«Même si tu fais la gueule, Ushi, je ne changerai pas d’avis.»

Pourtant le Passerouge s’est livré à l’art complexe et délicat de la manipulation émotionnelle depuis la veille, date de leur dernière conversation sur le sujet. Le jeune scientifique lui apprenait alors son intérêt de capturer un deuxième Pokémon pour les assister dans leurs recherches, une véritable hérésie aux yeux du rouge-gorge. Autant dire que l’oiseau n’a aucun intérêt à partager son être humain. Autant d’insécurité chez un petit être passé maître dans l’art de la surcompensation (dans son cas sous la forme d’agression), cause chez lui une possessivité et une jalousie débordante. Utashtan a tout tenté pour dissuader Delsin, sauf que comme celui-ci vient de l’énoncer, il est très déterminé dans son idée. Ce n’est certainement le chantage affectif et les sautes d’humeur du piaf qui le feront changer d’idée. Même que tout son manège l’amuse, comme en témoigne son léger sourire. Le Passerouge ne pourrait s’en frustrer davantage… Comment ose-t-il même considérer le remplacer? Delsin connaît bien son allié maintenant. Ils œuvrent tous les deux depuis de nombreuses années maintenant. Il n’est donc pas bien difficile pour lui de comprendre que cette décision de sa part effraie l’oiseau.

«Ce n’est pas pour te remplacer Ushi. Seulement, je crois qu’il est grand temps de nous trouver un autre allié. Plus nous serons nombreux, plus nous pourrons couvrir du terrain pour nos recherches. Puis tu ne peux pas être mon seul sujet d’étude. Pour avoir une vue d’ensemble j’ai besoin de plusieurs points de vue.»

Delsin caresse le ventre de son ami, qui continue à bouder. Apaiser le Passerouge ne sera pas si facile, possiblement même qu’il lui faudra plusieurs mois pour apprivoiser le nouveau venu. Mais le garçon est patient. Un jour à la fois. Ses pas l’ont donc mené jusqu’aux montagnes où il espère croiser un Rocabot. En fait, selon les autorités locales, la population de chiots de cette espèce a pris des proportions dangereuses cette année. Cette surpopulation menacerait l’écosystème fragile qui règne sur les pics. Delsin a longuement réfléchi à cette affaire : une telle situation ne peut se produire sans qu’il ne se sente concerné voir inquiet. Puis à mesure que cette émotion a pris de l’ampleur en lui, il s’est mis à s’interroger sur le fait d’en capturer un lui-même et sur les avantages qu’une telle capture lui prodiguerait. Rocabot est reconnu pour être un Pokémon loyal, bien que parfois difficile à dresser de par son fort caractère et ses attentes élevées envers son dresseur. Le flair d’un tel chien pourrait s’avérer utile, voire essentiel. Et puis, malgré la hargne du Passerouge, il est encore faible vis-à-vis des adversaires plus coriaces.

Tous deux s’avancent donc avec prudence dans cet environnement hostile. Ils n’en sont pas à leur première visite. Delsin marche avec un pied assuré parmi ces sentiers de roc, couvert d’une cape solide qui le protège des vents aériens. Il n’aime pas particulièrement les hauteurs ainsi se préserve-t-il de regarder en bas. Son regard le porte plutôt vers l’avant, attentif à l’apparition d’un de ces fameux chiots, une Captis Ball dissimulée dans la poche de sa cape.

Ces monts ne lui paraissent pas encore familiers. À cet âge, chaque pas amène une myriade de découvertes. Elle ne se lassera jamais d’explorer, de toute manière. Il y a dans son âme une curiosité dévorante qui la pousse à regarder vers les horizons. Elle a encore beaucoup à apprendre mais de toute évidence elle ira probablement plus loin que ses congénères. On dit qu’elle est naïve, téméraire aussi; que si elle n’a peur c’est par simple insouciance. Vrai qu’elle ne se méfie pas en prenant ce petit détour, loin du regard des quatre autres chiots de sa portée. La queue battante, la Rocabot s’est lancée dans sa propre petite aventure, encouragée par sa faim il faut le dire. Il n’y avait pas assez pour déjeuner pour les cinq petits. Le ventre creux, elle renifle les pierres dans l’espoir de trouver trace d’une proie qu’elle ne pourra pas attraper de toute manière. Elle est encore trop jeune, trop inexpérimentée et trop distraite il faut le dire. Juchée sur un rocher, elle se plaît une fois de plus à regarder l’immensité de Sakai à ses pieds. Elle a le sentiment que ce royaume lui appartient tout entier. Dans l’air frais de cette journée, elle laisse échapper un hurlement de loup en direction du ciel, son petit cœur battant d’une joie immuable.

