin sait. Qu’il n’existe pas une hiérarchie dans la société à l’instar de chez leurs compatriotes Pokémon. Que certains êtres sont tissés pour régner, d’autres reposent en marge comme lui. Il sait qu’il vaut mieux se montrer docile devant ces premiers. Il a assez fait de recherches à ce sujet après tout. N’est-ce pas ?

Il est tant de choses que l’Érudit ne comprend pas encore. À l’orée de la porte, il hésite sans parvenir à formuler un mot, une émotion ou même un plan. Sa tête est vide. Il ne fait qu’obéir à la demande de la blonde, qu’il n’ose pas même regarder car il sait qu’il ne sera pas en mesure d’affronter ces prunelles. Le garçon jette un coup d’œil prudent autour de lui, bientôt réchauffé par le feu dans l’antre. Là où il aurait cru trouver une maison luxuriante et vivante, il y déniche plutôt un lieu plein de promesses mais en besoin maladif d’un peu d’amour. Voilà ce qui explique la robe dans un tel état, non pas que la chose ne dérange vraiment Delsin. Il y a ce silence, néanmoins, bien plus inconfortable. Si Trixie ne trouve pas les mots, il en est autrement pour son interlocuteur dont le regard s’est perdu dans les flammes. Alors qu’elle formule des excuses, se vide se remplit d’une cacophonie de pensées contradictoires. Et il y a cette sensation piquante au creux de son ventre, cette douleur inexpliquée. Peut-être a-t-il simplement pris froid.

«Arrête.»

Arrête de quoi? Il ne sait pas exactement ce qu’il lui demande. C’était plus facile lorsqu’elle parlait et pourtant. Il soupire. Pendant ce temps, Nahele en profite pour quitter la chaleur de son manteau pour s’aventurer près de l’antre de la cheminée. Delsin l’observe faire, incapable de formuler quelque parole. Il essaie, pourtant.

«Pourquoi tu t’excuses ? Tu ne me dois absolument rien. Je suis le garçon de la bibliothèque, c’est tout.»

Ses mots claquent. Mensonges et insécurités. Pourtant, sous son assurance fabriquée de toute pièce, il a mal. Pourquoi a-t-il mal ? Nahele l’observe à présent, le petit Arcko sait. Il désapprouve, aussi.

«Je voulais juste m’assurer que tu allais bien.»

Il est distant. À des milles et des milles, réfugié derrière ses derniers retranchements. Car il y a cette envie qui pulse, plus forte que toutes les autres, celle qu’il tente de réfréner en se tenant le plus loin possible, celle qu’il désavoue depuis un moment, même à lui-même. Elle est en vie. Désormais, il lui fait dos, émotif et controversé, n’osant pas aller plus loin. Le chemin serait trop compliqué par là-bas, n’est-ce pas ? Regardez-le. Il souffre déjà.

«Je n’ai aucun désir de prendre trop de ton temps, je vois bien que tu es occupée à… de nouveaux projets.»

Cette fois sa voix tremble. Il se crispe. S’il ne la regarde pas, il tiendra. Il tiendra.

Elle s’excuse encore.
Il ne veut pas l’entendre.
Ces mots résonnent comme une conclusion et quelque part, quelque chose en lui se révolte, s’arme et s’insurge. Le cri s’interrompt dans sa gorge, au goût de bile. Il n’a pas réalisé qu’il a oublié de respirer.

Il est réduit, une ombre, un murmure. Une émotion, en pluralité. Il ne sait pas comment réagir. Ses poings se crispent un instant avant que ses doigts ne s’échouent contre ses cuisses, comme résignées. Sa gorge se serre. De l’entendre dire qu’il compte pour elle le percute de plein fouet. Il aurait presque préféré le rejet, même si c’est ce qu’il appréhendait violemment quelques instants plus tôt. Il y a ce pronom, joliment posé au centre de sa phrase. «Mon». Pour lui rappeler, même s’il tente d’y échapper, qu’il lui appartient. Que malgré tous ses efforts, il n’a pas su éviter l’inévitable. Il s’est cru plus fort que tout ceci. Combien de fois devra-t-il encore chuter avant de réaliser qu’il ne sera jamais intouchable ?

