Le tonnerre gronde dans un horizon incertain. La pluie s’abat avec violence sur une forêt qui en réverbère les échos, formant ainsi une cacophonie insoutenable. Le vent fait flancher des arbres pourtant profondément ancrés, arrache leurs branches et se joue de leur misère. Prisonniers des intempéries, les deux jeunes hommes s’arrêtent à l’abri d’un large tronc dont le feuillage épais a tissé une protection presque infaillible contre l’assaut répété des éléments. Bienveillant, il permet un repos attendu aux voyageurs qui se lovent contre lui, quelque part dans les crevasses anciennes de son écorce. Il y a dans la posture des deux étrangers une forme de désespoir qui ne se manifeste réellement qu’à la défaite de l’Homme contre le nature. Brisés de fatigue, ils ne peuvent que capituler devant cet ennemi et espérer maintenant y survivre. Parmi eux, l’homme de science nommé Delsin lève un regard vers ce ciel tumultueux, parfaitement conscient que des forces irrégulières sont à l’œuvre ici. De sa pourtant courte vie, il n’a jamais rien vu de tel; et encore moins lu au sujet de telles anomalies de la part de la température. De son expérience égocentrique et vaine, cela suffit à éliminer la normalité comme une hypothèse. Il aimerait étudier le phénomène, trouver la solution à ce problème comme une équation mathématique. D’où il est, il en rirait presque. Il est incapable dans bien des domaines; il ne va pas prétendre commander au ciel.

Près de l’Érudit, son compagnon de voyage et guide dans le dédale naturel des forêts midoyennes ne semble pas partager le même désespoir. Le garçon, nommé Téméon, n’a certes pas connu d’aussi brutale tempête de sa vie, mais il a l’habitude de se plier aux caprices de la nature. La preuve réside en son acolyte d’ailleurs : un Békipan ayant fière allure sous toute cette pluie. L’oiseau se prélasse à l’écart, sous la pluie battante, heureux comme tout. Si ce n’était de la main de Delsin qui la retient, Kateya la Rocabot l’aurait rejoint. De toute évidence, la petite ne peut suivre l’autre Pokémon sans risquer éventuellement l’hypothermie. Son dresseur la ramène sur ses genoux dans l’espoir de la calmer; il a bien vu néanmoins qu’un lien particulier s’est tissé entre le Békipan et le chiot. Autant dire qu’en quelques jours, les deux sont devenus inséparables.

«Quel temps atroce. Tu es certain que nous nous dirigeons vers le bon endroit ?»

Delsin se demande comment son guide parvient à se repérer dans cette purée de poids continuelle qu’ils endurent depuis leur départ d’Enogen où l’Érudit a engagé le garçon pour cette expédition. L’impatience du noiraud ne fait aucun doute. Sa mâchoire est tendue et son regard inquiet.

«Je connais cette forêt par cœur, Delsin. Fais-moi confiance. Nous reprendrons notre route une fois l’orage passé.»

«S’il passe un jour. Je n’aurais jamais dû venir ici. Je ne sais pas ce qui m’a pris.»

En plus de l’amertume, une sourde colère tend la voix de l’aîné du duo. Téméon se retourne doucement vers son compagnon de voyage et pose une main compatissante sur l’épaule de son employeur.

«Aller, ça ne sert à rien de perdre espoir. Tu ne m’as jamais raconté finalement pourquoi tu tenais tant à faire le voyage vers Mido malgré la tempête.»

Delsin se perd une fois de plus dans la contemplation de la forêt, espérant que cette question, d’elle-même, cessera de le tarauder.

Ses espoirs demeurent vains. Il y a chez Téméon une curiosité affamée que l’Érudit ne parviendra pas à apaiser sans avoir fourni une réponse acceptable selon les critères du jeune homme. Heureusement, ce dernier lui plaît. Le brunet possède de ces personnalités faciles et douces, un sourire contagieux et un sens moral développé. Les deux jeunes hommes se sont tout de suite entendus, du moins en surface. Le messager s’est vite trouvé un peu fasciné par ce garçon mystérieux l’accompagnant -peut-être pour plus d’une raison d’ailleurs- et s’est mis en tête de le découvrir un peu avant la fin de leur voyage ensemble. Quelque chose lui dit que Delsin ne sera pas exactement du genre à conserver le contact malgré leurs échanges sympathiques. Témée possède un discernement que peu peuvent prétendre avoir; il a vu la distance habile avec laquelle le noiraud échange avec les autres. Il a décidé de se risquer à des questions plus personnelles aujourd’hui, profitant de l’épuisement du scientifique en espérant qu’il aura baissé sa garde. Delsin semble perdu dans des réflexions plus vulnérables et il baisse les yeux en entendant la question que répète le messager.

