Delsin ! DELSIN !

Il y a la douleur. Le garçon peut bien protester, elle subsiste pourtant de manière lancinante, déchirant son crâne. Il peine à en déterminer l’origine, de toute manière il prend lentement conscience de son corps à son grand dam. Désorienté, il ouvre un œil pour voir un visage inconnu penché sur lui.

Les réflexes l’emportent. Delsin se redresse d’un bond presque animal, se jette contre celui qu’il interprète tel un adversaire. Le coup vient s’abattre contre sa joue avec une puissance relative, suffisamment pour saisir l’homme en question et le repousser; probablement de le mettre bien en colère aussi. Le sakaien ne s’en préoccupe pas un seul instant : malgré les protestations de tout son corps il y a en lui une énergie plus forte encore. Il veut survivre. Ainsi il s’élance à l’aveugle dans l’obscurité du marais, dépourvu de raison. Ses pieds s’empêtrent dans le premier obstacle qu’il rencontre, il n’a pas la force de retenir la gravité qui l’entraîne au sol. Son corps rencontre brutalement ce dernier. Danse devant ses yeux confus la scène irréelle de deux silhouettes cette fois parfaitement familières, tenant en respect l’ennemie qui de ses prunelles acides cherche à les envenimer. Corvus ? Pourquoi il y a Corvus ? Il y a la puanteur du marais, il y a Teion et ses Pokémon, il y a le sang dans sa bouche et son nez cassé mais… Pourquoi Corvus ? Le jeune homme, dans la noirceur, se demande s’il n’est pas venu pour finir le travail… Est-il un d’entre eux ? En gémissant, l’Érudit se redresse sur ses genoux et laisse son obstacle derrière lui, l’Hurleur ligoté dans ses toiles, pour poursuivre sa fuite, sa fuite vers où ? Il l’ignore, ne lui importe que de vivre.

Alors qu’une main l’agrippe il hurle, pourtant ce contact un peu brusque se change rapidement en caresse. On le retourne avec prudence, le blottit contre une large poitrine écailleuse : Nahele. Le Jungko siffle de mécontentement devant les vociférations de l’Hurleur neutralisé et qui malgré la défaite cherche encore à leur nuire. Delsin, lui, observe son Pokémon sans comprendre. Que s’est-il passé ? Pourquoi ? Le contact du reptile et la quiétude relative de ce champ de combat imprévu finissent de le rassurer : Corvus bien entendu n’est pas venu tel un ennemi. Au contraire, c’est plutôt à lui qu’ils doivent la vie. Delsin tremble pourtant il se détache de Nahele pour rejoindre Corvus, l’observant sans presque y croire. Son regard glisse ensuite sur la blessure de la femme devant lui, celle qui menaçait Teion de sa flèche. Plus loin, Kateya se lèche les babines, son pelage n’est plus que sang, pas le sien. Le Capidextre… Il gît à quelques pas d’elle. Sa vengeance est complète, pourtant ses yeux sont tristes. Elle s’est couchée. Même aux yeux de son dresseur confus, elle paraît fatiguée. Au-dessus de sa tête, il y a un sifflement, presque doux. Ushi lui signifie sa présence, quelque part tapi dans les épais feuillages.

La fille.

Elle est blessée. Quelque part, Delsin se sent responsable. Il s’approche d’elle, peut-être devrait-il se méfier. Pourtant il se penche devant elle, fiévreux et pourtant déterminé. Ses doigts s’étirent en direction du couteau emprisonné dans la chair. De fins filaments de toile viennent recouvrir la plaie, retenir le sang qui en coulait. Nahele intervient en voyant son maître tituber en se redressant. Il se sent épuisé, vidé, comme s’il avait couru des marathons.

«Je ne sais pas qui tu es. Je me fiche que tu sois une Hurleuse. Je veux juste savoir ce qui est arrivé à mon père. Dis-moi ce qui est arrivé à Savar, je t’en prie.»