C’est à ce moment qu’elle l’aperçoit, l’homme. Elle en a vu plusieurs ces derniers temps, celui-ci lui paraît un peu plus petit et moins menaçant. Non pas que les hommes la menacent réellement, au contraire. Elle les aime bien. Beaucoup lui donnent à manger. Ainsi, le voyant approcher, elle jappe pour attirer son attention mais il l’a déjà aperçue. Difficile de la manquer de son perchoir privilégié. Le garçon la scrute avant de l’inviter à s’approcher en se penchant et en l’appelant. C’est plus fort qu’elle, la Rocabot se précipite à sa rencontre. Elle lui renifle la main, y glisse des léchouilles puis sa tête. Delsin la caresse aussitôt, impressionné par sa familiarité. Voilà que le chiot se roule sur le dos pour réclamer davantage de caresses, sur le ventre ! Amusé et un peu attendri, l’Érudit répond à sa demande avant de sortir de son sac un morceau de viande séchée. Le canin saute sur cette nourriture avec enthousiasme et entreprend de mâcher goulûment. Le garçon aux cheveux sombres en profite pour se lancer dans un examen rapide de la créature. Il vérifier les oreilles, les yeux, les pattes mais surtout la gueule, qui lui donne un âge approximatif pour cette petite femelle. Son repas terminé, la Rocabot fait de même avec l’humain. Il y a toutes ces odeurs sur lui ! Il sent juste comme l’horizon. Il sent les voyages et le rêve. Puis il est gentil, bien plus doux que tous les autres humains qu’elle a rencontrés. Il s’est assis sur une grosse pierre sortant son carnet pour la dessiner. Pendant ce temps, le chiot l’observe sans vraiment comprendre. Combien ces créatures sont fascinantes !

Bon, ce n’est pas tout, mais en plus du manque de nourriture, la Rocabot doit se battre sans cesse avec quatre frères et sœurs pour l’attention de leur pauvre mère famélique. Cet humain est tendre et chaud. Elle se hisse à ses côtés, poussant de son museau les pans de sa cape et baille avant de s’endormir contre lui. Delsin l’observe. Elle est si jeune, un bébé. Vulnérable en ces terres et surtout une proie facile pour les moins bien intentionnés. L’Érudit a vu déjà qu’elle sera grande au vu de ses pattes bien rondes, un peu disproportionnées par rapport à son petit corps. Elle a surtout besoin d’amour pense-t-il avec une pointe de tristesse, si elle fait confiance aussi aveuglément.

Tout pour le rassurer dans son choix. Pourtant, il hésite, levant les yeux vers Utashtan. Malgré son discours tout à l’heure, le garçon se refuse de le brusquer. L’oiseau s’est posé un peu à l’écart suivant l’échange, surveillant du regard ce chiot. Malgré sa nature peureuse et agressive, Ushi doit avouer que ce chiot ne présente pas grand danger. Même qu’elle fait pitié. Elle est maigre. Le Passerouge détourne la tête, mais le garçon a vu dans son regard une sorte d’accord silencieux. Plusieurs minutes passent ainsi, jusqu’à ce le chiot ne s’éveille sa sieste, la queue battante, cherchant davantage de câlins. Delsin lui offre sans hésiter, lui présentant de l’autre main une Captis Ball.

«Je ne sais pas ce que tu comprendras, Rocabot. Mais je te promets que si tu décides de m’accompagner, tu ne manqueras plus jamais de rien.»

D’un mouvement, il active la balle, sous le regard incertain d’Utashtan.

Seul le temps aura raison des réticences bien ancrées de l’oiseau. Sous son regard incertain, Delsin présente la balle à ce qu’il devine déjà être son nouveau compagnon. La Rocabot a vu d’autres chiots emportés avant elle, de la même manière qu’elle aujourd’hui. Même si elle ne comprend pas tout à fait les paroles rassurantes et accueillantes de l’humain, la jeune chienne a saisi que si elle accepte ce que lui propose celui-ci, qu’aucun retour en arrière n’est possible. L’idée de quitter ses frères et sœurs lui apporte une certaine tristesse, mais ce n’est qu’un petit prix à payer pour toutes les découvertes qu’elle fera ensuite. Ce n’est pas dit non plus qu’elle ne les reverra jamais. Elle lève les yeux sur lui à nouveau. Il lui semble si calme, si paisible. Ses bras sont chauds et rassurants, mieux encore que le ventre famélique de maman. Puis son regard se risque sur les rochers pointés vers le ciel qui l’ont accueilli toute sa courte vie. Regrettera-t-elle cet endroit? Probablement un peu. Ses pattes sont conçues pour ce type d’environnement, son pelage de pierre a été spécialement créé pour ces montagnes. Mais il ne faut pas négliger un autre élément présent chez elle, plus puissant encore que toutes ces caractéristiques physiques : la curiosité. C’est celle-là même qui pousse la jeune louve à pousser le bouton de la Captis Ball. Quelques instants plus tard, un son métallique vient faire sursauter Delsin et Ushi, qui n’ont pas l’habitude.

Il décide de l’appeler Kateya, comme l’image des traces de pas dans le sable. Ensemble, ils parcourront bien des miles. Le garçon se surprend à soupirer de soulagement; il était plus nerveux que ce qu’il a cru d’abord. Avant de relâcher sa nouvelle amie, le jeune homme à la chevelure sombre jette un coup d’œil à Utashtan qui s’est posé contre un rocher non loin. L’oiseau ne lui semble pas fâché juste… contemplatif. Pour le coup, l’Érudit n’ose pas le déranger dans ses réflexions, se demandant tout de même ce qui peut passer par la tête de son compagnon. Il s’approche doucement, tendant les doigts vers l’oiseau. Pendant quelques instants, Delsin a crainte que son allié de toujours ne le refuse, mais non. Le Passerouge sautille jusqu’à son doigt où il se pose. Ainsi va la vie. Ushi aura l’occasion de s’habituer à la présence de Kateya, un jour à la fois. Pour le moment, le garçon sait que c’est le moment de rentrer car il est fatigué et qu’il aimerait bien offrir un peu de laid chaud à la Rocabot sous-alimentée. Et une grosse friandise à Utashtan aussi. Juste pour se faire pardonner.