Cléo:

La forêt m'avait soufflé sa présence, alors je la rejoignis sans délai.

Cléo venait d'allumer une mèche pour lancer le feu sous la marmite. Assise sur une souche, elle épluchait un tas de baies et de légumes pendant que Toni son Mangriff s'affairait à dépecer un bout de gibier. Evidemment, ils m'avaient tous les deux entendus arriver, sans grand enthousiasme. Lorsque je débarquai devant eux avec Asteral le Lépidonille sur mon épaule, je n'eus d'abord pas droit à un mot ni à un regard.

Je m'assis donc en tailleur, laissant la chenille se dégourdir le corps dans l'herbe, sans faire de commentaire. Le silence s'alourdit, uniquement perturbé par le bruit de préparation du repas de la Hurleuse et son compagnon que je me contentais de regarder.

Elle finit par craquer.

- Tu ne nous demande pas de partir aujourd'hui?

- Pourquoi le ferais-je? Je suis un garde, pas un tyran. La dernière fois c'était justifié, ce Seviper chromatique a failli y rester. Une chance que le grand "Alpha" ait été là avec moi pour lui offrir une seconde vie...

- Toni savait ce qu'il faisait, grogna Cléo sans masquer son agacement.

- Evidemment. On n'a jamais vu un Mangriff tuer sauvagement un Seviper! Ni le contraire d'ailleurs.

Sans grande surprise, mon cynisme ne la fit pas rire.
Tous ses légumes étaient épluchés. Elle les versa sèchement dans sa marmite où l'eau frémissait déjà.
Je n'avais pas oublié que Cléo était resté obscure quant aux motivation de sa volonté de protéger les espèces de cette migration chromatique dont nous avions été témoins la dernière fois. Elle non plus, visiblement:

- Si tu t'attends à ce que je te réponde à ton interrogatoire, tu peux te brosser. Je n'ai pas de justification à t'apporter.

- Oh, pas d'inquiétude, je me doute que vous ne faites pas ça par altruisme pour les beaux yeux de Shaymin. Vous êtes des hors-la-loi après tout, vous avez vos raisons... Et si elles s'avèrent être néfastes pour la forêt, vous aurez affaire à moi tôt ou tard. Je ne te rends pas visite pour ça.

- Pourquoi alors? Tu te figures peut-être que je vais te filer du ragoût?

- J'avoue en avoir caressé l'espoir, mais vu comme tu sors les griffes d'entrée de jeu, ça m'a l'air mal parti.

Mangriff avait terminé sa tâche également, la viande rejoignit le bouillon. Cléo couvrit la marmite avant de se tourner vers moi, main sur la hanche.

- Qu'est-ce que tu fous encore ici, alors?

Je me levais, attrapais une brindille et commençai à dessiner quelque chose dans la terre sèche. Intriguée, elle s'approcha et examina le motif de toute sa hauteur.

C'était le symbole que j'avais remarqué sur le pommeau du poignard de Delsin. Je sentis Cléo frémir.

- Ça te dit quelque chose? Pas la peine de mentir, la forêt me le dira si c'est le cas.

- Où est-ce que tu as vu ça, Suelo?

- Réponds-moi, s'il te plaît.

Elle n'en eût pas l'occasion, un petit cri d'Asteral nous alerta. A force de s'éloigner, le Lépidonille avait fini par tomber sur quelque chose. Je posai ma main sur le manche de ma serpe, par simple mesure de sécurité.

Il ne s'agissait pas d'une créature, mais une énorme noix qui avait manqué de réduire ma chenille en pâté.

La menace venait du dessus. Ma serpe ne me serait d'aucune utilité, ma main glissa vers mon arc... Mais lorsque je vis la couleur du primate, j'arrêtai mon geste.

- Il semblerait que cette fameuse migration ne soit pas tout à fait terminée.

J'avais volontairement pensé tout fort pour voir la réaction de Cléo. Evidemment, elle n'en eût aucune. Elle se contentait d'observer les grands singes, car le Quartermac n'était pas seul: tout son clan était perché avec lui dans le cèdre.
En attendant les baies continuaient à voler. Cela s'inscrivait dans une forme de concours: il allait en pleuvoir d'autres. Je dus en esquiver une en me jetant à terre, Mangriff en fendit une autre.

Aster n'attendit pas mes ordres: il sut s'extraire de cette zone minée en tirant un jet de sécrétion pour se projeter contre le tronc de l'arbre sur lequel les singes étaient perchés. De cette manière, il était à l'abri de la trajectoire de leurs lancers.

Pourtant, des noix continuaient de tomber beaucoup trop proches de lui, essentiellement à cause de l'un des Quartermac qui, plus maladroit que les autres, les faisait tomber. Aster choisit donc, fort judicieusement, de le faire tomber à son tour: il cracha un nouveau jet de sécrétion sur le pied du singe vert et gris, et tira d'un coup sec pour le déséquilibrer. L'animal chuta de plusieurs mètres et finit dans un bosquet, ce qui provoqua les moqueries de toute sa tribu.
Ce Lépidonille n'était pas le dernier des empotés, il avait mon estime.

