Au cœur de la Grande Bibliothèque, Delsin s’est fait roi. Il n’y a de caprice qu’on puisse lui refuser à présent; il fait pratiquement partie de la tapisserie. Ô combien de lampes à graisse d’Otaria a-t-il usées tard dans la nuit, penché sur une lecture absorbante ? L’Érudit ne se lassera jamais de cette pièce pleine de savoir, lui semble-t-il. Pourtant il se languit, en quelque sorte, entre ses murs poussiéreux. Quelque part, il aspire à plus. Cette vie à côtoyer de vieilles pages jaunies par le temps s’avère solitaire. Au fil des années, le garçon s’est convaincu (avec une obstination hors du commun) que cette vie le satisfait pleinement. Il est ce genre d’esprit qui ne peut fonctionner sans convictions bien ancrées malgré une curiosité profonde. Au-delà de ses intérêts, voire ses grandes passions pour ses études, Delsin a encore du mal à s’affirmer de manière identitaire et préfère suivre des pensées presque protocolaires quant à ses habitudes de vie. Se tenir loin d’autrui, mener sa petite existence sans trop se mêler aux histoires des autres. Voilà qui le satisfait pleinement, du moins en surface. Accompagné de Utashtan le Passerouge et Tekoa le Dedenne, le garçon achève la lecture d’un ouvrage plutôt sombre, relatant les connaissances compilées jusqu’à ce jour sur l’étude du corps et des blessures. Il espère ainsi trouver quelques indices quant à la personne qui a pu tuer son père, plus de dix ans auparavant. Il referme l’ouvrage avec un soupir, les yeux rougis.

Il pense souvent à son père ces derniers temps. Justement, le voilà qui s’égare dans ses souvenirs, le regard perdu vers un horizon invisible. Il se revoit lors d’une expédition de chasse avec lui, tous deux tapis dans un buisson, à éloigner toute proie de leurs rires complices. Le garçon ressent un coup contre sa nuque en repensant à cette scène. Celle-là même qui aurait dû lui apporter un sentiment de nostalgie, une douce tristesse, teintée de tendresse. Pas cette animosité, cette colère. Sentant le trouble de son dresseur, Ushi grimpe contre son bras jusqu’à son épaule, d’où il picore une mèche de cheveux. L’oiseau n’a jamais été doué avec les émotions, à l’instar de son partenaire finalement. Sauf qu’il en sait assez sur lui pour avoir trouvé des manières de le distraire. Delsin revient à lui, un peu confus, se redressant pour replacer l’ouvrage à sa place. Tekoa en profite pour se glisser dans la poche de son manteau, se faisant emporter par le garçon, ne laissant paraître que sa queue.

La tête encore pleine d’images de son paternel, le jeune homme s’interrompt dans sa marche en direction de l’étagère en reconnaissant au loin une tête bleutée caractéristique. Delsin cligne des yeux à plusieurs reprises : il fait un bon moment qu’il n’a pas vu Mila Valni dans les parages. La dernière fois qu’il l’a vue remonte peut-être au Grand Conseil. Il s’agit d’une collègue avec qui il a déjà discuté, ayant des sujets d’études très similaires. En soi, Delsin n’a rien contre elle au contraire. La douceur naturelle de la jeune fille en font une compagne de conversation fort agréable. Il ne peut s’empêcher de remarquer néanmoins qu’elle paraît un peu différente, même s’il ne saurait expliquer cette étrange impression. Par réflexe, ses pas le mènent jusqu’à la table de l’Érudite, où il la scrute de manière probablement un peu gênante pour le bien des communs, avant de se souvenir des convenances sociales (oui, ça lui arrive parfois).

«Dame Mila, je suis surpris de vous revoir ici. Enfin, la surprise n’est pas exactement le bon mot. Simplement que je n’ai pas eu la chance de vous croiser depuis fort longtemps. Vous avez dû être très occupée par vos études sur le terrain je suppose.»

Delsin pose son livre contre la table et s’y assoit sans y être invité, de toute manière ce serait de prétendre que cet endroit ne lui appartient pas, du moins dans son esprit. La Grande Bibliothèque est son chez-lui à ses yeux. Il la jauge du regard avec un sourire avant de suivre les mouvements de Tekoa contre la table. La souris, curieuse, s’approche un peu de la jeune femme pour la renifler de loin, avant de revenir vers son dresseur.