Est-ce aujourd’hui qu’il découvre la vérité ?

Dans sa célérité habituelle, Cléo ne m'avait pas laissé le temps de prendre la moindre initiative avant que sa flèche soit décochée. Mais les dieux étaient avec nous... et plus spécifiquement avec Corvus, qui se révéla avoir le pouvoir de commander la volonté des projectiles. Je ne compris pas immédiatement pourquoi, mais la flèche n'atteignit jamais sa cible, Cassius fut sauvé, et Cléo blessée puis maîtrisée par Sakaï. Quant à Bulbinette, elle avait trouvé refuge entre les pattes d'Agapanthe, tremblante comme jamais. C'était là une forme victoire qui n'avait plus rien à voir avec celle que nous avions envisagé Delsin et moi.

Mon sortilège odorant m'avait usé, mon souffle m'échappait.

- Toi aussi, heureusement, répondis-je haletant à Corvus qui me trouvait loin de chez moi.

Lorsqu'il me demanda quel sort réserver à Cléo, j'entrevis le regard de l'intéressée. Elle était en souffrance, mais son air de défi permanent ne s'était pas évaporé pour autant. Elle aurait assurément souhaité me voir souffrir. Peut-être était-ce pour cela qu'elle avait visé la tête de Cassius et non la mienne: pour faire jaillir le désespoir en moi. Et accessoirement en Corvus, qui aurait clairement été l'homme à abattre à cet instant. Je n'arrivais toujours pas à croire qu'il soit là.

- Laisse-la en vie. Du moment qu'elle ne touche pas son arc...

- Ce n'est pas de mon arc que tu devrais avoir peur! M'aboya-t-elle avec froideur. Tu aurais dû garder ta clémence pour Solin, meurtrier.

- Ça n'a rien à voir avec de la clémence. Je veux que tu parles, Cléo.

Quelque part, c'était un demi-mensonge. La voir exécutée m'aurait remué plus que je ne pouvais l'admettre.
Delsin nous rejoignit d'entre les morts, il était aussi pâle que son Polichombr. Je lui adressai un regard grave, mais son attention était concentrée sur Cléo à qui il osa s'adresser. Elle était à genoux, l'homme au Capidextre immobilisé - le Capidextre lui-même avait d'ailleurs très mal fini. Cependant la rousse pyromane courait toujours. La monture de Corvus rendait sa fuite difficile, mais elle n'était pas encore sous contrôle.

Je ramassai donc mon arc une nouvelle fois.

- Il en reste une, j'en fais mon affaire. Smaragdin, avec moi...

Comme la fatigue me gagnait et que la pyromane ne risquait pas de disparaître d'un moment à l'autre, je m'avançais vers elle en marchant, précédé par mon Noadkoko dont les lourds pas de dragon faisaient jaillir la boue.

Le Darumacho de la rousse n'avait pas craché sa dernière flamme, aussi parvenait-il à occuper l'Airmure en enchaînant les assauts ardents contre lui. Aussi acharné et teigneux soit-il, l'oiseau de fer était maintenu à distance de sa cible humaine.
J'armai une flèche dans la direction de la Hurleuse.

- Inutile d'aller plus loin, Hurleuse! Rends-toi, qu'on en finisse.

Elle fit volte-face. Contrairement à Cléo, ce n'était pas du mépris, mais bien de la rage que je pouvais lire dans son visage... Et dans ses paumes, qui prirent feu par sorcellerie. Je me trouvai face à une mage du feu pour la première fois, et toutes les fibres de mon corps étaient formelles: c'était effrayant.

- Vas-y, petite feuille, tire si tu l'oses! Ta flèche aura cramé avant d'avoir fait la moitié du chemin. Et l'instant d'après ce sera ton tour...