«J’avais entendu.» grogne-t-il avant de se retourner en direction de son guide.

Dans les arbres, de nombreux Pokémon se cachent. Un d’entre eux les observe de loin, sentant qu’une histoire s’apprête à être racontée. Avec agilité, l’Arcko s’hisse sur une des branches les plus basses de l’arbre centenaire, attentif.

«Je suis venu retrouver quelqu’un qui n’a pas donné signe de vie depuis un bon moment. Je ne me souviens pas de notre dernier face à face à vrai dire; il remonte à plusieurs semaines, peut-être des mois. Je veux m’assurer que tout va bien.»

Téméon accueille le Békipan qui revient de sa douche improvisée. Horizon se love dans ses bras, apaisé. Comme s’il avait envie lui aussi d’entendre le reste de l’histoire que Delsin conserve jalousement pour lui. Le messager observe son interlocuteur, un peu déçu tout de même. La personne qu’a nommé le garçon semble très importante pour lui. Assez pour qu’il risque tout en s’aventurant dans cette tempête.

«Je me demande… Comment j’ai fait pour ne pas remarquer qu’elle était partie. Jusqu’à ce que son absence devienne insoutenable. J’ai envie… De lui dire de me laisser tranquille. De quitter ma vie à jamais. Je n’aurais jamais dû la laisser s’approcher ainsi. J’ai été sot. Maintenant elle est peut-être morte, pour ce que j’en sais.»

Delsin s’est métamorphosé sous les yeux de Téméon, du lézard qui s’est suspendu au-dessus de sa tête aussi. Le garçon doux a cédé place à une ombre de lui-même, quelque chose de primitif, de sombre et apeuré. Quelque chose d’un peu violent et de froid. Le messager l’observe avec un malaise grandissant. Qui est vraiment cet étrange jeune homme qui a capté son intérêt ?

«C’est vraiment d’une stupidité ce que tu dis, Delsin. Si tu tiens à elle, tu devrais lui dire. Pas l’envoyer paître.»

L’Érudit reste longtemps silencieux. Le visage de Trixie s’impose à lui. Comme une lumière. Il ne sait pas ce qu’elle représente réellement pour lui. Sauf qu’il sait qu’elle a transformé bien des choses qu’il aurait voulu inchangées. Pourquoi devait-elle venir troubler ses habitudes ? Le forcer à avancer ? C’est trop difficile de vouloir guérir. Il veut détruire, détruire ce qu’ils ont. Tout en sachant que cela le détruirait aussi. Peut-être est-ce qu’il désire. C’est ce qu’il fait depuis des mois, non ? À se négliger au nom de ses études, sans réaliser que ce sont plutôt les ténèbres en lui qui le consument. Un contact contre sa main le fait sursauter. L’Arcko est descendu de son perchoir pour le toucher, lui offrant un regard dur et compatissant tout à la fois. Delsin ne comprend pas. Pourtant il cligne les yeux en réalisant qu’ils se sont humidifiés. Ou est-ce simplement la pluie ?

«Je ne sais pas comment.»

Il baisse la tête, confus et honteux. Il a mal, là où l’inquiétude refoulée, refoulée, refoulée, a laissé ses traces sur un cœur déjà fragilisé par les épreuves de son passé qu’il refuse de laisser derrière lui. Il a le sentiment d’être rattrapé par une créature l’ayant poursuivi sans cesse depuis la mort de son père. Trixie est la première personne qu’il laisse entrer dans son univers depuis cet évènement. Pourquoi est-ce que ce doit faire aussi mal ?

«Ce n’est pas compliqué pourtant.»

Téméon n’a pas l’intention de lui offrir la réponse. Qu’en sait-il de toute manière ? Le messager n’a pas beaucoup plus d’expérience de la vie. Sauf que son cœur à lui, plutôt que d’être perverti par des décisions prises il y a trop longtemps, est tourné vers l’autre. Il vient s’asseoir près de Delsin contre le tronc, laissant Horizon près de Kateya. L’Arcko n’a pas abandonné son poste auprès de l’Érudit.

«Je suis certain qu’elle va bien. Tu sauras bientôt de toute manière.»