«J’espère que je ne vous importune pas trop. J’ai pensé prendre de vos nouvelles, d’autant plus que si vous avez fait des observations intéressantes, je serais fasciné de les entendre ! Il fait un moment que je ne suis pas sorti sur le terrain moi-même, il faut dire que je suis tombé sur des hypothèses captivantes dans une série d’ouvrages que je n’avais encore jamais lue !»

Il est vrai qu’il paraît un peu pâle, beaucoup même. À force de ne plus sortir, il a pris une teinte grisâtre. De longues cernes courent sous ses yeux et il a visiblement perdu un kilo ou deux à force de négliger ses besoins. Autant de signes d’une vie d’ermite dans cette bibliothèque.

À vrai dire, Delsin ne se souvient pas de sa dernière conversation avec un être humain. Un peu confus, il observe autour de lui avec la sensation d’émerger d’eaux noires d’où il s’est enfoncé pendant plusieurs semaines. Depuis le départ de Trixie vers Mido il lui semble. Mais à quand remonte cet événement ? Il a perdu toute notion du temps. Se passant une main dans le visage, il tente d’en chasser la fatigue. Avec une pointe d’humour, le jeune homme se dit qu’il ne doit pas être bien présentable pour une noble telle que dame Mila ainsi présente; loin de lui de s’en inquiéter. Au contraire, le noiraud n’a jamais possédé ne serait-ce qu’un semblant d’intérêt pour son apparence physique quoi qu’il possède tout de même de manières d’hygiène appropriées. Sa mère ne l’aurait pas laissé se négliger, voilà que cette habitude fait partie de ses mœurs, à l’exception peut-être des moments où ses travaux l’engagent au-delà de tout le reste. Dépourvu de la moindre honte, il considérera toujours le sacrifice de ses besoins comme d’une banalité à laquelle il a pleinement l’habitude. Beaucoup ont tenté de le raisonner, des personnes plus influentes sur sa vie que la mademoiselle qui lui fait face. Elle ne le fera pas changer d’avis, même s’il doit avouer se sentir soulagé d’échanger avec elle. Il n’avait pas réalisé que ça lui manquait.

Déçu? Delsin l’est très certainement. Sa passion sans bornes l’empêche de voir autre chose que son domaine de prédilection parfois, surtout après avoir passé des semaines enfermé dans cette bibliothèque. Il trouve un peu curieux que la jeune femme ne soit pas venue à des découvertes intéressantes lors de son passage sur le terrain. Or, il n’a pas compris qu’il existe pour certains de ses collègues une vie à l’extérieur de leurs études. Il s’apprête d’ailleurs à rouspéter quand Mila enchaîne rapidement sur un sujet tout autre : lui-même. Le garçon grimace en l’entendant s’inquiéter de son sort avec la douceur caractéristique d’une mère. Un rapprochement trop douloureux pour le noiraud qui ne porte pas exactement la sienne dans son cœur.

«Je vous en prie, dame Mila, j’ai assez d’une mère dans ma vie, pas besoin d’une deuxième.»

Malgré la douceur de sa voix et son petit sourire en coin, une pointe d’amertume a quelque peu assombri son regard. Il n’aime pas être repris; sous ses sourires tendres se cache un orgueil insoupçonné et un caractère plus obstiné qu’il n’y paraît.

«Il est des besoins chez moi qui transcendent les simples demandes du corps. Étudier a pour moi une fonction semblable à celle de manger ou de respirer. Ne vous inquiétez pas outre mesure, de toute manière j’ai de précieux compagnon pour me rappeler quand je me néglige un peu trop.»

D’ailleurs, Tekoa le Dedenne se gratte négligemment d’une patte alors qu’Ushi s’est posé à l’écart, là où il peut avoir une vue sur tout ce qui se produit autour de la table.

«Pour votre part, je suis assez surpris. J’aurais cru qu’une si grande absence aurait signifié un long voyage sur le terrain. Qu’est-ce qui vous a éloigné aussi longtemps de vos études ? Qu’est-ce qui est plus urgent que votre propre métier ?»