Des flammes l'entourèrent, comme si elle s'apprêtait à les faire déferler sur moi. Au regard de mes propres capacités, la quantité d'énergie magique qu'elle déployait était dégoûtante. Si elle m'attaquait avec cette fournaise, le soutien de Noadkoko n'aurait que peu d'impact...

Je fus néanmoins sauvé par deux choses.

La première fut la brume qui, sans que je m'en rende compte, s'était muée en crachin, puis en averse. Les larmes du ciel, sans éteindre les flammes, les rendirent brusquement plus maigre. Lorsque la Hurleuse voulut envoyer ses boules de feu contre moi, la plupart étaient déjà parties en fumées par la force des éléments.

La seconde chose qui me sauva bondit de ce qu'il restait de brume. C'était gigantesque, quadrupède, sylvestre, et lorsque cela frappa le sol, tout se mit à trembler dans un séisme assourdissant.
C'était un Torterra.

La terre sembla se renverser, la boue dansa comme les vagues d'un océan visqueux, et en quelques instants les occupants de la zone se retrouvèrent à terre. Cela incluait moi-même, Noadkoko, la Hurleuse, et surtout son Darumacho que l'assaut terrestre avait fini par achever. L'Airmure, quant à lui, avait prit soin de rester dans les airs pendant le court épisode géologique. Ce n'est que lorsque les derniers tremblements disparurent qu'il se plaça devant la fugitive au sol, ailes déployées, mettant un terme à tous ses espoirs de fuite.

Smaragdin se releva de toute sa masse - son immense tronc oscilla pendant un moment. En l'imitant, reprenant mes esprits, j'observai Til. Diakène le Morpheo flottait paisiblement à ses côtés dans sa belle robe aux allures de goutte de pluie, cette même pluie dont il était l'unique responsable. Je les avais laissés derrière, et ils avaient couvert mes arrières. Je m'approchai d'eux, tout en douceur.

- Til, bon sang... Je suis maudit. Pour la deuxième et dernière fois, j'ai échoué à te voir évoluer.

L'arbrisseau sur son dos était devenu un tilleul resplendissant dont je pris la mesure en posant la main sur son écorce. Si la pluie n'avait pas tombé aussi fort, on aurait pu voir une larme d'émotion se glisser sur chacune de mes joues.

La Hurleuse, embourbée jusqu'à la l'os, bataillait encore pour retrouver sa mobilité et échapper tant bien que mal à l'Airmure, qui ne l'aurait de toute façon jamais laissée filer. Toutefois, lorsqu'elle se releva enfin, elle tomba sur mon Noadkoko.

Ou plus exactement, ce fut lui qui tomba sur elle.

ZBVLAN

***


CLEO

- Savar... C'est censé me dire quelque chose?

De la provocation. Bien sûr que je savais de qui il s'agissait, mais je trouvais cela stupide de la part de ce jeune intellectuel de présumer que j'avais connu le bonhomme, ou même que son nom m'était familier. Je ne connaissais que les contours de l'affaire, c'était suffisant pour savoir qu'elle impliquait le poignard de Solin.

Le garçon voulait que je parle, que je sois la voix qui comble les trous dans son histoire. Mauvaise pioche. Mais j'avais une épée contre la gorge: garder le silence ne m'aurait pas assuré des jours heureux.

Je soutins le regard de l'érudit. D'abord sans dire un mot, pendant un instant, pour le seul plaisir de faire peser sur lui le poids de l'attente.

- Je suis mal placée pour te dire ce que ton père a fait pour finir avec le Métal Hurleur entre les os, et je ne sais même pas qui l'a poignardé. Je n'étais pas là quand c'est arrivé.

Peut-être que dire cela aurait suffit pour que les Sakaïens me fichent la paix. Mais en parlant du poignard, je n'avais plus le cœur à jouer avec les nerfs de qui que ce soit. Je ne voulais que le souffle de Solin.