Cette idée ne le rassure qu’à moitié. Il observe l’Arcko, distrait de ses malheurs par les couleurs originales du reptile qui le considère avec douceur et intelligence. Le calme de l’Arcko l’apaise un peu, même si ses peurs sont profondes. D’entre toutes, il a peur de son rejet; de ne pas vraiment compter pour elle. C’est idiot n’est-ce pas ? À force de repousser tous ceux sur son passage, Delsin a finit par se faire prendre à son propre jeu. Il en subit aujourd’hui les conséquences.

«Oui, je suppose. Oui, c’est clair. Elle va bien. Je… je tenterai de lui dire. Qu’elle m’a manqué.»

Les deux jeunes hommes restent silencieux. La pluie berce leurs pensées. Une sorte de quiétude contemplative les envahit, ainsi abrités de la violence des éléments. L’Arcko, pourtant, a sursauté en entendant une brindille se casser. Il consulte les environs, le visage grave.

Il y a tellement de choses qu’ils ne se sont jamais dit. Pourquoi ? La question le hante, le pousse à de profondes réflexions confuses. Il ose un nouveau regard vers un ciel apocalyptique; il lui semble que ces nuages tempétueux correspondent parfaitement à ses états d’âme actuels. Delsin se sait tout près du but, tout près de la demeure des Sunstorm où il se doute qu’elle est probablement. Il a peur de ce qu’il trouvera. Rongé par de multiples scénarios, il ne peut s’empêcher de se trouver égoïste. Si Trixie était retournée à une vie de luxe et de débauche ? Si elle avait choisi de s’éloigner par choix, s’éloigner de lui ? Il ne réprime même pas un soupir méprisant, destiné à son propre endroit. Ses pensées lui paraissent insipides et sans fondements. Alors ? Si elle s’est destiné à une existence qui doit les séparer, que pourra-t-il vraiment y faire ? Il s’est préparé à une séparation. Il s’est toujours su indigne d’elle. Trixie a été conçue pour régner; il a toujours été un passager dans sa vie, n’est-ce pas ? Il ne peut pas empêcher son étoile de briller, il ne se pardonnerait jamais de le faire. Il espère peut-être juste des explications, du moins c’est ce dont il essaie de se convaincre. Sauf qu’il sait qu’au fond il veut plus, plus que ce qu’ils ont toujours eu. Quoi ? Il ne saurait dire.

Le tonnerre gronde une nouvelle fois, lui tirant un sursaut. Cette fois, la tempête s’est faite un peu plus lointaine. On l’entend qui résonne depuis Kuni probablement. Sa vive réaction amuse un peu le lézard à ses côtés. Sa désinvolture tire un léger sourire au garçon, le premier depuis très longtemps il lui semble. Pourtant, l’Arcko a sursauté lui aussi, attirant l’attention du scientifique. La tension soudaine chez ce spécimen autrement si calme l’alarme un peu, mais Téméon s’est remis à parler.

«Nous devrions être là-bas demain, en tout cas. J’espère que tout se passera bien pour toi.»

Delsin hoche lentement la tête quand un mouvement non loin le fait se redresser quelque peu. Sur le chemin étroit, des silhouettes noires se détachent dans le flou de la pluie, avançant en direction des deux jeunes hommes. Téméon est le premier sur ses pieds, habitué aux rencontres hasardeuses sur les chemins secrets des forêts midoyennes. Par réflexe, sa main s’est posée sur le pommeau de son couteau, attaché à sa ceinture. L’Érudit se lève à son tour, prenant l’Arcko dans ses mains comme pour le protéger. Il faut dire que Kateya s’est mise à grogner, ce qui ne ressemble pas du tout à son caractère.

«Eh bien, on le déniche enfin. Salut, p’tit messager. Je crois que tu as une lettre qui nous appartient.»