Delsin ne se rend pas compte être insensible à l’instant même. S’il prononce ces mots, c’est qu’il a beaucoup d’estime pour sa comparse et ne comprend pas qu’elle puisse ainsi négliger sa profession. Il la regarde non sans condescendance, mais avec une certaine dureté. Il y a aussi dans ses yeux une curiosité sans bornes et un intérêt réel pour sa collègue.

Si le jeune Ketera avait un semblant de capacité d’observation (outre ce qui touche naturellement ses domaines d’études privilégiés), il aurait probablement remarqué une certaine fermeture chez son interlocutrice. Pour ce faire, il lui aurait fallu en plus une grande sensibilité; car ainsi est Mila et ainsi il faut tenter de la comprendre. La jeune femme n’est pas un simple bouquin dont on peut discerner les lignes. Bien des non-dits se cachent dans les marges, s’inscrivent à double-sens dans ses écrits. Delsin n’a tout simplement pas le discernement nécessaire pour remarquer à quel point sa vision d’elle a été étroite dans les dernières minutes. Il émerge encore, comme agressé par cette première interaction sociale et assoiffé tout à la fois, avide d’un peu de contact. Il a oublié, on pourrait croire, comment se tenir correctement. Il arrive plus aisément à arrondir ses coins plus piquants habituellement. Il aura toujours du mal à ce qu’on s’occupe de lui néanmoins, même si à quelque part les attentions de sa vis-à-vis lui font du bien. Il les perçoit tels des reproches, ce qu’il n’entend plus de sa propre mère lors qu’elle tente, maladroitement, de recoller tout ce qu’ils ont pu briser ces dernières années. Drôle que la comparaison s’impose encore. Le garçon ne peut s’empêcher de s’en sentir légèrement mal à l’aise. Peut-être est-il sensible, finalement, aux états d’âme de son interlocutrice. Dans tous les cas, il l’écoute avec une attention totalement dédiée, comme toujours lorsqu’il discute avec quelqu’un.

La jeune femme semble un peu confuse, moins éloquente que tout à l’heure peut-être. Ce mot résonne en lui. Chaotique. Il sursaute en sentant un poids sur son épaule, un poids rassurant et familier pourtant : Ushi. Le Passerouge observe la demoiselle avec cette même attention particulière, brisant ses habitudes. L’oiseau a tendance à s’éloigner d’habitude, pourtant. Mila fournit enfin la réponse que Delsin attendait, du moins en partie. De manière quelque peu dissimulée et pourtant un résumé plutôt fidèle connaissant le parcours de la bleuette. À ses dires, le garçon ouvre et referme plusieurs fois la bouche, lui donnant un air parfaitement abruti. Il réalise être sur la défensive, pourquoi ? Il prend une grande respiration pour calmer ses nerfs. Pourquoi les mots de Mila lui parviennent encore une fois comme des reproches ? Il se gratte les yeux en tâchant de faire fi de la frustration qui le gagne malgré lui. Incapable d’en déterminer l’origine, il préfère l’ignorer tout bonnement.

«D’autres passions ?»

Il cligne des yeux lentement, accentuant l’expression abrutie sur son visage. Heureusement, Utashtan lui vient en aide en lui picorant «gentiment» les cheveux, le faisant grimacer quelques instants.

«Je… C’est vraiment une agréable nouvelle, dame Mila. Je ne me souviens plus la dernière fois où j’ai tenté quelque chose de nouveau. Vous avez raison de profiter.»

Puis il y a ce mot, qui le fait sursauter. La famille. Delsin sait que la jeune femme y est très attachée, ainsi qu’à ses traditions. Il n’a jamais compris. Encore une fois, la frustration monte en lui. Cette fois, il en est persuadé : cette colère n’est pas dirigée vers son interlocutrice. Il tente de s’adoucir, conscient qu’il agit un peu bizarrement depuis tout à l’heure.

«Je suis content que vous en soyez venue à des résultats concernant votre famille. J’ai… Je…»

Il a failli le dire. Que lui aussi, il a cherché. Avec une absence de succès. Ou que sans son père, il ne sait même plus à quoi ce mot rime «famille». Encore une fois, la colère monte, lui pique la gorge. La colère qu’il ressent envers lui-même.