Il se souvient. De la piqûre, celle qu’elle a causé. Qu’à partir de ces quelques mots échangés en toute candeur, il ne pouvait plus revenir en arrière. Il avait trop besoin d’elle, de ce qu’elle a apporté à sa vie. À cette ouverture qu’elle a créée, par le fruit des hasards ou de la destinée selon les croyances. Delsin s’étouffe intérieurement. Il est à court d’excuses. Elle place en lui une responsabilité qu’il n’est pas prêt d’assumer. Coupable de son épanouissement ? Comment ose-t-elle lui imposer cette idée ? Il ne voulait pas qu’on dépende de lui. Il ne voulait pas être la réponse. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il pose toutes ces questions. Douter est plus facile.

Sauf que le poids des certitudes l’accable. Si son cœur était partagé avant son arrivée ici, cette fois il est certain. Il ose un regard vers elle, la trouve tout aussi émotive que lui. Et sincère. Les murs ont volé, elle est vulnérable et révélée à lui comme jamais. Alors qu’elle demande à ce qu’il reste auprès d’elle, il n’a plus la force de fuir. Même qu’il s’approche, jetant un regard perdu au chien qui les a rejoints, à ce visage lui aussi devenu familier. Cindee. Delsin a l’impression ou presque qu’elle peut lire dans son âme à cet instant. Le garçon se dirige vers elle avec une lenteur insoutenable. Pourtant, à mesure que Trixie se dévoile, il ne recule pas. Il ne fléchit pas. Alors que sa voix se brise en sanglots, il chavire. Il secoue la tête. Alors elle se tait.

«Trixie.»

Il y a ce mouvement, presque violent, d’une douceur infinie. Il l’attire à lui, la blottit contre son torse, enfouit son nez dans ses cheveux. Il la serre pour ne plus la perdre, mais il ne s’agit plus de lui désormais. Et il serre, il serre. Il voudrait lui donner toute la force du monde, lui faire comprendre toutes ces choses qu’il n’a pas souvent le courage d’avouer.

«Tu es la personne la plus extraordinaire que je connaisse.» sa voix est rauque, brisée, émotive. «Je t’ai dit beaucoup de choses pour te faire plaisir, Trixie, mais cette fois-ci, je t’assure. J’ai tout tenté pour m’éloigner de toi, mais c’est impossible. Ce que tu étais avant… ne te définiras jamais à mes yeux. Tu dis avoir tué ?»

Il s’interrompt pour se reculer. Il est toujours à proximité, tout près. Il ne la laissera pas tomber. Il ignore qui s’appuie plus l’autre en ce moment. Dans tous les cas, l’équilibre s’est créé. Et ils tiennent. Sur ses traits se sont creusés les sillons d’une émotivité qu’il n’avait pas osé manifester depuis longtemps, longtemps.

«Je peux te dire que tu as sauvé une autre vie, Trixie.»

Son regard plonge vers le sol. Il soupire. Puis revient à la charge.

«Je sais ce qu’il fait de faire mal aux autres. J’ai fait des choses horribles dans ma vie. Beaucoup dont je ne suis pas encore prêt à assumer. Tu es plus forte que tout ça, plus forte que moi. Tu es capable de regarder en arrière et d’apprendre de tes erreurs.»

Il aimerait tellement être en mesure de faire de même. Il se recule, pour contempler les flammes.

«Quand mon père est décédé… J’ai perdu ma raison de vivre. Il a été assassiné tu sais ? Je… Je pensais que le deuil se ferait, mais je suis encore tellement, tellement en colère Trixie. Je veux me venger, violemment. Je veux faire du mal à celui qui est responsable. Je le cherche, souvent. Je ne sais pas ce que je ferais si je devais le trouver.»