Le Sakaien lève les yeux au ciel devant la tentative d’intimidation des inconnus. Ils sont deux hommes, visiblement entraînés et avec de sombres desseins. Naïvement, le garçon ne peut s’imaginer qu’une lettre puisse causer chez les autres un excès de volonté. Or, il y a bien des choses qu’il ne sait pas. Pour Téméon, ces rencontres avec des organismes peu recommandables est presque routinier. Malgré son jeune âge, le messager possède une solide carrure. Sans être un combattant expérimenté, il sait se défendre contre ceux qui tentent de s’approprier son courrier. Cette fois, il blêmit cependant. Les hommes qui lui font face portent un tatouage qui leur barre l’œil gauche jusqu’au menton. Le symbole des Hurleurs. Horizon et lui échangent un regard tandis que Delsin s’approche d’un pas pour mieux considérer ces messieurs. D’où viennent-ils et quelles intentions ont-ils envers les lettres précieuses du messager, il ne peut le savoir. Néanmoins, il a assez de discernement pour les savoir en danger, dans une certaine mesure. Quelque part cette idée anime la colère en lui. Lui rappelle brutalement comment son propre père a perdu la vie, laissé pour mort sur une route comme celle-ci, quelque part entre Enogen et Kashaï. La Rocabot à ses pieds proteste d’un jappement sec devant l’avancée risquée du jeune homme. Malheureusement pour elle, son maître ne l’écoute pas toujours. Comme aujourd’hui.

«Pardon, ces lettres ne vous sont pas destinées. Elles seront livrées comme prévu à leur destinataire.»

Téméon se tient en retrait, figé dans une posture silencieuse. Il a profité de la distraction offerte par son compagnon de voyage pour remettre sa besace à son partenaire le Békipan, qui la place délicatement dans son bec. Sans la moindre hésitation, l’oiseau prend son envol en direction d’un ciel incertain. Malgré la discrétion de son envolée, il est rapidement repéré par celui des deux malfrats qui n’a pas pipé mot jusqu’à présent. D’un mouvement fluide d’une incroyable rapidité, l’homme attrape son arc déjà bandé fixé à son dos, encoche une flèche. Le tir est précis. Mortel. L’oiseau émet un cri avant de tomber comme une pierre en direction du sol où il s’écrase tel une poupée désarticulée.

Il est mort.

Et soudain il y a un cri. Un hurlement sauvage, profond, primitif. Le cri d’un cœur qu’on écartèle, d’une jeunesse abattue d’un coup de flèche. Kateya se dresse, écume à la gueule, le regard changé, le regard fou, le regard de celle qui veut vengeance et sang ! Elle hurle et hurle devant cette injustice, devant cet ami perdu trop tôt.

«Amérite, fais-moi taire ce cabot.»

Un Capidextre surgit des ombres, destinant au chiot effarouché une brutale claque qui l’envoie paître plusieurs mètres plus loin. Avec une grande agilité, le Pokémon se retire, près de son maître au rictus satisfait.

Il n’y a plus que la pluie. Delsin peine à respirer. Ou même à esquisser un geste. Son regard s’est rivé sur Horizon qui n’est plus qu’un tas de plume, plus qu’un corps sans raison. Il hurle au meurtre intérieurement, sauf qu’aucun de ses membres n’ose se mouvoir. Il est transi, de peur et d’horreur. Son cerveau peine à encaisser ce qui vient de se produire, ce qui risque d’arriver ensuite. Et si on réservait le même sort à Kateya ? Téméon s’est écroulé près de son compagnon qu’il ne parvient pas même à toucher. Le silence les happe.

«Bien. Maintenant, vous pouvez coopérer, ou subir le même sort.»

Téméon ne bouge pas.

«Téméon…»

Delsin est frigorifié. Glacé dans son âme. Le peu de raison qui lui reste le pousse simplement à l’obéissance. Il veut survivre. Plus que tout, il veut vivre.

«Téméon… la lettre.»

Ses mots sont prudents. Son ami d’infortune n’oserait pas… faire quelque chose de stupide n’est-ce pas ? Le visage du brunet demeure insondable, dissimulé derrière un rideau formé par sa chevelure trempée. Delsin y devine tout même le choc, il peut presque le sentir d’ici. Un nouveau regard vers le Békipan lui donne une profonde nausée. Il n’a jamais eu aussi peur. Le message redresse lentement la tête. Son cou ploie sous le poids de son front, pourtant il parvient à adresser un regard à l’Érudit. Il y a dans ces prunelles argentées une détresse, une tempête qui gronde. Pourtant il se lève et se dirige vers son ami, se penchant avec une lenteur presque insultante pour ouvrir la bouche de son ami, là où il a rangé la besace. Delsin ne peut qu’observer, impuissant, la scène. Un mouvement dans ses mains le tire de cette scène macabre : l’Arcko est toujours là, sous sa protection. Protection insuffisante. Affolé, le noiraud tente de déterminer la meilleure issue pour lui, pour eux tous. Son regard glisse en direction de sa ceinture, une œillade qu’a bel et bien suivi le lézard. Tout aussi effrayé, le reptile entreprend sa descente vers les balles luisantes qui se tiennent là. Ils auront l’occasion de réfléchir à la signification de tout ceci plus tard. D’autres choses importent dans l’immédiat. Comme sa sécurité.