- Le Métal Hurleur, poursuivis-je, c'est aussi un avertissement à l'entourage de la victime. En l'occurrence un avertissement de luxe, puisque c'était un poignard auquel un certain Solin tenait beaucoup. Et moi, je tenais à Solin... or Solin n'est plus de ce monde: votre ami le garde champêtre a mis fin à son existence à l'automne dernier, vraisemblablement par caprice.

Et d'une certaine manière, c'était par caprice que j'avais agi en retour.
Je terminai, en m'efforçant de rester digne sous la menace et malgré la souffrance de ma jambe qui n'en finissait plus de saigner, en dépit du répugnant pansement de fortune prodigué par le jeune érudit:

- J'ignore ce qu'il adviendra de moi, mais remettez-moi le poignard. Peu importe que je vive ou non, que je puisse le toucher ou non, ou même en voir la couleur: je le veux près de moi.

HRP:

Delsin est un garçon réactif, il en faut peu pour trouver ce côté violent qu’on ne lui connaît pas nécessairement. Derrière sa tranquillité et ses sourires habituels, difficile de discerner cette part de lui dont il est peu fier et pour laquelle il ne cherche pas de solution pourtant. Chercher une solution aurait été de reconnaître un problème, il n’en est pas là encore. Malgré tout, les provocations de l’Hurleuse le laissent indifférent. Peut-être est-ce simplement la fatigue qui s’installe en lui, dans tous les cas il ne se sent pas la force de s’emporter ainsi reste-t-il parfaitement silencieux devant les mensonges de Cléo. Car il en est convaincu : la jeune femme en sait plus qu’elle ne le laisse paraître.

Le Métal Hurleur. Un nom sinistre pour un poignard au passé aussi sombre. La promesse de la violence. Delsin frissonne malgré lui, à quoi s’attendait-il de toute manière ? Évidemment qu’une arme n’est pas forgée pour de nobles intentions, peu importe la naïveté du créateur. Certains se convaincront d’agir pour le mieux, pour protéger les leurs, nommeront leur lame de noms héroïques. Le garçon n’y a jamais vu l’intérêt. Non, ce poignard il s’y attache pour ce qu’il représente : sa quête vengeresse, ce besoin qui l’habitude depuis trop longtemps de prendre sa revanche sur ceux qui lui ont arraché son père.

Il reste silencieux. Un avertissement à sa famille ? Delsin a cru son oncle impliqué dans cette histoire, il réalise maintenant l’erreur. Si ce dernier est resté aussi évasif quant à ce meurtre et à ses affaires qu’il entretenait avec Savar, c’était probablement pour le protéger. Delsin sent ses sourcils se froncer. Un lâche, qui sachant la vérité, n’a jamais osé prendre action sur ceux qui lui ont pourtant pris son frère de la manière la plus violente qui soit. Le garçon a bien compris le message, pourtant une part de lui s’acharne : il n’a pas l’intention de céder à la menace malgré toute la violence à laquelle il a assisté ce soir, malgré ses côtes malmenées, son nez cassé. C’est désireux d’obtenir plus de réponses qu’il fait un pas vers elle, peut-être un de trop. Mais que pourrait lui faire l’Hurleuse désormais ? Un faux-pas de sa part entraînerait une réponse immédiate de ses propres Pokémon, ou encore de Corvus et Teion. Delsin n’a pas peur, il est même presque curieux. Il veut comprendre. Il veut enfin comprendre.

Pourtant il se bute encore une fois à un cul-de-sac. Il semblerait que Cléo ne soit pas en mesure de mettre fin à ses questionnements, car elle affirme ne pas savoir qui est l’auteur de ce crime. Et la personne qui sait, ou du moins qui aurait pu savoir… aurait été tuée par Teion ? Le jeune homme tique un moment, tenté de jeter un regard derrière lui vers le garçon à la chevelure verte mais à quoi bon ? Cela serait simplement de reconnaître que les mots de son ennemie ne l’ont pas laissé indifférent. La frustration et le désespoir le guettent, soudain l’épuisement lui écrase le dos. Il sent qu’il pourrait dormir des jours et des jours durant mais trouverait-il vraiment la paix au réveil ? L’Érudit en doute.