Cependant ce fut Cléo qui mit un terme à ce raffut. Sans s'armer, elle s'approcha de l'arbre des singes et planta ses yeux dans ceux du plus grand, celui au pelage bleu et aux coques brunes. Ils s'affrontèrent du regard pendant une interminable minute, pendant laquelle le reste du clan de Quartermac jugea pertinent de s'en aller jouer ailleurs. Esseulé, le spécimen chromatique se résolut à descendre de son perchoir et rejoindre la Hurleuse, qui l'invita à venir s’asseoir avec elle et son Mangriff.

Tout s'était joué dans un silence qui me laissait admiratif. Cléo s'était lié au spécimen avec une facilité écœurante.

Elle lui servit un bol de ragoût. Je me sentis en reste... La sagouine! J'étais là, mais elle préférait m'ignorer et nourrir un vulgaire primate qu'elle venait de rencontrer.

- Si tu voulais me vexer, chapeau. Je n'aurais pas fait mieux.

- Ton symbole... celui que tu as dessiné par terre.

La forêt et ses singes avaient réussi à me distraire, mais j'eus tôt fait de me remettre dans le sujet. Je fis une croix sur le ragoût et l'écoutai avec attention.

- C'est le symbole de l'un des nôtres.

... C'était tout?

- J'insiste, mais je voudrais savoir où tu l'as vu.

- C'était gravé une arme que j'ai ramassée.

J'entendis les arbres lui murmurer quelque chose. Elle but une gorgée de bouillon et fronça les sourcils.

- Tu mens.

- Sur une arme que Jirachi a placé sur ma route. Mieux?

- Petit malin. Ne déconne pas avec moi, ça pourrait bien te jouer des tours.

J'y comptais bien. Delsin avait perdu son père, m'embourber là-dedans m'était égal. Je ne la lâcherais pas sans avoir plus d'information sur ce fameux "un des nôtres".

- Je n'ai pas peur des Hurleurs. Si la forêt n'a rien à reprocher au propriétaire original de cette arme, il peut dormir tranquille! Je n'irai pas lui chercher des noises. Je te l'ai déjà dit, je ne suis pas le pantin de Mido, je ne vous veux pas de mal.

D'une certaine manière, j'étais sincère. Elle soupira.

- Ce n'est pas Mido le problème. Cette arme a été perdue il y a bien longtemps. Si tu l'as avec toi, je souhaiterais la récupérer.

- Hélas, elle ne m'appartient pas.

Elle déglutit. La déception était palpable, j'avais remué quelque chose. Il n'y avait plus qu'à tirer.

- Mais je connais son propriétaire actuel. Je vous aiderai à remettre la main sur ce poignard... si tu me présentes au Hurleur à qui il avait appartenu. Je ne veux pas avoir affaire à quelqu'un d'autre.

Le piège se refermait sur elle. De façon beaucoup trop évidente, peut-être.

- Peut-être un jour, si tu es sage. A mon tour: que faisais-tu en Septembre, quand la tempête a éclaté?

Qu'est-ce qu'il lui prenait?

- Mon travail. Je gardais la forêt.

- Quel morceau? Le Bois des Croisements, je suppose? C'est ta juridiction principale, après tout.

Cet élan de curiosité me mit mal à l'aise, mais il n'était qu'un juste retour des choses face au mien.
Je ne pouvais pas lui mentir, la forêt le lui dirait encore. Mais je ne pouvais pas me permettre de lui dire qu'en Septembre je poursuivais un groupe de malfrats de Sakaï en pleine jungle, ni que je les avais tous abattus et que le déluge avait dissimulé leurs corps dans la boue. Je ne pouvais lui expliquer cela pour une raison très simple: l'un d'entre eux avait la marque des Hurleurs sur le visage. Je m'en étais souvenu en rencontrant Delsin.

Changer de sujet, vite.

- Je n'étais pas au Bois des Croisements. Mais j'ai entendu dire que vous y aviez descendu un Békipan-facteur au même moment.

- Tiens. Et ça te pose un problème?

- Je connaissais vaguement son maître. Un brave messager, très volontaire. Je m'en remettrai, lui probablement pas.

- Il a un métier risqué.

Avec les Hurleurs dans les parages, cela ne faisait aucun doute.

Nous avions tous les deux exposé des vulnérabilités, mais aucun de nous n'était disposé à trop en dire. C'était un cul-de sac. Je n'étais plus le bienvenu, je ne l'avais jamais vraiment été. Mangriff et le Qartermac nouvellement adopté par la chasseuse me regardaient eux aussi avec méfiance.

- J'aimerais que tu nous laisses maintenant. Prends ton cocon et tire-toi.

- Mon cocon? Tu parles peut-être de ma chenille, fis-je en cherchant Aster, balayant la zone du regard.

Aster n'avait pas bougé. Après avoir fait dégringoler le singe du cèdre, il s'était fixé durablement à son tronc et avait recouvert son corps d'un solide tas de soie noire et de belles petites particules roses.
Il avait évolué. Et moi, j'étais encore passé pour un branquignol en échouant à le remarquer avant quelqu'un d'autre.

Je le pris sous le bras, puis nous les quittâmes en silence. La mèche de l'enquête était allumée, la partie ne faisait que commencer.

HRP: