Il entre dans la taverne, trempé des caprices d’un temps d’humeur irritable. Invisible. Dissimulé sous son épaisse cape sombre déchirée par ses trop nombreuses aventures, il progresse au cœur de l’établissement tel une ombre. Son manteau dégouline au sol au même rythme que ses tremblements. Le printemps l’a laissé frigorifié et trempé, ses pieds lourds de longs kilomètres et de pluie. Il prend place à l’écart, son regard argenté parcourant la pièce à la recherche d’une source de chaleur. Le jeune homme porte ses mains à ses lèvres qu’il entrouvre pour les envahir de son souffle tiède. Il est impatient de se délester de ses vêtements trempés, mais la fatigue et la faim ont eu raison de ses obstinations habituelles. Il rentrera plus tard à la Grande Bibliothèque, ses forces rétablies. Puis un autre argument l’empêche de se lancer à l’assaut des rues d’Enogen. S’affairant autour des tables, la blonde sert les clients. Trop concentrée à son ouvrage, elle n’a pas remarqué le jeune homme qui s’observe. Profitant de son anonymat, ce dernier en profite pour faire glisser sa cape et la poser à ses côtés, ainsi qu’à libérer son allié de sa Captis Ball, un antipathique Passerouge qui se gonfle le plumage pour s’éviter l’humidité ambiante. Distrait, le garçon caresse le ventre de son ami le regard dans le vide.

Delsin Ketera fréquente souvent cet établissement, sans toutefois y avoir laissé la marque de la familiarité. Il préfère être ce fantôme, cette présence qu’on ignore et qu’on laisse tranquille à ses activités et surtout ses rêveries. Un élément du décor, défini par sa discrétion. Les conversations tranquilles autour de lui se mutent en un brouhaha caressant dans lequel il se perd, perdu probablement dans ses recherches qui comme à son habitude l’obnubilent. Puis, périodiquement, son regard glisse jusqu’à la serveuse, Trixie. L’Érudit la connaît depuis un moment déjà lui semble-t-il. Elle fait partie de son quotidien désormais, de son décor à lui pour reprendre l’analogie. Son approche ne l’effraie plus autant que bien des autres, ses défenses auprès d’elles bien plus désengagées. Elle fait partie de ces gens qui meublent sa vie un peu par défaut et qui ont franchi des seuils qu’il ne permet pas à tous. Le plus beau est qu’il ne se rend pas bien compte. Pas bien compte que de la revoir après des semaines d’absence lui apporte bien plus grand réconfort que sa chambre minuscule dans les dortoirs de la bibliothèque.

Ils se sont rencontrés il y a quelque temps donc, dans la Grande Bibliothèque. Une simple conversation polie a débouché, à force de temps et de proximité, en une amitié peu orthodoxe certainement. Tous deux réservés, ils veillent l’un sur l’autre à leur manière, sans trop véritablement s’investir. Malgré lui, Delsin attend impatiemment que la jeune fille le remarque. Il a hâte de lui raconter ses mésaventures à Ran, où il a étudié la migration de Lacmégygnes. Elle le surprend enfin dans son coin de la pièce, trempé et sans service. Lui, il sourit comme si de rien était, son regard gris toujours aussi obstinément neutre, comme s’il ne remarquait pas son propre inconfort. À son arrivée, le garçon se râcle la gorge et annonce la couleur de leurs retrouvailles.

«Il était temps que vous veniez me servir, madame. Je voudrais un thé et un ragoût bien chaud et rapidement cette fois, hein.»

Sa lèvre frémit d’amusement tant il a du mal à conserver une attitude sérieuse. Pouffant de rire, il abandonne finalement sa façade peu réussie du client frustré.

«Salut Trixie.»

Une simple salutation. Mais c’est un jeune homme de peu de mots, qui aime aussi cultiver le mystère autour de lui. Des semaines d’absence et voilà ce qu’il trouve à dire ? Près de lui, le Passerouge s’est un peu raidi, comme à chaque fois où un humain autre que Delsin ne l’approche.