«Ce poignard nous lie d’une certaine manière. Il est tout ce qu’il te reste de lui, il est mon dernier espoir de découvrir ce qui est arrivé à mon père. Je m’y suis accroché trop longtemps, il ne s’agit que de métal après tout. Prends-le si cela peut t’apaiser, mais rappelle-toi cet échange.» il lui tend la lame. «Rappelle-toi.»

Puis il se recule. Mille et une questions l’habitent encore, néanmoins elles ne trouveront pas réponse ce soir. Avec lenteur, Delsin se redresse, grimaçant au passage devant la douleur qui se répand dans son corps, avant de se rapprocher de Corvus. Le regard qu’il lui lance n’est pas seulement éreinté, il est bouleversé. Les émotions qu’il tenait en chaînes depuis toujours refont surface. Il baisse la tête, vaincu. Ils ont gagné mais à quoi bon ? Est-ce là la renaissance dont lui parlait sa mère en termes élogieux ? Est-ce la fin de son parcours ? De nouveau, le garçon a dix ans. Il se sent démuni face au monde, ce monde qu’il a cherché désespérément à comprendre.

Pourtant une part de lui est plus légère sans le poids du poignard à ses côtés.

Même s'ils étaient bien plus lourds qu'avant, les pas de Til produisaient toujours cette petite musique bizarre, comme si n'importe lequel d'entre eux pouvait le mener à suivre le premier Papillusion venu pour se perdre sur une route complètement différente. Désormais sa masse ajouterait une certaine inertie à toutes ses errances; cependant à mesure que je rejoignais Corvus, Delsin, Cassius, leurs protecteurs respectifs et nos prisonniers communs, je l'entendais me talonner avec une assurance nouvelle.

Il arborait fièrement son premier trophée: la hurleuse pyromane, inconsciente et ligotée contre l'arbre qu'il portait sur le dos, n'inspirait plus rien d'effroyable contrairement à lui. Smaragdin se tenait à distance du Torterra - pas qu'il ne l'ait pas reconnu sous sa nouvelle forme, mais la petite gueule de Boskara qui avait l'habitude de mordiller son tronc de Noadkoko était devenue beaucoup plus dangereuse. Je surpris des bribes de leur conversation sans la comprendre:

- Dis... lui faisait-il distraitement, alors que Noadkoko avait les têtes tournées ailleurs.

- Quoi?

- Je peux te manger.

- C'est toujours non. Il me semble qu'on en a déjà discuté, non?

- Je sais. Ce n'était plus une question.

Quant à Diakène, il flottait à nouveau paisiblement à mes côtés, imperturbable. Nous étions trempés, mais ce Morpheo avait toujours un coup d'avance: il n'avait pas attendu que je lui demande de lever la brume et d'éloigner le crachin pour le faire. Dans l'air de la nuit redevenu clair, je vis le Bleuseille de tantôt nous survoler avant de disparaître vers le lac. J'ignorais si c'était le même que j'avais croisé avant d'atterrir au manoir Eddaryon, mais contrairement à cette fois-là, l'oiseau était passé à ma droite. Ce qui, selon la chanson du Minisange, était un meilleur présage.

C'était donc avec cette inévitable mélodie en tête que je rejoignis mes compagnons.

Cléo était blême. Un étrange pansement de fortune limitait ses saignements, mais son sang avait largement assombri ses vêtements. Son regard était figé vers l'horizon. Devant elle, Tarenbulle et Torterra échangèrent quelques retrouvailles un peu niaises et des politesses dans leur langue au sujet leurs évolutions respectives. Ce n'était pas ça que la hurleuse observait. Naïvement, je pensais qu'elle regardait le vide, celui de son propre avenir scellé par Sakaï.