Le cri retentit de nouveau. Différent.
Il fait sursauter tous les acteurs de cette triste scène, à l’exception bien sûr de celui qui ne bougera plus jamais. La tension palpable vole en éclats alors que jaillit des fourrés une silhouette floutée par la pluie. Une gueule écumante. Deux yeux d’un rouge rubis. Un aura si puissant qu’il en émane de la créature en volutes lumineuses. Deux rangées de crocs se révèlent, avides, avides. Ces dents parlent de vengeance, de soif de sang mais surtout de peine. Kateya se dresse-là, ou plutôt ce qu’il en reste. Le chiot misérable a cédé place à une bête dévastée. Alors qu’elle se dresse, Lougaroc, devant leurs assaillants, Delsin a la sensation de chuter. Ça ne devait pas se produire ainsi. La couleur de sa compagne l’atteint comme une claque. Il voudrait l’arrêter, sauf que tous ses gestes se sont suspendus. La voyant jaillir des cendres de ses faiblesses, le Capidextre ennemi s’est jeté sur elle.

Il n’y a plus que violence. Chaque coup résonne en l’Érudit. Il entend vociférer. Il entend des cris, bestiaux. Les crocs qui se referment brutalement sur leur proie. Il entend la douleur. Et il y a ce rouge, ce rouge par terre, ce rouge que la pluie ne parvient pas à éponger. Téméon est sur lui, lui empoigne l’épaule pour le tirer de son état figé. Delsin l’entend comme en sourdine, comme hors de son propre corps. Il ne comprend pas. Il a besoin de plus de temps. Une flèche siffle à quelques centimètres de son oreille, le tirant enfin de son immobilité. L’Érudit obéit alors à la plus primitive des décisions : celle de fuir. Suivant le messager dans le labyrinthe formé par les arbres malmenés de cette forêt millénaire, il laisse derrière lui toute la misère et la rage de Kateya. Derrière lui retentit un cri aigu, désespéré. Puis le silence. Et enfin d’autres cris. Delsin ne s’arrête pas pour écouter. Il court, il court, car il sait que sa vie en dépend.

Combien de temps s’écoule ainsi ? Il s’écroule contre Téméon, quelque part au milieu de nulle part. Le messager s’est recroquevillé contre lui-même, tenant sa besace. Delsin comprend que son ami d’infortune a dû laissé le corps du Békipan derrière. Alors que le brunet éclate en sanglots, l’Érudit reste sans mots, transi de froid jusqu’au plus profond de son âme. Tout ceci ne fait aucun sens. Aucun sens.

Puis, non loin, ce bruit. La Bête les a retrouvés. Sa gueule est rouge et écume. Elle lève un regard chargé d’une haine aveugle vers les deux hommes. La colère a assouvi ses sens et sa raison. Il ne reste plus que cette rage primitive, sauvage. Delsin se redresse d’un bond, renversé de nouveau à la vision de son amie changée. Fallait-il qu’un seul événement vienne déterminer le reste de sa vie ? Prudemment, le noiraud s’approche de la Lougaroc, tend une main compatissante, une main d’entraide vers elle. Il sait. Il connaît ce poids dans sa poitrine. Il l’a vécu. Il le vit encore. Cette douleur sans fin, ce coup de poignard, cette chute.

«Kateya…»

Existe-t-elle simplement encore ? Elle saute, mord. Delsin se recule, constatant sa main désormais ensanglantée. La chienne aussi s’est reculée. Elle gronde encore, mais la lueur rouge dans ses prunelles s’est estompée. Enfin, elle referme la gueule et s’assoit, le regard farouche. L’Érudit tente de comprendre ce qui vient de se passer. Jamais la Rocabot ne l’avait mordu. Ou même montré le moindre signe d’hostilité. Où est passé son rayon de soleil ? Il n’en reste plus qu’un cœur brisé et un pelage trempé. Avec un soupir, le garçon la rappelle à sa Captis Ball. Il porte l’objet à son cœur, s’écroulant dans la boue près de Téméon.

Ils ont perdu beaucoup aujourd’hui.
Est-ce ça le destin ?