Sa main vient cueillir négligemment l’oiseau qui, docile, s’y glisse, à peine plus grand que la paume. Un poids plus que le garçon porte à son cœur, sans détacher son regard de la jeune fille qui lui fait fasse. Il n’y a pas besoin de mots entre les deux; leur connexion est indélébile, complexe. Utashtan se calme en sentant l’humain près de lui. Delsin fait partie des rares qui ont compris que l’agressivité du Passerouge n’est due, en réalité, qu’à une peur profonde de l’autre. Et peut-être à un mauvais caractère aussi, un peu. Le Pokémon frissonne en sentant la chemise trempée de son dresseur mais n’ose se détacher de lui. Il n’aime pas cet endroit bondé. Pour sa part, le garçon observe avec satisfaction que malgré la fatigue, la serveuse semble à son aise dans cet environnement. Pour sa part, l’Érudit préfère de loin la tranquillité de la Grand Bibliothèque à cette taverne en surpopulation. Néanmoins, le sacrifice en valait la peine, puisque bientôt une assiette fumante est posée devant lui. Le garçon remercie poliment la blondine avant de se mettre à manger avec ferveur, partageant son pain avec Ushi, tout aussi affamé que lui. Le ragoût, chaud et goûteux, lui apporte un réconfort instantané. Il soupire de soulagement, sirotant par le fait même un thé probablement un peu trop brûlant. Tant pis, il fait du bien.

Puis, Trixie semble d’humeur joueuse elle aussi. Voilà qui la change bien du malaise de leur première rencontre. Au final, cette attitude lui sied bien mieux que ses réserves angoissées lors de leur rencontre à la Grand Bibliothèque. Delsin se ravit de la voir si légère, peu pressée d’entamer la conversation tout comme lui. Il laisse donc planer le silence, prenant bien soin de maintenir le contact visuel tout en dégustant son plat. Il est heureux qu’elle aille terminé son temps ici. Il salue d’ailleurs Cindee, la Snubbull de son amie d’un mouvement de tête avant d’annoncer joyeusement.

«Toujours aussi bon ce plat. Comme tu peux voir, j’ai été quelque peu prisonnier de la pluie sur ma route du retour. Dire que je me languissais de la pluie, une fois à Ran. Eh bien, j’ai été servi qu’en dis-tu?»

Il est tout de même un peu amer, et toujours aussi inconfortable. Il n’a pas envie de rentrer encore. Une longue marche l’attend encore jusqu’à son dortoir et il se fait tard. Il avait espéré se sentir moins fatigué en arrivant jusqu’à la taverne. Delsin soupire, se frottant l’arrête du nez pour se tenir éveillé. S’il adore voyager, son corps lui rappelle douloureusement qu’il n’a pas goûté au confort depuis un peu trop longtemps. Il se reprend d’un sourire.

«Tu as la chance d’habiter non loin, je crois d’ailleurs que la pluie ne s’arrêtera pas de sitôt. Enfin, ce n’est pas important. Si tu veux bien rester un peu, je n’ai pas l’intention de partir tout de suite de toute manière.»

D’un geste à un autre serveur, il se commande une cervoise. Delsin ne boit de cette boisson que lorsqu’il est un peu préoccupé, peut-être Trixie le saura-t-elle, ou peut-être pas. Il aime avoir toutes ses idées claires, mais ce soir il y a quelques détails qu’il aimerait omettre à lui-même.

«Puis, je t’ai rapporté quelque chose de Chevropolis.»

D’un air énigmatique, l’Érudit trempe les lèvres dans la boisson alcoolisée, grimaçant légèrement devant son amertume.

Le voyage a réellement été épuisant, tant physiquement que moralement. Sans ce détour imprévu vers Mido, peut-être serait-il sous sa couette au chaud à l’heure qu’il est, ou à la lecture d’un bouquin tremblant à la lueur d’une chandelle. Peut-être serait-il en paix, moins habité par cette sensation désagréable de culpabilité. Il laisse ses doigts courir contre le verre contenant la liqueur ambrée, fatigué de lui-même, de ce mal-être qui le consume depuis presque dix ans. Il se demande s’il aspirera un jour à la paix. Si Delsin n’est pas certain que de trouver le meurtrier de son père le rendra paisible, il aura au moins la chance de savoir. L’Érudit possède de ces esprits capricieux, obstinés. Il a besoin de savoir. Coûte que coûte. Sauf qu’il ignore ce qu’il fera une fois cette information obtenue. Il y a encore ce feu en lui, qu’il croyait éteint. Mais face à son oncle, sa colère a encore une fois pris le dessus sur lui. Et il a honte. Il boit une autre gorgée, trop rapidement peut-être. La chaleur du breuvage se répand dans sa gorge. Pourtant il a encore froid.