Sakaï qui, à juste titre, commençait discrètement à nous demander des comptes.

- Oui Corvus, ils nous ont attaqué en chemin, ici, dans les marais.

Pendant un bref instant, la fatigue m'avait poussé à le laisser se débrouiller avec cette information stérile. Mais le cynisme eût été trop évident, et l'omission trop grande. Après tout nous lui devions une fière Lugulabre.

- Mais c'était bien dans l'autre sens que cela aurait dû se produire. Cléo nous a piégés. Je la savais impliquée dans la disparition du père de Delsin, et par devoir de conscience, j'ai voulu la coincer... sans réelle finesse, puisqu'elle m'a écrasé à mon propre jeu.

Je guettai une grimace, une fanfaronnade ou le moindre signe d'acidité de sa part, mais elle gardait le silence, les yeux rivés devant elle.

- C'est hélas souvent ce qui m'arrive quand je m'éloigne trop de ma forêt.

Je faisais une allusion implicite à l'épisode du chêne de Xerneas au manoir Eddaryon, où Corvus ne m'avait pas découvert sous mon meilleur jour.

Encore endolori de la bataille qui avait précédé, je plongeai mon regard dans le sien.

- Tu as entièrement raison, je suis loin de chez moi. Et je crois qu'il me fallait bien ça pour me rappeler qui je suis. Je n'ai rien d'un justicier. Tout ce que je peux faire de bien, c'est protéger la forêt, un arbre à la fois. Les femmes et les hommes, c'est aux gens comme vous d'en prendre soin.

J'inclus du regard Cassius, et bien sûr Delsin qui, sous ses airs d'adolescent hagard, n'en restait pas moins un érudit. La connaissance et ses applications, n'était-ce pas là une autre façon de protéger autrui?

Mes créatures s'étaient écartées. Cléo regardait toujours droit devant elle. Ce n'est qu'alors que je remarquai à quel point ses yeux étaient écarquillés.

- Ça va, la Hurleuse? On dirait que tu as vu un...

En suivant son regard, je vis Solin. Pas le faux que Delsin avait ficelé, le vrai. Celui que j'avais tué en Septembre.

Le bougre était debout, en face de nous. Aucun doute possible sur la personne.

Mort, il l'était. Mais même si nous étions en juin, les dieux avaient dû se mettre d'accord pour nous délivrer son fantôme avec un peu d'avance. Nous n'étions que deux à pouvoir le voir.

Au moment où cela s'était produit dans la jungle, le visage de tous ces bâtards que j'avais émondés étaient si gorgés de malveillance qu'ils en étaient devenus interchangeables, mais au fil des mois celui de ce Hurleur s'était imposé parmi mes souvenirs avec la force de l'évidence. A l'exception du chef du groupe, il était le seul dont je parvenais à me souvenir. Sa marque noire au visage, typique de la secte, avait fini par le tirer hors du lot, et à me hanter avec la même intensité que celle de Cléo, dans un autre registre. J'arrivais même à me souvenir de comment cela s'était passé: ma flèche l'avait atteint à l'épaule, et Insécateur avait passé ses lames sur sa poitrine pour finir le travail.

A présent, le temps s'était figé, et son fantôme s'était hissé jusqu'à nous pour me juger, immobile, en silence, et avec l'intensité morbide d'une Scrutella. Son regard passait de Cléo à moi, sans changer d'expression. Sans doute la jugeait-il aussi. Il avait été son amant, peut-être la méprisait-il d'avoir osé s'approcher d'un autre homme après sa disparition. Peut-être, au contraire, avait-il honte qu'elle n'ait pas voulu honorer sa mémoire autrement que dans une vaine tentative de vengeance. En ce qui me concernait, ce n'était que du défi. Il n'avait pas besoin de mot. "Tu voulais m'avoir? Tu m'as eu. Et pourtant, me voilà encore. Qu'est-ce que tu vas faire?"