«Vous avez raison. Je me suis négligé un peu ces derniers temps. Pardon d’avoir été dur envers vous, mon orgueil direz-vous. Me permettriez-vous de me faire pardonner en vous payant un bon repas ? Je connais un endroit non loin qui pourrait satisfaire ma faim, un meilleur endroit pour discuter.»

Quelque part, cette proposition l’apaise, ne serait-ce qu’un peu.

Delsin soupire. Il préfère les gens piquants. Les défis. Les relations difficiles. Mila n’a rien du défi qu’il attendait peut-être. Elle est ainsi. Un rayon de soleil. Une chaleur par une froide nuit d’hiver. Elle est trop pour lui; en cet instant du moins. Sa bonté naturelle le heurte presque, pourquoi n’est-elle donc pas toxique pour lui ? Il lui semble que ce serait plus facile. Malgré ses difficultés sociales, le garçon n’est pas sot. Il réalise avoir causé un malaise avec ses réserves inhabituelles et ses piques gratuites envers la jeune fille. Il a espéré son ressentiment peut-être, sauf qu’il reçoit plutôt une réponse mitigée teintée de malaise. Et il s’en veut. Il soupire. Une fois. Deux fois. L’Érudit croise le regard d’Ushi qui semble presque l’observer, incertain devant le comportement de son dresseur. Delsin a toujours agacé l’oiseau de sa débordante gentillesse, pourquoi n’en est-il pas ainsi aujourd’hui ? Le noiraud accuse l’œillade en pinçant les lèvres, n’osant pas ajouter quoi que ce soit alors qu’il invite sa comparse à aller quitter la bibliothèque d’un mouvement de bras. C’est drôle. Il était pourtant vraiment heureux de la revoir.

L’endroit promis par le jeune homme trône au centre d’une petite place. De l’intérieur, on perçoit le bruit des assiettes qui s’entrechoquent et des conversations tranquilles des clients. Ici, le Sakaien se sent déjà un peu plus à l’aise, moins sur ses gardes. Sa colère aussi s’est quelque peu apaisée. Son silence pendant le voyage jusqu’au restaurant lui a permis d’y réfléchir. Alors qu’il prend place face à la bleuette, le garçon est plus affirmé, moins fuyant. Il a repris son sourire aussi, même si on y discerne encore un certain malaise.

«Je ne vous ai pas traité de manière honorable, dame Mila. Vous êtes une collègue que j’estime énormément; plutôt que d’écouter vos judicieux conseils je vous ai comparé à une femme avec qui j’ai beaucoup de difficulté dans ma vie. En vérité, je ne me souviens pas à quand remonte ma dernière véritable conversation avec un être humain remonte et…»

Delsin sursaute à l’approche du serveur. Gêné d’avoir été interrompu lors d’un rare moment à s’ouvrir, le jeune homme rougit et marmonne presque douloureusement sa commande qui atterrit rapidement sur la table : un peu de bouilli aux légumes et à la viande et du riz assaisonné. Affamé, le scientifique se jette sur sa nourriture en grondant de plaisir. Tekoa et Ushi se partagent un deuxième bol de riz posé sur la table. Après quelques bouchées salvatrices, le garçon se souvient enfin qu’il avait entamé quelque chose avant l’arrivée du serveur. Un peu gêné, il tente de se reprendre.

«Je pense que j’ai négligé plus que mes besoins primaires. J’ai tendance à penser que je n’ai pas besoin d’interactions, très souvent, mais la vérité est que je me sens vraiment… Seul ces temps-cis. Enfin, je ne veux pas vous importuner avec cela. Vous aviez raison, j’avais vraiment vraiment très faim en plus.»

Il rigole, les joues toujours un peu empourprées, malgré l’éclat sombre qui règne encore dans ses yeux. La colère s’est installée comme une petite tempête dans sa cage thoracique.

«C’est drôle, je n’avais jamais réalisé à quel point nous sommes différents, vous et moi. Pas dans un sens négatif juste que… malgré votre timidité vous êtes en mesure de pratiquer toutes sortes d’activités en plus de poursuivre vos convictions avec énormément de passion. Enfin, je ne sais pas si vous comprenez où je veux en venir, j’ai l’impression de ne pas être très clair, la fatigue sûrement.»