Comme le fait remarquer sa vis-à-vis, ainsi empêtré dans ses vêtements il risque effectivement d’attraper une vilaine maladie. Heureusement pour le garçon, il n’est pas souvent malade, mais lorsque la situation se présente il a tendance à se négliger. Il hausse donc négligemment les épaules devant les inquiétudes de Trixie, se demandant à quel moment elle s’est trouvée cet esprit protecteur. Néanmoins la suite le force à avaler de travers et il se met à tousser en rougissant d’embarras, un phénomène passé sous discrétion grâce à son étouffement soudain. Reprenant son souffle, Delsin tente de faire taire son malaise mais il est trop tard. Heureusement, il a l’opportunité de changer de sujet.

«Oui, un présent. J’espère que la pluie l’aura épargné.»

De gestes tendus, il ouvre son sac pour en extirper un ouvrage heureusement bien protégé des intempéries. Sa reliure de bois semble avoir traversé de nombreuses épreuves. Dans les pages parcheminées et sobres, on y distingue l’odeur caractéristique des rayons ardents du soleil et la poussière. Il le pose délicatement devant la blondine, tentant d’oublier la proposition que l’autre vient de lui faire. D’ailleurs, sa toux a attiré quelques regards sur eux, dont certains se font mielleux. L’Érudit décide de les ignorer, du moins tant qu’il le peut.

«C’est un recueil très prisé à Ran, alliant les bases de l’ingénierie à des concepts plus poussés. C’est d’un des premiers Ingénieurs de là-bas. J’ai pensé…»

Il a faillit dire que l’ouvrage lui faisait penser à elle. Décidemment, cette soirée semble destinée à l’embarrasser. Delsin a beaucoup de mal à franchir certaines lignes entre lui et Trixie. Leur amitié le fait souffrir de nombreuses angoisses; il n’a tout simplement plus confiance, plus réellement du moins, en les autres pour véritablement s’ouvrir. Auprès de Trixie, plusieurs de ses réticences sont difficiles à maintenir. Il se sent bien auprès d’elle, bien qu’il craigne de lui confier. Sauf que d’aller chez elle est comme un pas qu’il se refuse de franchir. Il s’agit d’un gentleman. Aller seul dans la demeure d’une jeune fille célibataire serait mal vu. Même si c’est Trixie quoi.

«Tout va bien, je suis juste épuisé. Ça ira mieux demain une fois que j’aurai bien dormi.»

C’est bon, il est à la fois menteur et lâche, puisqu’il n’a pas encore répondu à l’invitation de sa vis-à-vis, en espérant peut-être qu’elle oubliera et le laissera rentrer. Malgré tout, il est inconfortable dans ses vêtements et aussi un peu curieux de découvrir l’appartement de son amie. Dans quel genre de monde la serveuse vit-elle? Même s’il commence à bien la connaître maintenant, elle représente encore un mystère à ses yeux. Peut-être est-ce mieux ainsi.

Delsin observe obstinément la table, en proie d’une étonnante culpabilité, dont il ne parvient pas réellement à reconnaître l’origine. L’impression de se trahir l’a envahi en le laissant confus et incertain sur ses agirs futurs. Pourtant, en redressant le menton pour scruter la réaction de Trixie face à son présent, il sait au moins ce qu’il attend. La perspective d’un sourire, l’éclat du bonheur aussi candide et éphémère soit-il. Il a envie de lui faire plaisir. Sa nature généreuse peut-être ? Il n’a pas la naïveté de se croire là, même s’il le voudrait. Non, ici son désir s’est tissé au même rythme que leur amitié. En découvrant cet ouvrage dans une librairie étouffante de Chevropolis, il s’est trouvé enthousiasmé en imaginant la réaction de la jeune fille. Un grand sourire étire ses propres traits devant la passion évidente de Trixie. Il veut l’encourager à poursuivre son rêve. Il le fait depuis leur première rencontre dans la bibliothèque, à partager leurs champs d’intérêts, découvrant peu à peu une jeune femme qui ne se dévoile pourtant pas ainsi bien souvent. C’est facile avec la blonde, or pourquoi est-il encore si troublé par son invitation à passer par chez elle? Il se sent sot. Sot, lourd et confus. Delsin a l’habitude des invitations un peu intrusives (de sa perspective du moins) et s’en accommode très bien. Mais aucune ne provient d’une réelle amie, une qu’il a laissé entré en lui, un pas à la fois.