Et je ne fis rien.
J'inspirai.
Bulbinette, pas encore remise de son traumatisme, restait dans les pattes d'Agapanthe.
J'expirai.
Smaragdin, de toute sa hauteur, contemplait la cuirasse de Skadia, que leur adversaire commun s'était appliqué à noircir.
J'inspirai encore.
Torterra et Diakène s'étaient rapprochés de Nahele.
Delsin. Kateya. Le bel Ushi dont je voyais parfois danser les plumes.
Corvus, Cassius.

La forêt n'avait jamais été aussi loin. Feuille n'avait jamais été aussi loin. Mais je n'étais pas seul.

Quand mon esprit revint au spectre de Solin, celui-ci s'en était allé. L'éclat de son existence passée s'en était retourné dans le poignard que Corvus avait confisqué.
Quant à Cléo, elle s'était évanouie.

- Elle a perdu trop de sang, m'exclamai-je avec inquiétude, à peine revenu de cette transe d'outre-monde.

Je m'approchai d'elle, puis me ravisai aussitôt. Elle n'était pas ma prisonnière, mais celle de Cassius et Corvus. Ils étaient les seuls à pouvoir décider de son traitement.

Delsin semblait ne plus rien attendre d'elle. Et quelque part, il ne devait plus rien attendre de moi non plus. Le malheureux devait sûrement me détester. Sans m'attendrir ni m'éterniser, je m'adressai enfin à lui.

- Delsin, je regrette ce désastre et j'en porte la responsabilité. J'ignore si l'on sera amenés à se revoir, mais nos arcs se séparent ici. La place du mien est dans la forêt, pas ailleurs.

Une façon comme une autre de déclarer qu'on ne me reprendrait plus à me mêler des affaires qui ne me regardaient qu'à moitié.

Je marquai un dernier silence, avant d'envisager de rassembler mes flèches, mes alliés, et surtout mes dernières forces pour me tirer d'ici et m'écrouler quelque part en attendant le lever du jour.

HRP:

Qu’est-ce qui l’attend désormais ? Il y avait ce fil dans sa tête, une suite d’événements auxquels il se préparait malgré lui ces dernières semaines. Événements complètement bouleversés par les circonstances, par sa propre incompétence ce soir, par cette embuscade qui aurait dû être en sens inverse. Delsin se préparait à quoi ? Au sang, à la vengeance, aux réponses. Il s’est mesuré plutôt à d’autant plus de souffrance. De part et d’autre de cette histoire, celle de son père et des Hurleurs, il y des cœurs brisés. Le jeune homme aimerait mettre fin à ce cycle; il le sait désormais. Malgré tout rougeoie encore en lui ce désir de ce venger, cette colère venimeuse qui raidit ses veines. Ce genre de blessure s’apprivoise lentement. Pour une fois il entrevoit cette possibilité, ce long chemin qu’il lui reste à parcourir. Sans se décourager devant la longueur du processus, il s’en sent tout de même las, fatigué, sans ressources.

Malgré tout, une étoile brille de nouveau dans son ciel. Il a levé les yeux vers ce dernier, y cherchant le visage de celle qu’il aime parmi ses souvenirs embrumés par la douleur et les émotions vives de la soirée. À cet instant, il s’imagine se glisser dans ses bras, lui raconter ce qui l’habite. À quel moment Trixie est-elle devenue si essentielle ? À quel moment lui a-t-il permis de l’ouvrir ainsi ? Delsin accepte d’être vulnérable auprès d’elle comme avec personne. À cet instant si ardu, il se dit que ce n’est peut-être pas si mal. Qu’il est chanceux de l’avoir dans sa vie, là où il a pourtant pu être résistant à l’attraction et au bien-être qu’il pouvait ressentir en sa présence. Simplement de l’effleurer de l’idée lui apporte un réconfort. Il sent tout son corps trembler, ses côtes lui élancer douloureusement et pourtant il se sent mieux de penser à elle. Il faudra qu’il lui dise un jour. Très bientôt.