Lui tournant dos, il lève ses mains pour les contempler.

«Je m’effraie moi-même. J’ai peur de ce que je pourrais devenir.»

Les flammes éclairent ses traits pâles et tirés, y projetant des ombres inquiétantes. Pendant un instant, un court instant, on l’entrevoit. Ce démon qui se nourrit de ses rancoeurs. Cette bête qu’il décrit, la violence présente dans son cœur. Delsin a longtemps justifié ses actions. Il se rend compte à présent que la vengeance ne lui servirait pas, que la mort persiste malgré tous ses efforts et que rien ne ramènera l’être cher qu’il a perdu. Alors pourquoi a-t-il toujours ce goût du sang au creux de la gorge ? Et cette colère, ce feu que rien encore n’a su apaiser ? Il se sent prisonnier, prisonnier est mal. Ses poings se sont serrés alors que dansent des images funestes sous son crâne, celles qu’il a peur de partager. Le garçon n’a aucun désir de se montrer cruel. S’il n’a guère intérêt à se montrer fondamentalement bon; non, il ne sauvera jamais le monde. Sauf qu’il sait, tout même, que s’il se laisse consumer par ses idées noires, qu’il ne pourra jamais retourner en arrière. Qu’il perdra tout, y compris Trixie et ce qu’il lui reste de sa famille.

Il pu se voir, dans le reflet proposé par Kateya. La chienne éperdue de douleur, l’écume aux lèvres, en pleine perdition. Il a peur. Peur de ce qu’il a pu faire par le passé dans sa propre souffrance, à quel point il a cru avoir raison. Ce cœur incompris hurlant aux vents, destructeur, ce cœur qui s’assombrissait. Delsin se sent vide, là où ses anciennes convictions se sont enracinées, qu’elles l’ont tenu ainsi pendant des années. Il se trouve à la croisée des chemins et cette réalisation s’accompagne d’un grand vertige. Il a passé la moitié de son existence à entretenir sa peine, à vivre dans les ténèbres. Il entrevoit enfin, enfin ! un peu de lumière. Sauf que celle-ci lui brûle les yeux. Il avance à demi-pas. Heureusement, une main dans la sienne l’empêche de sombrer. Même s’il lui fait dos, Trixie ne l’abandonne pas. Ses bras contre lui le retiennent de la chute et il s’apaise à son contact. Pour la première fois, il ne se dérobe pas. Il en a trop besoin. Il a trop besoin d’elle. Cette idée l’effraie davantage.

Pourtant, elle affirme leur lien éternel, immuable et fort. Il se met à trembler, la gorge entravée. Comment peut-elle en être si certaine ? Comment ose-t-elle lui promettre toutes ces choses ? Ne sait-elle pas qu’il se noierait si elle devait faillir à sa parole ? Son réflexe le pousserait à se détacher, à fuir avant d’avoir trop mal, mais il n’y parvient pas. Il pose plutôt ses bras sur les siens, autour de sa poitrine lourde, si lourde.

«Je… je ne crois pas au destin, tu le sais. Mais des fois je me demande ce qu’il serait advenu de moi si je n’avais pas croisé ta route. Tu me fais du bien. Je ne t’ai jamais mérité, pourtant tu es… tu es encore là.»

Il la serre, car maintenant qu’il s’y autorise, il ne veut plus la relâcher. Froid ? Non, il n’a pas froid, pas tant qu’elle est là. Pourtant, cette mention lui offre la distraction nécessaire pour mettre fin à l’étreinte et se retourner vers elle, jouant avec les boutons de sa chemise distraitement. Alors qu’il lève la tête en sa direction, il y a cette proximité, cette hésitation, cette envie, ce désir. Il se recule pour éviter de s’y abandonner, la gorge sèche.

«Tu as raison. Je crains que tous mes vêtements ne soient trempés à ce point-ci.»

