SENECIA

On m'indiqua une silhouette dans le ciel orange. Teion la suivait du doigt, pour être sûr que je ne me trompe pas. C'était un volatile, mais pas d'erreur: il semblait bel et bien porter quelque chose.

- A toi de jouer, petite chouette. Tu sais ce que tu as à faire.

En effet, nous avions largement eu le temps de nous synchroniser sur le sujet. Mais pour ce qui était de comprendre pourquoi je le faisais, c'était autre chose...

Qu'à cela ne tienne. Je quittai le bras de l'humain, et m'envolai à la poursuite du volatile qu'il m'avait indiqué.

Je pris rapidement une hauteur conséquente. Les nuages étaient avaient revêtu une magnifique robe dorée du crépuscule, ce qui mettait particulièrement en valeur les arbres fleuris du Bois des Croisements. Je ne travaillais pas avec Teion depuis longtemps, mais je commençais à le connaître.

L'oiseau que je poursuivais était désormais à portée de regard. C'était un Poichigeon. Un parchemin était attachée à sa patte gauche. Il n'y avait plus qu'à l'intercepter.
Nous allions à la même allure, mais j'étais armée. D'un geste des deux ailes, je fis pleuvoir des plumes tranche-herbe au dessus de l'oiseau sans le viser précisément, nombreuses pour qu'il remarque mon appel mais juste assez espacées pour qu'il n'ait aucun mal à les esquiver. Cela ne manqua pas: le Poichigeon vira d'un coup, et se posa au sommet du chêne le plus proche, où je le rejoignis quelques branches plus loin.

Nous nous examinâmes en silence pendant quelques instants, et je lorgnai sur le message qu'il portait. Il sembla le remarquer, non sans une certaine gêne.

- Je suis messager, s'expliqua-t-il. C'est là ma fonction.

- J'en suis fort aise. Mais je dois vous décharger du message pour quelques instants.

- Je... ce n'est pas ce qui était prévu. Je dois porter ceci vers le Nord, dans une volière au pays des marais.

- Plus maintenant, jusqu'à nouvel ordre. Donnez-moi le parchemin.

- Je ne puis... ma maîtresse serait furieuse.

Je jetai un œil en contre-bas. Feuille, ma partenaire Insécateur m'avait suivie au sol. Elle couvrait mes arrières, et elle serait prête à sauter sur le Poichigeon s'il s'obstinait à refuser la coopération. Mais nous n'étions pas forcées d'en arriver là. Teion m'avait préparé à cette situation, et j'avais la chance d'avoir compris l'essentiel de ses instructions... pour le reste, Feuille m'avait fait la traduction. J'étais prête.

- Votre maîtresse, c'est bien une chasseuse avec une marque noire au visage?

- Oui, mais je ne suis pas autorisé à vous le dire.

- Vous venez de le faire.

- Ah... diantre.

Je n'arrivais pas à savoir si cet oiseau était cynique ou juste incompétent.

- En ma qualité d'agent du garde forestier de ces lieux, je vous informe que votre employeuse est considérée comme une menace. Ses messages doivent faire l'objet d'un contrôle, il ne peut en être autrement.
Le parchemin, s'il vous plaît.

L'hésitation du Poichigeon sembla sincère.

- Juste une question, madame la chouette... Que vais-je bien pouvoir dire au destinataire si je me présente à lui sans son message?

- Nous ne ferons qu'examiner le parchemin, après quoi nous verrons s'il est prudent de vous laisser le livrer à bon port ou non.

- Et si c'est non, qu'est-ce que je deviens?

- Désertez. D'autres employeurs plus nobles attendront vos services.

Il finit par céder, et rompit de son bec le nœud qui maintenait le message à sa patte avant de me le remettre timidement.

- Veuillez me suivre, à présent.

Je m'envolai en l'invitant à passer devant moi. Feuille nous rejoignit dans les airs pour m'aider à escorter l'oiseau-messager, presque frustrée de ne pas avoir eu à intervenir de façon plus musclée.

***


TEION

Senecia et Feuille ne tardèrent pas à revenir avec le piaf. Le soleil n'avait même pas eu le temps de sombrer entièrement derrière la colline, elles avaient été efficaces.

Je m'en voulais de m'aventurer sur ce terrain-là. Intercepter des messages, c'était une activité de malfrat... mais si Cléo n'avait pas envie que je la piste, elle n'avait qu'à pas s'aventurer aussi près de mon fief. En le faisant, elle s'exposait à ma surveillance. De plus, je savais maintenant que les Hurleurs étaient rodés à l'exercice du détournement de courrier, et détourner le leur n'était qu'un retour de bâton tout à fait mérité. Par ailleurs, je ne faisais que contrôler le courrier, pas le conserver.

La Brindibou se posa sur mon épaule, mais seulement le temps que je lui prenne le message, après quoi elle rejoignit promptement celle d'Insécéteur. Toujours aussi mignonnes ces deux-là. Elles ne se quittaient plus depuis l'incident de la migration avec Cléo et le grand blond borgne, elles étaient faites pour s'entendre.

Je déroulai le parchemin.

Cléo a écrit:

Solin,

il y a du nouveau. Ton poignard a été repéré. Mon petit garde champêtre est sur le coup, mais aucune garantie qu'on puisse lui faire confiance. On doit en parler de vive-voix.
Rendez-vous à Sakaï. Marais. Nouvelle lune du mois de juin. Viens seul.
Sois là.
C.

Tiens donc. Voilà que j'étais "son petit garde champêtre" désormais. Charmant.
En attendant, elle me servait le propriétaire du poignard sur un plateau d'argent. Je n'aurais plus qu'à le cueillir pendant mon stage chez les Eddaryons pour le capturer et le livrer à Delsin, pieds et poings liés, la gueule dans les toiles de Mimigale.

- Il est essentiel que ce message arrive à destination, décrétai-je en le ficelant à nouveau à la patte du Poichigeon messager. Vole, cher oiseau. Désolé de t'avoir dérangé.

Le Poichigeon roucoula nerveusement, puis reprit son envol en direction du Nord. En le regardant s'éloigner, je songeai que ce voyage en terre Sakaïenne serait peut-être plus mouvementé que prévu.

Pourtant, la forêt me murmurait quelque chose. Un signal étrange, comme un malaise. Comme je ne pus en percevoir toute la substance, je me dis que j'avais du mal comprendre, que c'était sûrement une angoisse primitive liée à la nuit s’abattant sur les bois. Il était temps de rentrer, une longue journée de voyage s'annonçait pour le lendemain.

- Feuille, Senecia... Merci pour votre aide. Demain, je pars pour Sakaï, ça durera plusieurs semaines. En mon absence, vous veillerez toutes les deux sur le Bois des Croisements, avec Pérégrain et Bulbizarre. Vous avez toute ma confiance.

Elles n'avaient pas besoin de l'entendre. D'ailleurs, ce fut à peine si elles m'avaient écouté avant de reprendre le chemin de la cabane en planant toutes les deux.