«Ne t’excuses surtout pas. Je t’avoue que la réaction vaut bien un peu d’impolitesse.»

Il la taquine évidemment. Jamais il ne considérera la passion tel un affront, bien au contraire. De toute manière, il pourrait la regarder lire, s’exclamer sur ses travaux et papoter toute la journée sans s’en troubler. Il apprécie sa compagnie, point. C’est bien ce qui au départ l’a poussé à la revoir même s’il a senti qu’il s’ouvrait un peu trop à elle. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard et qu’il ne la considère réellement tel un important personnage de son quotidien. Encore une fois, il se sent bête d’être gêné de son invitation. Il a réagi lâchement et il s’en veut désormais. Alors qu’elle revient sur le sujet, il redresse la tête et la regarde d’un regard plus décidé, moins fuyant.

«Si ton invitation tient toujours, j’aimerais beaucoup me réchauffer dans un lieu sec. Peut-être même changer mes vêtements. Je suis frigorifié. Puis tu pourrais me parler de tes nouveaux plans, bien sûr que ça m’intéresse.»

Delsin a l’impression qu’il ne pourrait jamais se réchauffer. Le bien-être d’un repas s’est dissipé, le laissant tremblant et inconfortable. Même la chaleur d’Utashtan, réfugié dans son manteau, ne suffit pas à le réchauffer. Ce qui lui fait penser qu’il lui faudra introduire à la jeune fille son tout nouveau Pokémon. Comme il n’est pas trop gros, il ne devrait pas gêner dans l’appartement de Trixie, que l’Érudit n’espère pas trop loin. Il est épuisé.

«E-enfin, je ne veux pas te rendre mal à l’aise. Ou même que des rumeurs courent à ta suite après. Je sais très bien ce qui peut se dire au sujet d’une jolie fille qui quitte une auberge accompagnée.»

Son regard s’assombrit. Il ne désire pas causer cette réputation chez la blondine alors qu’il n’en est rien.

On pourrait presque croire leurs destins entrelacés. Une complicité invisible à leurs propres yeux s’est lentement tissée, prenant des proportions importantes. Comme s’ils avaient vécu toute leur vie ensemble, à se construire parallèlement. Or, ce n’est pas le cas. Leur rencontre s’est fait tardivement dans leur vie, pour la marquer tout de même. À présent, Delsin ne peut imaginer son quotidien sans la présence de Trixie. Cela lui paraîtrait franchement incongru, comme une mauvaise blague. Une rencontre programmée peut-être, destinée à les apaiser tous les deux dans leurs houles personnelles. S’ils sont opposés sur bien des choses, l’Érudit avait probablement besoin de quelqu’un d’un peu plus dégourdi dans sa vie pour lui faire la misère et le pousser hors de sa zone de confort, où il stagne depuis longtemps. Malgré les réticences qu’il a émises, il s’est déjà levé, rassemblant ses effets personnels et rappelant à sa balle Utashtan, prêt à partir. Il défie du regard quiconque irait juger la serveuse. Il n’aime pas ce type de rumeur, ces idées préconçues, ces piques dégradantes. Même s’il est doux habituellement, il y a un éclat sauvage, indompté, peut-être même un peu méchant, qui dissuade quelques plaisantins dont les nez retombent aussitôt dans leur boisson. Delsin jette quelques écus sur la table, en adressant un salut au cuisinier qu’il aurait bien embrassé pour ce merveilleux plat. À présent, il se retourne vers Trixie, tout tremblant, les lèvres bleuies par le froid.

«Non mais là, j’en ai vachement envie. Je ne me sens plus les extrémités, ça commence à m’inquiéter.»

Il dit ces mots sur un ton un peu impatient, visiblement mal. Maintenant que Ushi a rejoint sa balle, il a encore plus qu’avant, regrettant la présence de l’oiseau contre lui. Il n’a plus la force de penser désormais, de se perdre dans des angoisses inutiles. S’il le pouvait, Delsin prendrait la forme d’un petit Pokémon et se glisserait contre Trixie ou n’importe quel humain disponible. Comme quoi des années à Sakai ne l’ont pas immunisé contre le froid. Sa relance le fait néanmoins sourciller. S’il avait été plus averti, le garçon aurait pu prendre ses paroles comme un flirt, néanmoins elle aurait carrément pu lui dire quelque chose d’explicite qu’il n’aurait rien compris.