Il retire tout de même sa chemise qu’il pose soigneusement près du feu. Pour la première fois, il jette un regard autour d’eux, sur cet immeuble.

«Viens près du feu avec moi, peut-être ?»

Ici, pas de chaperons, pas de regards indiscrets. Delsin s’assoit près du feu pour éviter de la regarder, mais l’invitant à prendre place près de lui, car il a beaucoup de questions encore.

«Tu vis ici donc ?»

À quel jeu joue-t-il ? Toutes ses pensées se bousculent. Il ne s’était pas autorisé à ressentir depuis si longtemps. Maintenant que Trixie a jeté toutes leurs réserves, qu’elle a ouvert un monde, Delsin ne sait plus faire marche arrière. Il s’abreuve de chaque mot, chaque expression. Le temps a refusé de forger entre eux un sentiment de vieillesse et d’habitude. Il la découvre comme au premier jour, au cœur de cette bibliothèque poussiéreuse où tous ses rêves ont vu le jour. Encore aujourd’hui, il a cette fascination sincère pour elle, cet intérêt réel. Son magnétisme l’enivre à plusieurs niveaux. Il pourrait l’entendre discuter de sa vie, ses projets, ce qui l’anime et ce qui l’envenime des heures et des jours il lui semble. Il y a encore cette part du jeune homme qui tente de lui échapper, de fuir. Surtout devant ces émotions qui le traversent. L’Érudit a cette sensation au creux de la gorge, comme un sanglot qui pique encore. Il ne s’était pas autorisé autant d’émotivité depuis des années il lui semble. À présent, tout lui semble trop vif, trop réel. Y compris leur relation qui, il l’a bien compris, a pris un détour vers des allées inconnues. Delsin se plaisait pourtant dans les habitudes. L’aventure lui plaît; pourtant il craint le faux-pas. Il peut penser à toutes sortes de manières d’avorter ce scénario pourtant confortable, rassurant, agréable. S’il pouvait figer le temps en cet instant près du feu, il le ferait.

Car il ne veut pas, il ne peut pas aller plus loin. Ce serait compromettre cette amitié qu’il assume enfin, finalement. Il a envie d’être présent, de la mériter comme elle le nomme. D’être ce pilier pour elle, cette fois réellement. Sans retenue. Du moins sans retenue autre que ces sentiments avec lesquels il jongle encore maladroitement. Il a une vie pour penser à tout ceci. Aujourd’hui, l’apocalypse gronde à leurs portes, et elle est là. Le reste n’a pas d’importance.

«Ce devait être agréable que de grandir ici. Avant le décès de ta mère je veux dire. Je suis heureux que tu sois revenu ici, que tu prennes soin de l’endroit. Je n’ai jamais su pourquoi tu ne semblais pas être à ta place à Enogen, que tu te cherchais encore. Ta place… elle semble être ici. Mais il y a beaucoup de travail à faire. Tu veux reprendre l’exploitation ?»

Il a envie de l’écouter une fois de plus au sujet de ses projets. Il lève les yeux vers cette petite fille sur le tableau. Enfant, il se serait probablement amusé à tirer ses mèches blondes, pour le simple plaisir de lui causer une réaction. Même maintenant, il se sent comme ce gamin maladroit, aux joues rosées, campé dans son édredon qui lui fait paraître plus petit et frêle qu’il ne l’est. Il sursaute d’ailleurs à l’entrée d’un Pokémon qu’il reconnaît sans mal : Nénupiot. Il s’est éloigné un peu de Trixie dans sa surprise, le visage rougi d’autant plus, comme s’il avait crainte d’avoir été surpris dans une position compromettante. Il se sent ridicule en constatant l’origine du bruit et tâche de conserver les apparences en replaçant la couverture autour de lui.

«Un très joli spécimen. Effectivement, j’ai aussi rencontré un compagnon, il s’appelle Nahele. Nous… Nous avons vécu des choses sur la route. Je te raconterai, lorsque je serai plus reposé.»