Il a baissé les yeux. Ce qu’il essaie de dire, maladroitement, entre deux bouchées de son plat, c’est qu’il aimerait être un peu plus comme elle, parfois. Que parfois, être lui-même l’épuise.

«Voudriez-vous… si vous vous en sentez à l’aise bien sûr… m’en dire plus sur vos trouvailles au sujet de votre famille?»

Il n’a pas quitté la contemplation de son plat, posant la question presque à mi-voix.

Ainsi il survit. À l’écoute d’autres, pour éviter de ne trop en révéler sur ses propres insécurités et ses propres peines. Les mots le rendent aisément mal à l’aise quand il s’agit de s’ouvrir, mais de les recevoir ne l’intimide pas autant. Au contraire, il a appris à former une bonne écoute. Faute de quelconque habilité pour conseiller, il a au moins développé un certain talent pour l’attention à l’autre. Voilà pourquoi nombreux sont ceux à se confier à lui malgré son détachement habituel de la condition des autres. Delsin n’a rien ne méchant ou de cruel; simplement c’est un garçon de raison. Là où il peut amener son soutien il le fera, sauf qu’il connaît parfaitement les limites de son pouvoir. Au final, son oreille attentive aura suffi dans plusieurs situations. Peut-être que ce sera le cas ici, en compagnie de Mila ? Ce sera toujours plus approprié que de la juger sans véritablement comprendre, n’est-ce pas ? Heureusement, la bleuette semble avoir pardonné ses indiscrétions de tout à l’heure pour se lancer dans le récit de ses retrouvailles avec son frère. Le jeune homme avait presque oublié ce jumeau perdu. Il se surprend à sourire, touché par le succès de sa collègue. Il ne sera jamais le plus démonstratif, mais à cet instant son regard argenté s’est mis à briller.

«Ces nouvelles sont incroyables, dame Mila. Ne parlez plus de vos recherches sur les Légendaires. L’important est que vous ayez trouvé ce frère qui vous manquait tant, de le savoir sain et sau-…»

Sa voix s’est brisée. En prononçant ces mots, il repense tout naturellement à la personne qu’il a lui-même perdu, à l’instar d’une partie de lui-même. La personne qui, de par son absence, a jeté une ombre sur sa vie dont il ne parvient pas vraiment à se détacher.

«Vous savez, j’ai perdu mon père il y a plusieurs années. Il a été tué sur les routes, quelque part entre Kashaï et Enogen, lors d’un voyage de chasse. Je n’ai jamais été en mesure de lui dire au revoir. Le responsable n’a jamais été retrouvé. Parfois j’ai l’impression que…»

Il ne sait pas comment l’exprimer. À quel point cet événement a pu modeler l’être qu’il est désormais. La colère gronde encore au creux de son estomac, intouchée depuis toutes ces années, encore aussi poignante qu’au premier jour. Il serre les poings, attirant l’attention d’Utashtan. L’oiseau, tout naturellement, se hisse sur la main refermée de son maître qui ne réagit pas même à ce contact. Le Passerouge gazouille un peu, scrutant son dresseur avec sérieux mais calme.

«Je n’en parle que peu, je n’en parle… jamais. C’est là où je vous envie, Mila. Vous êtes… plus forte que vous ne le croyez. Je suis vraiment heureux que vous ayez trouvé votre frère. J’aimerais pouvoir en dire autant de mon père.»

Il a tellement mal encore. À ses yeux, cette douleur ne s’apaisera qu’au moment où le responsable de cette tragédie sera puni pour son crime. N’est-ce pas ainsi qu’on guérit les cœurs brisés ? Dans la main de Delsin, quelque chose se produit. Une chaleur, une lumière intense. Devant ses yeux surpris, Utashtan change de forme. Le moineau cède place à un oiseau de proie à l’œil affuté, cet œil même qui le dévisage et l’accueille. Le garçon vient caresser ses plumes étincelantes, ne sachant que dire devant cette transformation inattendue. Il n’est pas certain d’en comprendre la signification, mais il a assez de discernement pour y repérer là quelque message de la part de son tout premier compagnon.

«Je… que pensez-vous qu’il a voulu dire là?» adresse-t-il à sa collègue, ému et désamparé.