«Hum oui ? Quelle importance ? Comme toutes les personnes de cette taverne. Je crois que tu le sais aussi, tu n’as pas besoin que je te le rappelle.»

Oui bon, pour les compliments, on passera. Delsin a à peu près autant de talent dans ce domaine qu’une aubergine. Et encore l’aubergine est un peu suggestive au moins. Dans tous les cas, l’intention n’était pas à la séduction ici. L’Érudit a toujours trouvé son amie jolie. Malgré une attirance physique, il ne l’a jamais considéré autrement qu’une amie justement. Il ne réalise pas que ses paroles pourraient être interprétées autrement. Haussant les épaules, il se dirige à l’extérieur où la pluie s’est un peu calmée sans pour autant les laisser tranquilles. Delsin se met instantanément à grogner, suivant la jeune fille à travers Enogen. La marche d’ici lui prendrait plus d’une heure pour rentrer à son chez-soi, une heure encore dans ce crachat… Non, vaut mieux faire une pause au chaud chez Trixie. Il est tellement fatigué.

«C’est encore loin ? J’ai quelqu’un que je veux te présenter. J’ai capturé un nouveau Pokémon non loin de Mitka.»

Fier comme un paon, il expose la balle en question, en espérant arriver bientôt tout de même.

À l’annonce de Trixie de leur arrivée imminente, Delsin sent une sorte d’ivresse l’envahir et repousser pour de bon les quelques éclats de gêne qui l’animaient encore jusque là. Il suit pas à pas la jeune fille, envahissant un peu son espace vital, alors qu’ils grimpent de sombres escaliers de pierre. L’intérieur de sa demeure, un simple appartement mais plutôt divisé, possède la même austérité que l’escalier qu’il vient de travers. Tout construit dans le roc, un espace humide et froid de par son matériau d’origine mais qui se réchauffera vite à l’aide d’un feu que la serveuse s’évertue d’allumer. Delsin, sans aucune pudeur, se départit de chacun de ses vêtements qu’il prend la peine de plier et de poser dans un coin. Sa peau est si trempée qu’il s’y est formé une couche humide et froide l’empêchant de véritablement se réchauffer. Son épiderme habituellement pâle a pris une teinte bleutée. Complètement nu, il n’est préservé dans son intimité que par le dossier du mobilier du salon ainsi que par la distraction de Trixie. Sans plus attendre, il s’enroule dans le tissu sec qui forme une caresse contre sa peau frigorifiée, se réfugiant près du feu comme déphasé de son propre corps, engourdi et lourd. Il a encore froid.

Les flammes d’abord timides lui apportent tout de même la sensation recherchée. Incapable de faire un geste, il se contente d’accueillir cette bienveillante chaleur et ce sentiment de fatigue confortable. Il a oublié sa venue ici ou même où il se trouve. Seul le feu lui importe, son jeu taquin contre les bûches, le crépitement sec de ses tisons et l’agonie lente du bois qui forme une braise ardente au cœur de la cheminée. À la voix de Trixie, il sursaute, comme se souvenant enfin de sa présence. Au départ, il ne l’a pas reconnue. Étrange comment un simple détail peut changer totalement les perspectives. Delsin n’a pas souvenir d’avoir vu son amie ainsi, ses cheveux sans la moindre entrave. Son œil luisant d’un peu de fatigue suite à sa journée de travail, ses cheveux comme un champ de blé rassemblés autour de sa tête et épousant ses épaules… elle lui paraît moins contenue, plus naturelle. Il se surprend à rougir devant cette vision particulière. Il se détourne en sentant une bouffée de chaleur monter en lui. Distrait, il la fait répéter ce qu’elle vient de dire avant d’hocher la tête. Il se redresse tout tremblant, la couverture bien enroulée autour de lui. Tant bien que mal, il parvient à fouiller dans ses affaires pour en sortir le fameux Pokémon, Tekoa le Dedenne.

«J’te présente Tekoa, c’est un Dedenne. Sa queue a des capacités de radar impressionnantes. J’ai fait quelques tests; il peut se repérer avec facilité nuit et jour dans un labyrinthe complexe. Puis je soupçonne que ce spécimen en particulier est très intelligent. Il fait des progrès impressionnants en tout cas.»

