Le jeune garçon cheminait gaîment sur la route principale de son village perdu au milieu des savanes de Ran. Son objectif était la dernière bâtisse du village, celle dont la grande cheminée crachait habituellement tant de fumée qu’on aurait dit qu’elle créait des nuages d’orage à elle toute seule. Mais aujourd’hui, rien ne sortait du conduit, et pour cause : la fabrique à nuages était à l’arrêt. En approchant des fenêtres ouvertes, le jeune homme put entendre une voix qu’il connaissait bien en train de chanter :
« Certains aiment la liqueur,
D’autre le vin fait leur bonheur,
Ce n’sont qu’des bonimenteurs
Car je sais qu’il y a rien d’mieux
Que le bon lait d’Ecremeuh ! »
***
« Oui il faut que ça se sache,
Trop longtemps qu’on nous le cache,
L’nectar sort des pis de la vache !
Quoi de mieux pour être heureux
Que le bon lait d’Ecremeuh ! …
Oh salut Isaac, je t’avais pas entendu entrer !
-Mais non vas-y, continue, j’aime bien t’entendre chanter !
-Sauf que j’ai fini de passer le balai !
-Oh … Dommage ».
Mais la morosité du jeune garçon ne dura pas bien longtemps puisqu’il se tourna ensuite vers la cheminée éteinte de la forge où un Chartor était en train d’avaler goulument ses croquettes au charbon !
« Salut Vuvu ! »
En entendant son surnom, le noble et puissant Vulcain, seigneur de cette forge, se retourna pour saluer d’un hochement de tête l’arrivée d’Isaac. Puis il fit de nouveau volteface, trop occupé à remplir son estomac.
Aujourd’hui le forgeron du village était de repos, ce qui signifiait une journée de repos pour son Pokémon, Vulcain, et une journée bien plus calme pour son apprenti, c’est-à-dire moi. Silver Smith pour vous servir. C’était d’ailleurs le seul jour de la semaine où la cheminée était inactive… Et le seul jour où Adam acceptait que les gamins du village visitent son atelier. Le reste du temps, il jugeait cela trop dangereux et j’étais parfaitement d’accord avec lui. Isaac était probablement le plus passionné par l’art de la forge puisqu’il ne ratait pas une seule semaine. Depuis le temps, il connaissait l’atelier aussi bien que moi.
Alors que je rangeais les marteaux et autres outils qui étaient posés un peu partout dans leurs râteliers attitrés, j’entendis le garçon s’exclamer dans mon dos.
« Wouah, ça y est, t’as enfin fini ta première épée ! Elle est trop belle ! »
Comme je le pensais, Isaac admirait ma création accrochée au mur. Des semaines d’efforts passés à construire le moule nécessaire à sa fabrication. Plutôt bien fichu ce moule d’ailleurs. Il faut dire que la fabrication des diverses moules était mon occupation principale en tant qu’apprenti.
« Bof, répondis-je d’un ton morose
-Bah quoi ? T’es pas content ?
-Approche-toi et tu verras mieux ce qui va pas. »
Le gamin obtempéra et s’exclama :
« Ah mais… Ya des craquelures sur la lame ! Elle risque pas de se casser du coup si tu tapes trop fort avec ?
-Si… Tout ça parce que j’ai mal calculé la chaleur du métal en fusion…
-Ah… Mais Adam t’as pas aidé pour la faire ?
-Il a surtout fait ce qu’il a pu pour limiter les dégâts. Résultat, ça ressemble à une épée mais c’est inutilisable. Après, je ne peux pas lui en vouloir, sa spécialité c’est plutôt les outils agricoles. Et puis, c’est entièrement de ma faute, c’est moi qui ai voulu créer ma pièce de Arceus à Zarbi, moule compris. J’ai demandé à Vulcain de chauffer alors que le mélange avait déjà atteint la bonne température…
-Oh… Je suis désolé pour toi Silver…
-Oh, dis-je en refrénant mon air dépité, c’est pas grave, j’aurai d’autres tentatives… Enfin j’espère…
-Comment ça tu espères ? »
Ayant fini de remettre un marteau oublié par mon maître à sa place légitime, je me retournai vers le jeune homme et désignai mes gants de cuir d’un signe de tête.
« L’art de la forge est assez dangereux pour les mains. Et comme tu peux le voir, j’ai les doigts très fins et plutôt fragiles ».