Dame Mila possède une telle gentillesse, une que le garçon ne saura jamais interpréter à sa juste valeur. Simplement trop pragmatique pour un cœur généreux tel que celui de bleuette lui faisant face, trop égoïste aussi à bien de égards. Cela ne fait pas de lui un être méchant, néanmoins il a encore trop à trier dans son propre récit de vie, dans sa propre expérience, pour prêter aux autres un peu du sien. Comment aider l’autre alors qu’on se noie un peu nous-même ? Il ne pourrait même penser que sa collègue culpabilise à son endroit, de son passé. Il s’en voudrait amèrement si l’information devait lui parvenir, en plus de s’empresser d’en changer son idée. La jeune femme n’est en rien responsable de son malheur actuel. Au-delà des circonstances tragiques de la mort de son père, il n’incombe désormais qu’à lui de guérir et d’évoluer. Là où Mila a trouvé la force de combattre ses démons, il stagne encore, et c’est ce qu’il tente de lui dire. Qu’il l’admire en un sens pour la démarche effectuée. Même si son père devait reparaître du jour au lendemain, cela n’effacerait pas sa douleur ou même son désir ardent de détruire. Cela n’effacerait pas les blessures qu’il s’est lui-même causé lors de son isolement.

Delsin se doute un peu, quelque part, de la signification de cette évolution inattendue. Pourtant, il a envie de se valider dans ses impressions, rapidement confirmées par l’Érudite lui faisant face. Utashtan observe la jeune femme avec un respect nouveau, un exploit connaissant ce piaf au mauvais caractère. Un signe ? Le garçon ne croit pas en ce genre de choses. Même s’il a grandi à Sakai, les superstitions des siens n’ont jamais su l’atteindre. Néanmoins, il est en mesure de prêter des intentions à son compagnon assez pour comprendre qu’il tente de communiquer quelque chose. Même si Mila prend toutes ses précautions en émettant ses hypothèses, Delsin se sent néanmoins se crisper. Il est des choses qu’il n’est peut-être pas encore tout à fait à entendre.

«Hum.»

On devine sa fermeture face au sujet; non tout ne se règlera pas d’une conversation, même si malgré lui, elle l’amène à progresser. La métaphore avancée l’amène à réfléchir, car Ushi lui-même n’y proteste pas. Il s’apprête à dire qu’il possède tout le feu nécessaire et qu’elle n’a pas besoin de s’en inquiéter, néanmoins il se ravise, incertain de ses certitudes soudain.

«Ne vous excusez pas. Je ne suis pas un sujet simple, même que je l’évite la majorité du temps.»

Elle a déjà plus de chance que d’autres, qu’il aurait probablement envoyer paître sans ménagement. Ses mots, ce qu’elle insinue, c’est encore trop sensible pour lui. Il sent tous les pans de son être résister, se cambrer à cette idée, pourtant ! Des années déjà qu’il se mure dans les mêmes vieux réflexes rouillés, qu’il adopte ce chemin en espérant y trouver salvation. De toute évidence, il n’y est pas parvenu. Un peu amer, il observe son interlocutrice se lever, le remerciant de ses instants, mais affirmant devoir partir. Delsin n’a pas la force nécessaire pour la retenir, pour admettre ses torts, ou même qu’elle pourrait avoir raison. Cela viendra plus tard, car mine de rien, elle vient de semer une toute petite graine dans un esprit tourmenté sans toutefois être stérile. Il se redresse pour lui tendre la main avec respect, même si cet échange l’a visiblement remué, l’évolution, leurs mots, la manière dont chacun se sont remis en questions, sans trop de retenue d’ailleurs. Il s’en sent un peu épuisé… sans être déçu toutefois.

«Merci Mila. Encore une fois, votre compagnie fut des plus stimulantes. Vous m’avez laissé beaucoup à réfléchir. S’il vous plaît, adressez mes salutations à votre frère. Même si nous ne nous connaissons pas, j’ai le sentiment qu’il s’agit d’un être d’exception, comme sa sœur.»

Avec un dernier sourire, greffé d’un soupir, il laisse quelques pièces sur la table avant de s’éloigner en direction de cette fenêtre que Mila a ouverte pour lui, quelque part au fond de son cœur.