Tant pis si Corvus est intervenu. Delsin ne lui en veut pas de leur avoir arraché ce moment, peut-être est-ce mieux ainsi. L’Érudit laisse quand même son regard rejoindre celui de l’Hurleuse, encore une fois accueillant malgré les circonstances. Ce n’est pas sa faute à elle, il le sait. D’une certaine manière, il lui pardonne ce qui s’est passé ce soir. Oh, il sait que si elle en avait eu l’occasion, elle l’aurait tué lui et Teion d’ailleurs. Pourtant il ne parvient pas à lui en vouloir, pas réellement.

«Oui, ce sont eux.» fait-il simplement.

Qu’aurait-il à ajouter de toute manière ? Il se sent avare de mots. Peut-être est-ce la fatigue ou la lassitude, dans tous les cas, il ne souhaite pas faire leur procès là tout de suite. Il veut rentrer chez lui, et chez lui désormais se trouve à Mido auprès de Trixie. Heureusement, Teion vient en quelque sorte à sa rescousse, revenant vers eux depuis les arbres où sa chasse a été bonne. Delsin, le voyant approcher, lève une main qu’il pose sur son épaule. Un signe de respect, d’amitié peut-être. Ce qui s’est produit cette nuit les a liés à jamais, peu importe où leur histoire les mènera. En tout cas, le Sakaien n’oubliera pas, n’oubliera jamais. L’instant ne dure qu’une poignée de secondes, puisqu’il importe déjà de s’expliquer. Lui qui aime bien aller droit au but habituellement trouve son homologue de Sakai trop pressé, trop militaire. Il y a d’autres enjeux que le blâme ce soir. Toutes ces choses qu’il ne parviendra pas tout de suite à expliquer. Oui, tout ceci est leur faute. Delsin sera le premier à le reconnaître, pour peu qu’il retrouve sa langue. Il ne démentira pas les faits. Tout comme lui, le garde forestier se sent bien loin de chez lui, de ses habitudes aussi.

Le jeune homme à la chevelure verte leur échappe d’ailleurs, dans une transe où dansent les morts. Delsin n’en prend pas conscience, il chevauche lui-même conscience et inconscience et doit se faire violence pour ne pas se coucher sur le sol et s’y endormir. Par contre, la chute de l’Hurleuse le fait sursauter; il ne s’y attendait pas. Quelque part, la voir aussi vulnérable l’indispose, le dérange. Il se surprend à grimacer. Il veut partir d’ici.

C’est pourtant Teion qui le fait le premier. Le garçon l’observe, partagé, résistant. Il aimerait lui dire qu’il ne lui en veut pas, que d’une certaine manière cette nuit lui a ouvert les yeux sur bien des choses. Mais le midoyen est de ceux qui ne s’attardent pas, qui se contentent d’un passage. Teion retourne à sa forêt, peut-être a-t-il crainte d’une certaine manière des humains, de ce qu’il est en leur présence. Delsin ne le retiendra pas, bien qu’il renchérisse d’une voix assurée.

«Je n’ai aucun doute que nos chemins se recroiseront de nouveau, Teion. La forêt est vaste après tout.»

Il lui adresse un léger mouvement de tête en guise d’adieu avant de se raviser et de lui attraper l’avant-bras, lui adressant un dernier regard. Ce geste de respect et de fraternité. Puis il le laisse partir. Seul avec les autres, il fait face à Corvus et Cassius, enfin.

«Sans vous, ce combat était perdu d’avance. J’ai beaucoup à apprendre encore, je le réalise désormais. Merci pour ce que vous avez fait pour nous.»

À présent il est temps de rentrer. Comme Teion, sa place n’est pas ici.