L’affection de Delsin pour son nouveau Pokémon ne fait aucun doute à son ton de voix. La souris se nettoie le museau avant de lancer un coup d’œil curieux vers la jeune femme. Malgré tout, c’est vers le noiraud qu’il revient, allant se percher sur son épaule d’où il a une meilleure vue. Le garçon libère aussi Kateya pour que celle-ci profite de la compagnie et du feu. En voyant Trixie, la jeune chienne se précipite vers elle pour la couvrir de bisous. Quelques semaines auront suffi pour la voir grandir de manière marquée. Dans quelques mois, elle aura perdu ses rondeurs de bébé. Delsin se repose devant le feu en observant la serveuse et la Rocabot avec un certain attendrissement. Il se sent lourd, prêt à s’endormir à tout moment…

«Tu devrais laisser tes cheveux ainsi plus souvent. C'est joli.»

Attendez... il a fait un vrai de vrai compliment ? Peut-être y a-t-il de l'espoir pour lui finalement.

Malgré tout l’enthousiasme de Kateya, sa fatigue est évidente. La chienne lèche le visage de Trixie comme on retrouve une vieille amie, puis se blottit contre elle en mâchouillant une mèche de cheveux. Delsin observe le duo avec un certain attendrissement, surpris encore une fois par ce sentiment de vouloir figer le temps. Il aimerait que la Rocabot ne grandisse jamais et ne perde pas cette naïveté et cette authenticité lui étant propre. Pourtant, il sait que certaines choses s’achèvent brusquement, tel que l’enfance. Que la petite n’y échappera probablement pas. Il est interrompu dans ses sombres idées à l’instant où Cindee rejoint le lot. Avec respect, Delsin la salue avant de reporter toute son attention sur son petit compagnon. À l’inverse dans le cas de Tekoa, il ne grandira jamais bien plus que sa taille actuelle et sera toujours aussi petit. Pas un grand combattant donc, sauf que son dresseur a bien d’autres priorités pour lui. Trixie n’a pas tort en disant qu’il est en train de se constituer une jolie équipe. Il ne l’avait jamais considéré avant, mais il est vrai que ces Pokémon faciliteront beaucoup ses tâches d’Érudit en plus de servir de spécimens intéressants pour ses recherches. Dans tous les cas le Dedenne semble tout à fait en accord avec ce plan.

Delsin revient ensuite sur sa contemplation de la chevelure blonde de Trixie. Sous la lueur des flammes, ces mèches prennent toutes sortes de teintes dansantes, formant comme un halo chatoyant autour de son visage. Avec un petit sourire contrit, le jeune homme pense à son commentaire, quelques minutes plus tôt, à la taverne. Il en pensait chaque mot et plus encore maintenant. Cela ne change pas l’opinion qu’il a d’elle cependant. Il réajuste les pans de sa couverture, profitant pleinement de la chaleur qui émane de cet échange et de ce confort. Il accueille l’invention de sa vis-à-vis avec curiosité, tâchant de ne rien dévoiler de sa nudité au passage (ç’aurait été fort gênant pour elle tout de même). Il fait tourner le croquis dans ses mains, pour mieux en discerner tous les angles.

«Hum… C’est très intéressant comme objet. Il faudrait que tu t’assures d’avoir un matériel pas bien lourd pour permettre un voyage plus facile. C’est un objet plutôt pratique à avoir sur les routes, pour les gens plus coquets que moi on s’entend.»

Il rigole de lui-même, comme il parvient à le faire avec elle. Car il sait qu’elle comprend sa bizarrerie. Il n’a pas peur de se dévoiler devant elle… bon, je ne parlais pas du fait qu’il est nu sous cette couverture hein. Dans tous les cas, Delsin commente encore quelques aspects du croquis, prenant sans s’en rendre compte un peu plus place contre Trixie. Son corps est chaud, ce qui nécessairement attire son être encore frigorifié. Bientôt, il a la joue appuyée contre son épaule, et les yeux lourds de sommeil. Un peu comme un enfant, il pique régulièrement du nez, combattant l’engourdissement. À ses pieds, Kateya s’est endormie, tandis que Tekoa a pris place sur ses genoux.

«Enogen me manquait.»

Il aurait dû dire qu’elle lui manquait, surtout. Sauf qu’il n’a pas l’occasion de se corriger. Il s’est endormi, emprisonnant peut-être sa comparse au passage, mais heureux comme il ne l’a pas été depuis des semaines.