Il soupire. Il a l’impression de porter une fatigue infinie. Les émotions des derniers jours l’ont complètement épuisé.

«Merci pour notre conversation de tout à l’heure. Pour avoir dit ce que tu as dit aussi. De m’avoir parlé de ton passé. Je n’ai jamais parlé à personne de mon père, de ce que je ressens.»

Il rit nerveusement, faute de moyens.

«Si tu veux dépoussiérer cet endroit, lui rendre sa beauté d’antan, tu auras besoin d’un coup de main. Si tu le désires… Nahele, Kateya, Tekoa, Ushi et moi, on restera aussi longtemps qu’il le faudra.»

Delsin n’a jamais arrêté. Depuis le décès de son père, il s’est jeté dans ses études, s’est perdu parmi ses passions. Aujourd’hui, il a envie d’une pause. Pour la première fois de sa vie, il se sent en sécurité pour le faire. Il la regarde avec intensité avant de reporter son attention sur le petit lézard.

«Qu’en dis-tu Nahele ?»

En guise de réponse, l’Arcko se met à luire intensément dans la pièce. Lorsque cette lueur s’estompe, Nahele a pris la forme d’un Massko, toujours avec ses couleurs particulières. Le reptile sourit avec une émotion certaine. Delsin, lui, n’a pas réalisé avoir pris la main de Trixie pendant la transformation.

«On dirait qu’il est d’accord.»

Temps de faire voler les barrières ? Oui, fort probablement. Il fait un moment qu’ils se trouvent à la croisée des chemins. Un rien aurait pu dissoudre une amitié pourtant solide, du moins en surface. Delsin a hésité à chacun de ses pas le menant jusqu’à la demeure après tout, dans les pires conditions, dans la plus grande des houles intérieures. Même devant la porte, après des miles et des miles parcourus avec pour seule pensée obsessive de la retrouver, le désir de fuir se montrait toujours insistant. Cette fois, le garçon n’a plus aucune intention de se volatiliser, de se soustraire à l’emprise qu’elle possède sur lui. Quelque part, il a lâché prise sur ses réticences les plus profondes, car il sait son destin entre de bonnes mains avec elle. Même si leurs vécus sont différents, ils se comprennent à plusieurs niveaux, feront l’effort pour ce qui demeure incomplet. La complétion d’un portrait, voilà désormais à quoi aspire le jeune homme, qui observe sa belle amie avec la sensation de la redécouvrir. Il y a tant de parts d’elle qu’il aspire à connaître maintenant qu’il s’y autorise. Malgré tout, il reste fidèle à certaines vieilles habitudes. Il est des lignes qu’il n’osera pas franchir, pas pour le moment. Il est confortable là où il se trouve.

Tant qu’à Nahele, son évolution imprévue satisfait pleinement son nouveau dresseur. Il ne s’y attendait pas du tout vu la précocité de l’évolution versus leur rencontre, il y a à peine quelques jours dans les forêts midoyennes. Delsin devra raconter à Trixie les circonstances particulières de cette rencontre, justement. L’évolution tout aussi surprenante de Kateya en un Lougaroc meurtri. Il n’a pas envie d’y penser dans l’immédiat. Peut-être se voile-t-il la face devant certaines émotions trop difficiles à gérer. Il a besoin de repos avant de se remettre dans cet état de vulnérabilité. Puis il aura quelqu’un avec qui en discuter alors, quelqu’un qui, il le sait, saura dire ce qu’il faut. Il conserve la main de son amie dans la sienne sans même s’en rendre compte.

«De toute façon, ne t’inquiètes pas pour Sakai. Il va falloir que tu viennes me visiter une fois de temps en temps non ? Bon, de toute manière, je n’ai pas l’intention de repartir tant que tu auras besoin de moi.»

Il y a tellement d’autres choses qu’il aimerait dire en ce moment, mais il décide de se taire, pour simplement profiter de l’instant présent. Il y a autant de mots dans leurs silences de toute façon.