Joignant le geste à la parole, j’ôtai le gant gauche et montrai ainsi ma main sur laquelle se trouvaient deux grosses traces de brûlure, l’une ancienne, l’autre plus récente.
« Tu as dû voir que mes mains étaient bien plus fines que celles d’Adam, et je n’ai pas vraiment envie qu’elles se couvrent de cals. J’ai besoin de mon habileté naturelle avec elles. J’aime beaucoup l’idée de pouvoir transformer une plaque de matériau bruts en objets utiles encore et encore, mais je ne sais pas si je suis prêt à sacrifier mes mains pour ça en m’interdisant d’en faire certains usages plus agiles.
-Ah oui je vois... C’est sûr que comparées aux tiennes, les mains d’Adam sont de vraies pattes d’Ursaring !
-C’est ça. Et je… »
Des bruits de pas interrompirent ma phrase. Une autre personne venait d’entrer dans la forge. Un autre gamin qui voulait visiter ? Mais à la voix nasillarde et aigüe que j’entendis, je sus que ce n’était pas un enfant. Ironie du sort, il s’agissait d’une voix que je connaissais très bien… Et que j’avais espéré ne plus jamais entendre !
« Bonjour messieurs, je… Mais mais mais mais mais ! Ne serait-ce pas le petit Silver que je vois là ?
-Qu’est-ce que tu veux Joachim ? »
Ma voix n’avait plus rien d’amical. Un observateur extérieur aurait plutôt dit que je ressemblais à un Abo prêt à cracher son venin et pour cause… Joachim était un voleur de ma connaissance, le leader miteux d’une bande de pilleurs lâches et tout aussi peu recommandables que lui qui sévissait à Sakai, ma région d’origine. Il avait eu la « bonté » de me recueillir après la mort de ma mère et la disparition de mon père et m’avait même « appris » les ficelles de son « métier » de voleur. Une carrière un peu trop risquée à laquelle j’avais mis un terme après sept ans de bons et loyaux services en m’enfuyant de Sakai. J’avais alors voyagé de pays en pays et enchaîné boulots sur boulots pendant les neuf années suivantes. Adam avait été le seul à me proposer un métier sur le long terme il y a un peu plus d’un an. Bref, toutes ces années passées à mettre de la distance entre moi et ces rats… Pour rien…
-Alons allons, pourquoi autant de colère dans cette jolie voix ? Tu n’es pas content de revoir celui qui t’a élevé après la mort de ta maman ?
-Si tu me dis pas ce que tu veux, tu peux dégager tout de suite ! »
Les lois de Ran n’étaient pas celles de Sakai, il était donc possible que Joachim ne soit pas recherché ici. Je ne pouvais donc pas simplement le mettre à la porte comme j’en avais tant envie… A supposer que j’en aie les moyens…
« Je venais juste acheter quelques armes pour mes gars dans cette charmante bourgade… Avec de l’argent honnêtement acquis bien sûr ! Je suis tellement content de te revoir mon petit ! Tu sais, j’ai fait évoluer mon business en dix ans ! Je suis en train de monter une compagnie de mercenaires maintenant ! C’est bien plus lucratif… Et plus légal aussi ! Qu’est-ce que tu dirais de revenir parmi nous ? Tes talents nous seraient bien utile.
-Tu te fous de moi ?
-Je suppose qu’il s’agit d’un non ? J’en suis… Fort contrarié… Mais je vous ai entendu parler toi et ce gosse en arrivant… Que dirait-on maître s’il savait que tu parlais ainsi à un client potentiel… Ou s’il apprenait ton glorieux passé ? »
A voir son sourire de Sharpedo encadré de mèches sales et blondes qui n’avait pas changé depuis toutes ces années, il pensait me tenir avec ça. Quel imbécile…
« Vas-y, raconte tout ce que tu veux. Je m’en fous ».
En définitive, ce serait ma parole contre la sienne et Adam était davantage du genre à faire confiance à son apprenti qu’il connaissait depuis un an plutôt qu’au premier venu. Devant ma réaction assurée, le sourire de Joachim perdit de sa superbe… Avant de réapparaître quelques secondes plus tard bien plus éclatantes qu’avant.
-Je vois… Mais que dirais ton chef s’il arrivait malheur à sa forge ? Ou pire encore, s’il arrivait malheur à ce gamin à cause d’un étranger comme toi ? Et la communauté du village, elle dirait quoi ? »
A mesure qu’il parlait, je voyais distinctement sa main s’approcher nonchalamment de la ball qui pendait à sa ceinture. Il s’en saisit et invoqua son Pokémon, un Colossinge apparemment très énervé. Merde. Les choses commençaient à devenir un peu trop dangereuses, surtout pour Isaac ! Mais avec Joachim devant l’entrée, impossible de fuir ! Mais il restait une solution…
« Vulcain, on a des indésirables dans la boutique ! »
Aussitôt, le seigneur des lieux délaissa son repas et se retourna l’air peu commode. Comprenant le danger de la situation, il cracha de sa bouche une épaisse fumée noire quoi obscurcit toute la pièce en deux secondes malgré les fenêtres ouvertes. J’allais maintenant devoir ouvrir un passage. Je me saisis donc de mon épée située juste derrière moi et avançai de deux pas à l’aveugle, me remémorant à peu près où se trouvait Joachim avant que le Brouillard ne se déclenche.
Mais si j’avais fabriqué cet ersatz d’épée, je ne savais pas pour autant vraiment m’en servir. Je l’avais simplement testé sur un mannequin de bois peu après l’avoir forgée. C’était à cette occasion que les craquelures étaient apparues. Mais craquelures ou pas, elle restait une arme tranchante plutôt lourde !
Maintenant habitué à porter marteaux et enclumes, le poids de l’épée ne me surprit pas. Je la soulevai et l’abattit là où je devinai mon adversaire. Lui n’avais pas bougé, cherchant encore à voir à travers le Brouillard. Pour ma part, ce n’était pas la première fois que Vuvu traitait avec des clients difficiles aussi j’avais davantage l’habitude de la situation. Mais d’habitude, Adam raccompagnait manu militari le malotru à la sortie. Aujourd’hui, j’allais devoir improviser… Avec un bon coup d’épée vertical à l’épaule !
Le hurlement qui retentit ensuite m’informa que j’avais fait mouche… Et le « Cling KRAK ! » qui le suivit m’informa que mon épée s’était brisée en deux sous la violence du choc. RIP petite lame partie trop tôt. Ton sacrifice n’aura pas été vain ! Je lâchai le pommeau de la lame désormais inutile et tendit le bras en arrière pour attraper Isaac que je guidais jusqu’à la sortie, bousculant au passage Joachim par son épaule blessée histoire de l’incapacité au maximum.
Une fois dans la rue principale, je lâchai Isaac et lui donnais des instructions d’un air pressé : « Va prévenir ton père et dis-lui de rassembler la milice pour arrêter cet homme ! Ca ira ? »
L’instant d’après, des lueurs rouges apparurent à travers les fenêtres de la forge, indiquant que Vulcain venait d’ouvrir le feu sur les envahisseurs. Le maître des lieux défendrait chèrement son territoire.
« Oui ça ira… Mais toi tu vas faire quoi ?
-C’est après moi qu’il en a. Vous serez plus en sécurité si je m’en vais. Allez, vas-y !
-Mais tu reviendras hein ?
-Bien sûr ! Allez file ! »
Et Isaac détala enfin comme s’il avait Giratina à ses trousses en criant le nom de son père. Quant à moi, je pris la direction des savanes en courant. Je n’avais ni or ni vivres sur moi. Bah, j’improviserai, comme toujours.
L’improvisation et moi étions de vieux amis. Le hasard me fait découvrir de nouveaux chemins, comme d’habitude. Et qui sait, peut-être cette fois-ci mettrait-il mon père sur mon chemin. Je pourrai alors enfin lui demander pourquoi il était parti un beau matin sans rien dire à maman et à moi, la laissant seule pour gérer la boutique de tissage familiale. Je n’avais pas encore décidé si je lui casserai ou non la gueule à notre prochaine rencontre… Tout comme je ne savais pas si j’allais pouvoir tenir ma « promesse » faite à Isaac de revenir. J’avais surtout dit ça dans l’urgence du moment afin qu’il se mette en sécurité le plus vite possible. Mais après tout, je l’aimais bien Isaac, tout comme j’aimais bien ce village, Adam et Vuvu. Du coup, je me débrouillerai pour revenir un jour. Je suis plutôt doué en débrouille…